Béhaalotkha

« Or, lorsque l'arche partait, Moïse disait: "Lève-toi, Éternel! Afin que tes ennemis soient dissipés et que tes adversaires fuient de devant ta face!" 36 Et lorsqu'elle faisait halte, il disait: "Reviens siéger, Éternel, parmi les myriades des familles d'Israël!" »
La Paracha de cette semaine est très riche et dense, tant en Halakhot, en lois, qu'en histoires. Au début : des lois concernant l'allumage de la Menorah dans le sanctuaire du désert, les Léviyim, à la fin des histoires malheureuses dans lesquelles le Peuple se révolte contre Moché et lui réclame de la viande, ils regrettent ouvertement d'être sortis d'Egypte et Moché se désespère. La paracha se termine par la faute de Myriam et Aaron qui ont médit de Moché à propos de sa femme, et Myriam est frappée de lèpre en punition, puis guérie au bout de 7 jours.
Au beau milieu du texte, sans lien apparent, un verset :
במדבר פרק י פסוק לה

וַיְהִי בִּנְסֹעַ הָאָרֹן וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה קוּמָה יְקֹוָק וְיָפֻצוּ אֹיְבֶיךָ וְיָנֻסוּ מְשַׂנְאֶיךָ מִפָּנֶיךָ:

וּבְנֻחֹה יֹאמַר שׁוּבָה יְקֹוָק רִבְבוֹת אַלְפֵי יִשְׂרָאֵל: פ

Comme si on ouvrait une parenthèse pour nous livrer une précision, sauf que la précision n'a pas vraiment l'air à sa place. De plus, une autre curiosité : le passage est entouré de deux lettres à l'envers, deux noun. Un grand mystère.
Rachi, un des plus grands commentateurs, peut-être le plus connu, cite le Talmud : "ce passage n'est pas à sa place, il a été pris ailleurs (couper/coller). Et pourquoi l'a-t-on placé ici? Parce que le texte parle de plusieurs malheurs, comme la Torah n'aime pas énoncer une succession de catastrophes, il faut tempérer, écrire quelque chose de positif au milieu."
Pb : de quels malheurs parle-t-il ? Je ne vais pas vous relire tout le texte, mais les malheurs de cette paracha se trouvent à la fin, après ce verset, avant cela tout va bien… c'est là qu'interviennent les commentaires du commentaire : le malheur, c'est que dans la narration nous sommes juste après le don de la Torah au mont Sinaï, le premier Chavouot, et après cet évènement extraordinaire il a fallu partir. Mais ça ce n'est pas un malheur ?! Non, le malheur, la faute, le péché, c'est que les Bné Israël en partant de la "montagne de Dieu" étaient contents. Ravis, fous de joie, soulagés. Comme des enfants qui sortent de l'école, et se disent "partons-vite, avant qu'il ne nous rajoute encore quelques mitsvot…"
Dieu : un prof qui n’a pas su intéresser ses élèves, les motiver, leur faire comprendre l’importance de ce qu’Il enseignait.
Evidemment, dit comme cela cette histoire peut nous faire sourire.  Mais elle soulève un problème, une question cruciale, une question de pédagogie : comment faire comprendre aux élèves que l'enseignement qu'on leur dispense n'est pas pour les contraindre, pour les embêter, pour les contrôler, que les règles qu’on leur impose ne sont pas destinées à les enfermer mais au contraire à les libérer ?
Parce que le savoir libère, et c’est l’ignorance qui enferme, qui rend vulnérable et faible. Sur cela tout le monde est d’accord. Là où les avis divergent, c’est sur les moyens, les méthodes de transmission du savoir. C’est une question qui préoccupe chaque enseignant mais aussi chaque parent :
Certains privilégient l’acquisition de savoir, l’accumulation de connaissances, l’érudition, peu importe si l’enfant « aime » ou « n’aime pas » ? « C’est pour ton bien, un jour tu me remercieras ». Un modèle d’éducation, tout-à-fait respectable, dont l’objet est de donner à l’enfant le maximum de chances de s’intégrer dans le monde du travail et dans une certaine catégorie sociale : « tu seras ingénieur, médecin, avocat, homme d’affaire … ». Un autre modèle est à l’opposé même du précédent, probablement né par réaction : « peu importe l’accumulation de savoir, ce qui compte c’est le développement personnel : la découverte des activités artistiques, les activités physiques, l’équilibre psychologique sont privilégiés, tandis que le savoir est relégué au second plan (voir Anthroposophie).
C’est donc sur la ligne entre ces deux conceptions extrêmes que nous évoluons tous et que nous recherchons le meilleur équilibre pour nos enfants et pour nos élèves.
Arrivé à ce point, je suis sensé dire quelle est la position du judaïsme sur le sujet, comme s’il y avait une position officielle, une voie juste meilleure que toutes les autres, transmise par une tradition millénaire. Je vais peut-être vous surprendre mais il n’y en a pas. En tout cas le problème n’est pas posé dans ces termes. Car la pensée éducative qui met l’enfant au milieu, l’individu au centre du système, est étrangère… non pas au judaïsme mais disons plutôt à la pensée biblique. Historiquement, cette conception n’est devenue centrale en occident qu’à la fin 19° et au 20° siècle, accompagnant l’évolution de la société capitaliste individualiste (même si les théories trouvent leur origine dans une réflexion plus ancienne : Lumières, Rabelais, Pédagogues grecs etc.). Dans la Torah l’éducation de l’individu n’est pas un sujet un soi. Si la question est abordée, ce n’est pas en termes de développement personnel, mais d’intégration de chaque personnalité dans le collectif, vers un but commun. Le texte décrit avec précision et force détails (parfois même fastidieux et ennuyeux) la place occupée et le rôle précis tenu par chaque tribu, chaque famille, et presque chaque personne dans l’entité commune, le peuple. A un certain son de trompette, le peuple se mettait en mouvement, non pas comme un seul homme, mais chacun son tour, par un mouvement circulaire, chacun ayant une fonction à remplir, et le campement, organisation statique, se transformait en colonne, en mouvement, tendue vers un but symbolisé par cette colonne dont on dit qu’elle était faite de nuée le jour et de feu pendant la nuit. C’est à ce moment précis que la Torah intercale le passage dans lequel l’Arche Sainte, dans laquelle est concentrée l’essence de la Loi, de la Torah toute neuve transmise par Dieu, pouvait elle aussi se lever et marcher : « Or, lorsque l'arche partait, Moïse disait: "Lève-toi, Éternel! Afin que tes ennemis soient dissipés et que tes adversaires fuient de devant ta face!" 36 Et lorsqu'elle faisait halte, il disait: "Reviens siéger, Éternel, parmi les myriades des familles d'Israël!" »
De quels ennemis, de quels adversaires parle-t-on ? Réponse du Midrach : ce ne sont pas seulement les peuplades environnantes contre lesquelles il a fallu se battre pour se faire une place, c’est surtout l’ennemi de l’intérieur, le Yetser Hara, le mauvais penchant qui, en donnant trop de place aux personnalités individuelles, met en danger le collectif.
La problématique d’un dirigeant spirituel, d’un dirigeant communautaire, d’un enseignant de Talmud Torah, n’est pas l’attention portée à l’équilibre et au bonheur de chaque enfant. Cela, nous le laissons aux parents. Nous, nous nous occupons de tisser et renforcer les liens entre l’individuel et le collectif, entre l’enfant et la communauté, au moyen de l’enseignement de l’histoire, dans le but de les intégrer et de leur faire prendre part au projet commun.
C’est la mission que nous nous sommes fixés. Ce faisant, dans l’exercice de cette tâche, il arrive que nous nous heurtions aux parents, tout simplement parce que nous ne n’avons pas les mêmes priorités, et chacun a du mal à accepter la hiérarchie de l’autre : investis par une mission spirituelle et historique, nous avons du mal à comprendre que l’on ne mette pas le Talmud Torah au sommet de la hiérarchie, et que parfois on nous fasse passer après le tennis, le piano, la danse, le foot… et toutes sortes d’activités. C’est un malentendu dû au fait que les objectifs ne sont pas les mêmes. Parfois les objectifs de réalisation personnelle s’opposent à l’intérêt collectif.
Mais je ne cherche pas à opposer de façon manichéenne l’éducation individualiste à une éducation communautaire idéalisée. Je propose au contraire que dans cette recherche d’un certain équilibre nous prenions exemple sur nos enfants (on essaye souvent de donner l’exemple, mais on oublie trop de les observer et d’apprendre d’eux). Parmi les réalisations dont je suis fier cette année au Talmud Torah, c’est l’introduction lors de la pause de parties de Ping-pong. Je ne suis pas fier d’avoir trouvé l’idée d’acheter quelques raquettes et des balles, je suis fier de la façon dont les enfants se sont comportés avec ce jeu, qui est à l’origine un sport de compétition, dans lequel on se bat pour vaincre tous les autres. Je m’attendais donc à devoir gérer des conflits, gérer le manque d’espace, demander aux grands de laisser jouer les petits etc. Or immédiatement des équipes se sont formées. Pas des équipes pour gagner. Des équipes composées d’un grand, un moyen et un petit, de chaque côté de la table, dans lesquels chacun laisse une place à l’autre et lui donne sa chance. Comme s’il se créait un nouveau jeu, dans lequel la seule règle est de faire participer chacun, tout en faisant durer les échanges le plus longtemps possible. Jouer pour participer et pour échanger. Se réaliser en échangeant et en intégrant les autres. Instinctivement, les enfants ont trouvé l’équilibre parfait entre réalisation personnelle et réalisation sociale, tournée vers l’autre. Ce n’est qu’après 12 ans d’implication communautaire dont 4 ans de séminaires que j’ai pu comprendre à quoi sert une communauté, et je le dois aux enfants.
Pour finir je propose que cette fin d’année scolaire soit l’occasion d’une vaste réflexion sur la place que nous voulons donner au Talmud Torah dans l’éducation de nos enfants, au Talmud Torah dans la communauté, et à l’après Talmud Torah pour fidéliser les jeunes et les impliquer dans la vie communautaire. Réflexion à laquelle seront associés tous les membres, les parents, et surtout les enfants.
Chabbat Chalom.

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