Vayikra 5772


Chers amis,

Nous sommes à exactement deux semaines de Pessah, et c’est l’occasion de se replonger dans l’histoire, les sources de la sortie d’Egypte telle qu’elle est racontée par nos textes. Comme l’a dit Rivon lors de sa venue au mois de janvier, le meilleur texte pour comprendre cette histoire, ce n’est pas la Haggada de Pessah. C’est le livre de l’Exode, tout simplement. Ce livre que nous venons de quitter, puisque nous avons lu la dernière paracha la semaine dernière, commence par un récit étiologique, c’est-à dire un exposé des causes qui ont conduit à la mise en esclavage des hébreux, à la naissance de Moché, son départ et son retour pour faire sortir le peuple. A chaque nouvelle lecture, nous sommes surpris de la concision du texte et de sa rapidité : des dizaines d’années passent en un ou deux versets, comme si ce n’était pas l’essentiel, comme s’il fallait en passer par là pour que l’on comprenne la suite du texte, pour « l’exposition ». Les moments auxquels le texte ralentit sont les moments les plus dramatiques. Pharaon, voyant que le peuple hébreu continue de croître et de se multiplier, décide de tuer les garçons dès la naissance.

Lorsque la Torah cherche à signifier le comble de l’horreur, la terreur absolue qu’on puisse affliger à quelqu’un, ce n’est pas par le lourd et dur travail d’asservissement : c’est par la mise à mort des enfants.
Le meurtre des enfants cause chez tous les hommes et dans toutes les cultures effroi, terreur, angoisse, et sentiment de violence par vengeance, comme pour se défendre : c’est par des accusations de crimes rituels contre des enfants qu’on mobilise les foules contre les juifs au moyen-âge.

Le combat contre des adultes est considéré comme loyal, même s’il est à armes inégales, c’est au moins un combat qui peut se justifier des motifs de désaccords ou de conflit/menaces.

S’en prendre aux enfants dans l’antiquité ce n’est pas particulièrement s’en prendre à l’innocence et à la fragilité. Tuer des enfants c’est avant tout s’en prendre à l’avenir. C’est chercher à atteindre l’autre dans ce qu’il a de plus précieux pour assurer sa vieillesse et sa continuité. Quand on sait l’importance vitale de la fertilité dans l’antiquité, on comprend que  tuer les enfants est une véritable tentative d’extermination, d’éradication totale du groupe humain, de ce qu’il représente, de ses valeurs, de son patrimoine, de son histoire.

Le pire qu’il puisse arriver à un peuple, c’est de voir ses enfants mourir. De famine, d’épidémie ou de guerre.

S’ajoute à cela une terreur féminine d’origine animale : perdre son enfant, qu’il soit enlevé, qu’il souffre, qu’on ne puisse pas le protéger.

Quand la Torah cherche à faire peur, à décrire les malheurs et malédictions qui s’abattront sur le peuple lorsqu’il ne sera pas fidèle à Dieu, elle décrit des enfants livrés en captivité à d’autres peuples, et une famine telle que les mères finiront par manger leurs enfants.

Lors de notre guerre contre l’ennemi héréditaire, Amalek, la Torah stipule bien qu’il faut faire en sorte « d’effacer son souvenir », ce qui veut dire qu’il ne faut pas hésiter à tuer ses enfants (voir l’épisode des 10 fils d’Aman).

Lors de notre combat pour la liberté, nous n’avons eu gain de cause qu’une fois que Dieu a frappé les enfants des égyptiens, leurs premiers nés.

Midrach de la naissance de Moché :
« Un homme de la maison de Lévy a pris une femme de la maison de Lévy » => interrogations du Midrach car Moché n’est pas le fils aîné, il y a d’abord eu Myriam et Aaron. Pourquoi donc le texte présente donc ses parents comme s’ils venaient de se marier ? C’est qu’ils avaient divorcé en entendant la gzéra, le décret de Pharaon le père de Moché, Amram, aurait dit à sa femme « puisqu’on tue nos enfants, à quoi bon en faire d’autres qui vont mourir, autant divorcer et tout abandonner. Ce à quoi Myriam, sa fille de 10 ans, lui aurait répondu : tu es pire que Pharaon, car Pharaon assassine les garçons, toi tu assassines aussi les filles ». C’est donc Myriam qui réussit à convaincre ses parents de se remarier, et de continuer à faire des enfants. Attitude bizarre et surprenante ! Il se peut que ce soit une fille, donc continuons à faire des enfants. Et si c’est un garçon ? On dirait qu’elle pense déjà à rentrer en résistance/clandestinité. On avisera, on le cachera, s’il faut le jeter dans le Nil on le mettra dans un berceau en osier…

Le personnage de Myriam symbolise une certaine attitude résistante. L’héroïsme du quotidien. Le refus de l’injustice. Elle montre une obstination, un entêtement qui frise l’inconscience, la folie : on tue nos enfants ? Nous en faisons quand même, malgré cela, et nous en ferons d’autres.

Les sages du Midrach nous livrent des récits déchirants sur la façon dont les enfants hébreux étaient traqués, persécutés, exécutés, assassinés par les soldats égyptiens (récits prophétiques ? Malheureusement non puisque cela correspond à une certaine réalité de leur époque sous domination romaine). Chou’alim ketanim : même les enfants aidaient leurs parents à rechercher les jeunes hébreux de leur âge.

Peut-être à cause de cela ce qui prime à Pessah c’est la transmission aux enfants.

Bekhol dor vador : à chaque génération il faut sortir d’Egypte

Certains le prennent au sens concret et au premier degré : les tenants d’un sionisme radical : il faut sortir d’Egypte et venir s’installer en Israël. Comme si en Israël les enfants étaient protégés ! Comme si la sortie d’Egypte était une question de déplacement géographique !

La sortie d’Egypte, telle que je la comprends et telle que me l’ont enseigné mes maîtres, consistera plus en un changement de comportement, une rupture catégorique avec les schémas de pensé anciens, qui veulent que l’on s’oppose à chaque génération les uns aux autres. Que l’on se dresse les uns contre les autres, et qu’on apprenne aux enfants de l’un à persécuter les enfants de l’autre, et aux enfants de l’autre à craindre les autres enfants.

Au seder de Pessah tout se joue autour de l’éducation des enfants. Mais nous nous trompons si nous croyons qu’il s’agit de l’éducation de nos seuls enfants. Car si on ne s’occupe que des nôtres en circuit fermé, alors que se passera-t-il pour les enfants des autres ? Je suis responsable de l’autre disait Levinas. Je suis responsable de l’éducation des enfants des autres.

Une communauté juive est comme tout groupe humain : le fonctionnement en circuit fermé est très néfaste. Si nous devons tirer une seule leçon du crime horrible qui a endeuillé notre communauté cette semaine, tous les juifs de France, c’est de multiplier les initiatives pour que nos enfants rencontrent d’autres enfants, chrétiens, musulmans ou autres, et cessent de considérer l’autre comme un agresseur ou de se considérer comme des victimes.

Lorsque nous aurons réussi cela, l’éducation de nos propres enfants et des autres, nous pourrons considérer que nous sommes prêts à sortir d’Egypte.

Chabbat chalom

Vayakhel-Pekoudé 5772


Chers amis,

La paracha que nous lirons demain commence par ces mots : « Vayakhel Moché ète kol ‘adate bné Israël… » Moché assemble, rassemble, réunit les Bné Israël pour leur enseigner les règles de construction du Michkan, le sanctuaire portatif qui va les suivre dans le désert. Avant de s’embarquer dans la signification de chacun des détails de cette construction, des tissus utilisés pour les tentures à la dimension des poteaux en passant par le costume du grand-prêtre, toute sorte de détails qui intéressent en priorité les architectes et les modistes (et je ne suis ni l’un ni l’autre), les commentateurs se penchent sur le premier verbe : « Vayakhel » : il assembla, fit que tous formèrent un kahal.

Nos maîtres nous enseignent que dans la Tora, chaque mot, chaque expression est à peser, soupeser soigneusement. Evidemment, s’il n’était question ici que de la relation d’un évènement mineur, le fait que Moché ait demandé à tous de se rapprocher physiquement à un endroit pour entendre ce qu’il avait à leur dire, cela n’aurait certainement pas fait l’objet d’une relation dans la Tora. Le premier verset, l’emploi du verbe, la forme verbale employée, le fait que le mot ‘eda (communauté) soit employé juste après pour provoquer une redondance qui exprime l’insistance, montre qu’il se passe ici quelque chose d’étonnant, d’extra-ordinaire, de prodigieux. De miraculeux. Nous sommes chronologiquement juste après la faute du veau d’or. Moché, après avoir fait tomber les premières tables de la Loi et puni une grande partie des coupables par une campagne sanguinaire, est remonté en écrire d’autres, pendant 40 jours, et il revient, d’après le Midrach, le jour de Yom Kippour (ce qui explique le rapprochement entre le texte de la paracha précédente, Ki Tissa, et la liturgie de Kippour que nous avons remarqué la semaine dernière). 

Nous sommes, dit Rachi qui cite le Midrach, le lendemain de Yom Kippour : « Moché fit assembler Le lendemain du jour de Yom Kippour, lorsqu’il est descendu de la montagne. Le verbe est employé à la forme du hif‘il : il n’assembla pas les gens à l’aide de ses mains, mais ils se sont assemblés en l’entendant parler. Aussi le Targoum Onqelos traduit-il par : weakhnich (« il fit assembler ») »
Même si d’autres sources font état de la difficulté de Moché à s’exprimer, ce texte semble rendre un hommage à son charisme, à sa capacité à parler, à convaincre, à mobiliser la foule : ils ne s’assemblent pas grâce à l’aide de quelques gardes dont la fonction serait de battre le rappel et d’amener tout le monde au lieu du rassemblement, ni à l’aide de tambours ou d’une fanfare pour attirer l’attention. Il commence à parler, et les gens s’approchent. Ils écoutent en silence, sont magnétisés, comme hypnotisés, et finissent par tous lui obéir même au-delà de ses espoirs : « et dirent à Moïse: "Le peuple fait surabondamment d'offrandes, au-delà de ce qu'exige l'ouvrage que l'Éternel a ordonné de faire." 6 Sur l'ordre de Moïse, on fit circuler dans le camp cette proclamation: "Que ni homme ni femme ne préparent plus de matériaux pour la contribution des choses saintes!" Et le peuple s'abstint de faire des offrandes. »

Ce que Moché a fait ici, bien peu d’autres ont su/pu le faire au cours de l’histoire, ne serait-ce que temporairement. Parler à une foule, une masse, et trouver les mots pour que chacun se sente concerné et touché. Faire en sorte de tous les mobiliser autour d’un projet, qu’ils regardent tous dans la même direction et se sentent motivés par un seul et même objectif, dans lequel chacun a sa part. Tous. Tout le peuple et toute la communauté. Car le mot Hakhel/kahal est utilisé dans la Torah comme un mot de rassemblement : plus tard, dans le Deutéronome, Moché recevra un ordre :
דברים פרק לא
(יב) הקהל את העם האנשים והנשים והטף וגרך אשר בשעריך למען ישמעו ולמען ילמדו ויראו את יקוק אלהיכם ושמרו לעשות את כל דברי התורה הזאת:

« Convoque, assemble, réunit tout le peuple, les hommes, les femmes et les enfants… ».

Et ici je vais faire une petite parenthèse qui a son importance : dans toute la Torah, lorsqu’il y a convocation, la présence des femmes est requise et même obligatoire. Tant dans la citation du Deutéronome, où le mot est ‘Am (le peuple), que dans celle de notre paracha, où le mot est ‘éda (la communauté) : il suffit de lire simplement le texte : les femmes sont aussi concernées que les hommes, puisqu’elles apportent elles aussi leur contribution à l’édification du Michkan sous forme de dons (Ich o Icha, homme ou femme) ! Il n’est venu à personne, dans le texte de la Tora ou dans les commentateurs, de dire que les femmes n’apportèrent pas de dons parce qu’elles ne comptent pas dans la communauté !

Une simple lecture objective et consciencieuse des sources permet de remettre à leurs places les tenants d’une séparation hommes/femmes, qui cherchent à la justifier sous des prétextes de plus ou moins bonne foi (les femmes n’ont pas besoin, elles sont dispensées…), ou en usant de textes qui sont mal compris : un texte de la guemara du traité Méguilah se demande pour quelle raison les femmes de comptent pas dans le minyan : mais il faut voir le contexte pour réaliser qu’on se demande avant d’où vient la notion de minyan comme quorum minimal pour considérer qu’on prie en public, et d’où sait-on que ce quorum doit correspondre au chiffre dix et pas un autre ? Lors de la discussion, les sages finissent par trouver un midrach qui prend appui sur le mot ‘Eda (communauté) qui est prononcé dans le texte de la Torah lorsque la colère de Dieu s’enflamme contre tout le peuple à l’occasion de la faute des explorateurs. On dit alors « puisque les explorateurs (les mauvais) étaient 10 hommes, une communauté doit se composer d’au moins 10 hommes ». Comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer, et comme le disent certains commentateurs du Talmud qui peuvent difficilement être considérés comme des réformateurs, il s’agit d’un midrach qu’on appelle « asmakhta » ou « Midrach mékayem » : il s’emploie à justifier une situation préexistante plus qu’à trouver la source d’une nouvelle Halakha. Ce n’est pas une michna, et comme le font remarquer certains, jusqu’à présent il n’est pas nécessaire d’être un racha, un rebelle pour faire partie du minyan.

Je ferme la parenthèse, en répétant que lorsque la Torah parle de ‘Eda-communauté, elle s’adresse à tous, hommes, femmes et enfants.

Elle s’adresse, comme le dit le texte à plusieurs endroits dans le Deutéronome, à ceux qui étaient présents, à l’époque, à cet instant t de l’histoire, comme à ceux qui sont ici aujourd’hui (on le répète dans la Torah on le dit aussi à Pessah et Chavouot).

Ce qui nous manque parfois, ce que les successeurs de Moché tentent de faire, chacun à leur façon, chacun suivant ses possibilités, c’est la volonté/la capacité de nous réunir, de nous unir, de nous mobiliser autour d’un projet commun, enthousiasmant, dans lequel chaque individu pourrait se joindre et y trouver sa place au côté d’autres. Le texte de la Haggada de Pessah dit que « chacun doit se sentir à Pessah comme s’il sortait d’Egypte » (bekhol dor vador…).

Je rajouterais que chacun doit aussi se sentir comme si c’était à lui de construire un nouveau Michkan, un nouveau sanctuaire. Une nouvelle synagogue. Une communauté construite, portée par et dirigée vers des hommes, des femmes et des enfants. Une communauté dont l’ambition ne serait pas de reproduire un microcosme issu d’un passé fantasmé et définitivement révolu, mais qui aurait l’ambition de se renouveler constamment, mue par de nouvelles forces.

Une communauté (‘Eda) qui ne refermerait le livre de l’Exode, comme nous allons le faire demain, que pour mieux pouvoir le redécouvrir l’année prochaine.

Chabbat chalom

Ki Tissa 5772


Chabbat Chalom,

Le sujet principal de la paracha de cette semaine s’impose de lui-même : l’idolâtrie, avec le veau d’or, la statue que le peuple hébreu a construit en bas du mont Sinaï, à l’endroit même où le peuple juif avait entendu quelques jours plus tôt Dieu lui-même s’exprimer, lui parler et lui dire : « Je suis l’Eternel ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, tu n’auras pas d’autre Dieu que Moi », le premier commandement, et surtout juste après : « Tu ne te feras pas d’idoles », le second commandement.

Et tous les commentateurs, au long des siècles, de s’interroger sur la raison profonde de cette transgression, considérée comme la transgression absolue, la faute par excellence. Comment ont-ils pu ? Comment à peine 40 jours après avoir eu le privilège de vivre une révélation, une théophanie collective, ont-ils pu commettre cet acte de rébellion ? Est-ce bien un acte de rébellion, de défi comme on l’entend communément ? Une simple lecture attentive du texte permet de réaliser que la rébellion ne concerne pas la première des 10 paroles, puisque les hébreux qui entourent le veau d’or s’écrient « voici ton dieu, Israël, qui t’as fait sortir du pays d’Egypte ». Comme toujours, dans la Tora comme dans n’importe quel texte de littérature, les choses sont beaucoup plus subtiles qu’elles apparaissent au premier abord, et le texte cache souvent un second sens, et parfois un troisième et un quatrième. En lisant attentivement donc, on se rend compte que le veau d’or ne représente pas pour les hébreux un autre dieu, en remplacement du premier, qui les protègerait et les aiderait à la place de celui qui leur a accordé une alliance 40 jours plus tôt. Le veau d’or représente un autre Moïse. Un autre leader, un autre chef, un autre intermédiaire avec ce Dieu invisible, tellement impressionnant, et tellement dangereux (puisque ceux qui l’approchent doivent automatiquement mourir).

Ainsi donc, la fabrication et le culte du veau d’or ne serait pas l’expression d’une révolte contre Dieu mais la conséquence d’un sentiment de solitude, d’une angoisse, d’une peur, d’un sentiment d’abandon suite à un deuil. Comme Moché n’est pas revenu, tous le croient mort. Il faut donc créer un autre Moché, un remplaçant, qui ne risque pas de mourir au contact de la parole Divine, de Sa vision même. Un Moché blindé, à l’épreuve de tous les coups et de tous les outrages du temps. Un guide immortel.

Une erreur certes, mais une erreur tellement naïve ! Tellement humaine ! Lequel d’entre nous n’a jamais rêvé, fantasmé que ses guides, ses repères, ses parents soient immortels et toujours là pour nous aider, nous conseiller et nous soutenir ?
En quoi cette réaction toute naturelle de la part d’un pauvre peuple de paysans, de bergers, d’esclaves à peine libérés, mérite-t-elle de déclencher une telle réaction de colère au point que Dieu menace d’exterminer le peuple entier, et Moïse se livre à un véritable massacre sur les coupables ? Au point que la faute du veau d’or deviendra dans la tradition juive le paradigme de la faute absolue que nous devons expier à Yom Kippour ?

Je vais me faire l’avocat du diable : en quoi est-ce problématique que les hébreux se choisissent un repère qui leur convienne, puisque la religion par définition est un instrument, un outil pour gens paumés et naïfs en mal de repères. Si c’est bien le cas, alors rendre un culte à un veau d’or ou à autre chose, quelle importance ? A moins que la volonté de Moché soit de maintenir le peuple sous sa coupe afin de pouvoir régner sans partage en profitant de leur naïveté, de leur crédulité et de leur faiblesse ?
A cela il ne faut répondre qu’une seule chose : le crime des hébreux n’est pas d’avoir voulu remplacer Moïse. Leur crime est d’avoir voulu remplacer un humain par une statue. Une statue ne répond jamais « non », ne réprimande pas, ne se met pas en colère, ne contredit jamais. Elle ne faiblit pas, ne se décourage jamais. Une statue ne change jamais d’avis, elle ne se trompe pas non plus : ce sont les hommes qui comprennent mal. Il est tellement plus facile de remplacer une relation humaine par une relation avec une machine ou un objet. Il est tellement tentant de « chosifier », de réduire les gens à des objets. « Untel ? Il est comme ça, il ne changera jamais ». « Moi, je pense cela depuis des années, je suis comme ça, j’ai raison et je ne bougerai pas de mes positions ».
Alors que Dieu et Moché avaient proposé au peuple une religion, c'est-à-dire une façon d’être qui soit constamment en mouvement, dans le renouvellement, dans le questionnement, dans l’humain, à l’opposé même de toute image fixée, figée, de tout dogmatisme… au premier doute, à la première angoisse ils ont préféré se réfugier dans ce qu’ils connaissaient, une image fixe, stable, rassurante. Une idole.

Ne faisons pas d’amalgame. Le dogmatisme n’est pas l’apanage de la religion. Il existe même une pensée qui, au nom de la religion, refuse le dogmatisme, l’idolâtrie. Il arrive même parfois qu’il y ait un dogmatisme antireligieux. Il arrive parfois qu’on se plonge dans une discussion avec quelqu’un en tentant d’argumenter pour faire comprendre quelque chose, non pas en cherchant à convaincre mais simplement à exposer ses arguments, et alors qu’on croit avoir en face de soi un être raisonnable on a en fait quelqu’un de complètement buté, rigide, immobile, qui refuse en bloc la totalité du discours tout simplement pour ce que vous représentez.
Je pourrais donner une multitude d’exemple, mais le message principal doit être compris et intégré : le dogmatisme et la fermeture n’est pas l’apanage des religieux, loin s’en faut.

Nous venons de lire la Méguilah d’Esther et elle résonne encore dans nos oreilles : la première fois que le personnage de Mordekhaï apparaît : « Ich yéhoudi haya bechouchan habira… » Fameux Midrach, car c’est la première fois qu’un hébreu est appelé Yéhoudi. Lehodot= reconnaître. Comme Yehouda avec Tamar. Ce qui lui donne le mérite de prendre la tête du peuple.
Maïmonide va encore plus loin : « Kol hakofer beavoda Zara Niqra yéhoudi » ce qu’il faut lire comme « quiconque rejette l’idolâtrie/le dogmatisme mérite d’être appelé juif.
Je raconte souvent à mes élèves du Talmud Torah que l’histoire du peuple d’Israël est vécue comme la métaphore d’un homme ou une femme qui grandirait petit à petit et qui deviendrait lentement un adulte. Le passage du stade de l’enfance à l’âge adulte s’appelle l’adolescence. Un Âge auquel souvent, pour se construire, on se choisit des idoles. Je leur explique que si je n’ai pas d’idole à leur proposer, je peux en revanche leur donner un conseil pour la vie : essayer de toujours refuser le dogmatisme, la pensée unique, l’autoritarisme, l’ordre moral. Ne pas hésiter à devenir des révolutionnaires, des révoltés, des rêveurs. Des juifs. Des juifs religieux. Mais de vrais religieux. Et peu m’importe si dans leurs choix de vie ils décident d’être ou non pratiquants, d’être ou non croyants. Cela n’a pour moi aucune importance. L’essentiel est de ne jamais devenir un bloc sec et figé.

Chabbat Chalom.

Zakhor (par Romain Nouchi)


« Si je t’oublie Jérusalem, que ma droite m’abandonne, que ma langue s’attache à mon palais. »

Ce verset du psaume 137 évoque le souvenir. Que notre langue se colle à nos palais  s’il n’est pas entretenu. C’est ce que nous disent les sages du Talmud, le souvenir se mentionne, il s’exprime avec la bouche et c’est ainsi qu’il se transmet. Chaque commandements passe par une réflexion dont laquelle en découle des actes, ainsi, zakhor, le souvenir, devient une mitsva, et ce chabbat que nous nommons précisément zakhor, nous devrons l’accomplir.

Mais de quel souvenir s’agit-il ?

Demain nous lirons la paracha Tetsavé lors du chabbat précèdent pourim, qui a de particulier la sortie d’un second Sefer Torah dans lequel se trouve le Maftir de la paracha Ki-tetsé du livre de Devarim. Les trois versets du Maftir commencent ainsi : « Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek, lors de votre voyage, au sortir de l’Egypte » ; Souvenons-nous, les Hébreux sont en route pour recevoir la Torah, ils campent à Refidim. Dans le désert ils sont fatigués et ont soif, malgré leurs plaintes l’eau ne vient pas, de fait ils querellent Moise qui est l’intermédiaire entre eux et Dieu, et au travers de leurs reproches, c’est Dieu qu’ils mettent à l’épreuve. C’est à ce moment qu’Amalek survient et combat contre Israël. Josué est désigné pour mener cette bataille. Tel un stratège de guerre, Moïse assiste au combat du sommet d’une colline, et dans un style très théâtral, lorsqu’il lève les bras, Israël prend le dessus et lorsqu’il les baisse c’est Amalek qui gagne.

Dans le talmud on nous rapporte que la guerre d'Amalek est mentionnée trois fois dans la bible si on exclut le récit d'Ester. Les deux fois ou cette guerre est mentionnée dans la Torah, il s'agit de la même guerre vu sous deux angles différents. La troisième se trouve dans le livre de Samuel. Agag roi des Amalécites y est vaincu par le roi Saül et taillé en pièces par le prophète Samuel.

Si tout le monde a en mémoire la paracha prochaine, Ki-tissa dans laquelle Dieu demande à Moise de graver les 10 paroles dans la pierre, c’est bien au terme de la guerre contre Amalek dans Bechalah, que pour la première fois Dieu demande à Moïse d’écrire. Il lui dit: « écrit cela dans le livre, pour que le souvenir s'en conserve, et déclare à Josué que j'effacerai la mémoire d'Amalek de dessous les cieux ». Si les rabbins suggèrent que le Houmach aurait dû commencer par la révélation et non Berechit, celui-ci fait pour la première fois mention de son écriture au moment de cette bataille. Au vu de ces commentaires, dans lesquels Amalek occupe une place importante dans la Torah, il semble nécessaire de bien définir qui il est.

Dans le premier livre des Chroniques la généalogie de la Genèse nous est listée, Abraham engendre Isaac qui engendre Essav. Elifaz fils d’Essav aura comme fille Timna, avec laquelle il aura une union  incestueuse. Amalek naitra de cette union. Essav n’a jamais digéré que son frère Jacob reçoive de leur père la bénédiction et le droit d’ainesse à sa place. Jacob qui craignait sa colère a pris la fuite. Apres une vingtaine d’années il rentre, et c’est la peur au ventre qu’il se prépare aux retrouvailles avec son frère. Cependant, le texte de la sidra qui décrit le contact des deux jumeaux, ne laisse rien paraître d'une quelconque hostilité : "Essav courut à sa rencontre, l'embrassa, se jeta à son cou et le baisa ; et ils pleurèrent ", mais les commentateurs disent que chaque terme employé trahit un geste assassin non accompli. Amalek s’y consacrera et la haine que la postérité d’Essav portera à la postérité de Jacob se perpétuera de génération en  génération.

Rabbi Akiva nous enseigne qu’aimer son prochain comme soi-même est la Torah tout entière. Le reste en est le commentaire, mais la dualité est une constante du monde et de la Torah, et si les Bné Israël se destinent à l’application de ces lois, Amalek se consacre au contraire.

Après sa victoire sur Amalek, Moïse construit un autel qu’il nomme : « Dieu m’a fait un miracle ! ». Puis dans le verset suivant il dit : « car une main est sur le trône de Dieu, il y aura une guerre de Dieu contre Amalek de génération en génération.» On remarque dans ce verset que le mot « trône » et le nom de Dieu sont transcrits de manière partielle.
Rashi commente : « La main de Dieu s’est levée pour prêter serment sur son trône, que cette guerre et cette haine qu’Il déclare à Amalek seront éternelles. Et pourquoi le mot « trône » est-il incomplet, ainsi que le nom de Dieu ? Parce que Dieu a juré que son nom et son trône ne seraient pas achevés tant qu’Amalek survivra. » Nous assistons là à un schéma typiquement  manichéen, Israël émissaire de la lumière mène un combat éternelle contre les ténèbres symbolisées  par Amalek.

Les Amalécites ne sont que déterminés par la haine et la volonté de destruction. Nul autre projet que l’éradication de la vie ne les motive. Le Malbim, commentateur vivant en Pologne et en Ukraine au XIXème siècle, explique qu’en général, lorsqu’une guerre éclate entre deux peuples, elle peut être motivée par cinq prétextes différents. Le premier motif d’une guerre est le territoire. Or, le peuple hébreu était en marche et aucun territoire n’était donc mis en cause. D’autres fois, c’est lorsqu’un peuple s’approche trop dangereusement d’une frontière de laquelle, par précaution, son adversaire préfère prendre les devants en l’en écartant. Mais notre peuple n’en est alors pour sa part qu’à sa sortie d’Égypte et donc encore fort loin de toute volonté d’invasion. Par ailleurs, les hostilités peuvent être également engagées suite à des dissensions qui divisent deux peuples. Or, Amalek n’a fait que « surprendre » les Hébreux. Le quatrième motif d’une action guerrière peut être la volonté de prouver aux yeux de tous, la puissance d’une armée, pour intimider tous les pays limitrophes. Mais Amalek ne s’en prend qu’aux traînards, et dans le désert. Enfin, une guerre est parfois suscitée pour des raisons idéologiques et religieuses.
Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’au fil des descriptions de la guerre contre Amalek, il apparaît qu’aucun de ces motifs n'est présent.

Le fait que nous devons avoir la haine d’Amalek, et que mener une bataille éternelle à son égard soit une mitsva, comporte le danger de voir ce lever des fous de Dieu. Inévitablement, durant des siècles et encore de nos jours, aux regards des peuples persécuteurs des juifs, certains rabbins ont tenté d’y reconnaître la descendance d’Amalek. L’instrumentalisation de ces annonces peuvent conduire au fanatisme religieux, et risquent d’engager les juifs dans une « guerre sainte »

Les sages du Talmud, conscients des risques de dérive, ont interprété ces versets avec beaucoup de précautions, et les critères d’identification d’Amalek sont drastiquement  sélectifs. Un des remparts à cette guerre, même de mitsva, apparait  justement dans notre paracha.  Sur le vêtement du grand prêtre se trouve d’énigmatiques pierres, les Ourim et les Toumim. Une guerre ne pouvait se faire avant que le Roi et le Sanhédrin ne se présentent devant. Na'hmanide précise qu’elles étaient illuminées par la présence divine lorsqu’elles étaient interrogées, fournissant la réponse au Grand Prêtre. Le roi pouvait ainsi savoir s’il devait partir en guerre et éventuellement s’il en sortirait vainqueur. De nos jours l’absence des conditions à réunir rendent ce type de guerre inapplicable. Ensuite, Amalek ne se discerne qu’après la réalisation de ses méfaits. Le code pénal juif, si l’on peut le nommer ainsi, ne condamne pas la faute avant qu’elle ne soit commise, car jusqu’à l’ultime instant le choix de décider nous est donné. Aussi, pour éviter la stigmatisation d’une haine transmise par hérédité, les rabbins de la michna  ont tenu à rendre obsolètes les interdits ethniques exprimés ici ou là dans Tora. Contre Moab, Ammon, Mitsrayim ou encore Amalek ils précisent que ces peuplades n’existent plus et appartiennent à un lointain passé mythologique, car «Sennachérib est déjà venu et a bouleversé toutes les nations en les déplaçant ». En d’autres termes, plus personne ne sait vraiment à quelle ethnie il appartient. On voit donc bien que la question ici, selon l’interprétation rabbinique, n’est pas ethnique mais spirituelle et morale. Mais loin d’une vision caricatural de la paix, où tendre l’autre joue ferait loi, ils nous enseignent que «Celui qui est compatissant envers les cruels finira par être cruel envers les compatissants. » Ils élèvent une vision plutôt littérale d’un personnage fondamentalement noir à une seconde lecture plus symbolique, qui conduit à l’autocritique de chacun.

Amelek sommeille-t-il en chacun de nous ?

Dieu avait promis aux Israélites de combattre les Egyptiens à leur place. Pourquoi n'en fait-Il pas de même concernant Amalek ?

Les Hebreux campent à Refidim qui littéralement signifie « baisser les bras ». Le maftir Zakhor, nous rappelle qu’ils étaient las et épuisés, deux synonymes. Ils se trouvent ainsi dans une posture similaire à l’esclavage, ce découragement et cette fatigue leur enlèvent toute la lucidité nécessaire à l’indéterminisme. Puis ils doutent, ils doutent de la présence divine « Hachem est Il parmi nous ou non » ? C’est à ce moment que surgit Amalek qui d’ailleurs, compte la même valeur numérique que le mot safeq qui signifie doute.

D’après cette démonstration un peu bricolée, les rabbins affirment une volonté incontestable de reformer la pensée. D’un personnage obscur que nous devons haïr éternellement, ils extirpent un enseignement positif qui met chacun de nous devant ses responsabilités : le bien ou le mal n’est pas l’exclusivité d’un peuple ou d’un individu, la trajectoire d’un destin résolu n’est pas scellée. Dieu ne peut intervenir à ce niveau-là, cela remettrait en cause le principe même de libre arbitre. Chaque homme doit lutter avec son propre mal c’est-à-dire avec son ennemi intérieur son « yetser ara » car si nous perpétuons le souvenir d’Amalek c’est qu’il subsiste toujours.  
Hillel disait : « Si je ne suis pour moi, qui le sera ? Mais quand je suis pour moi, que suis-je ? Et si ce n'est maintenant, quand le ferais-je ? ».

Le souvenir n’est pas le seul commandement ponctuel de ce chabbat. Le judaïsme, qui pour chaque moment de bonheur nous rappel un instant de tristesse (à l’instar du mariage, où nous brisons un verre pour rappeler la destruction du temple) en fait de même dans les périodes de catastrophe pour son peuple. Ainsi lorsque commence le mois d’Adar, il faut augmenter la Sim’ha (la joie). Cette joie évoluera crescendo pour accueillir la fête de pourim la semaine prochaine, nous y lirons le livre d’Ester qui relate la survie des juifs contre leur exterminateur Aman, un descendant  « spirituel » d’Amalek.

Si les  Pirké Avot nous enseignent d’être des disciples d’Aaron qui aime la paix, ils nous enseignent également de la rechercher. Agir ! Voilà notre bouclier contre résignation et sentiment d’impuissance. De fait, bien que toujours minoritaire et marginal, notre peuple a contribué à l’évolution de l’humanité  au cours des précédents millénaires, tel est le pivot qui peut faire des pires expériences, le début de temps nouveaux, au niveau individuel, familial, communautaire et universel.

Moise a eu le grand honneur d’écrire les premiers mots de la Torah, peut-être était-ce à propos d’Amelek? Mais Dieu a promis l’oubli absolu d’Amalek, peut-être aurons-nous le privilège de l’effacer de la Torah.

Chabbat chalom