Chemot 5774

Chers amis,

Le début du livre de Chemot est surprenant par la concision de sa narration. Tout se passe comme si le temps se déroulait à une vitesse supérieure, et cela est dû à un effet littéraire qui touche le signifiant autant que le signifié. En quelques lignes, le décor est planté : le peuple des Bené Israël croît de manière exponentielle, Pharaon mu par la peur prend la décision de l’asservir, puis de faire mourir tous les bébés garçons, puis Moïse nait, est caché, jeté au fleuve, sauvé par la fille de Pharaon, élevé au Palais, il s’enfuit, se marie, devient berger, reçoit une théophanie au buisson ardent, reviens en Egypte et, avec son frère Aaron, demande à Pharaon de laisser le peuple sortir.

Tout cela, en quelques lignes. Alors que la suite du livre de l’Exode est beaucoup plus concentrée : la place du texte sera occupée par la sortie d’Egypte et la révélation du mont Sinaï, avec quelques-unes des lois reçues. Soit en tout un épisode qui a duré quelques semaines, voire quelques mois.

Sans même rentrer dans le détail du texte (le signifié), un simple coup d’œil à la vue d’ensemble, l’architecture du signifiant, enseigne déjà quelque chose : toutes les époques ne se valent pas, que ce soit en densité ou en intensité. Il peut se passer de longues années sans que rien d’intéressant ou de notable ne se produise, alors qu’il peut y avoir des moments dans lesquels les évènements s’enchaînent et se précipitent.

On peut faire une analogie avec le développement humain, qui fait que dans les premiers mois ou les premières années on acquière plus de savoir et de capacités que dans le reste de sa vie, alors que plus l’âge avance, plus les capacités d’apprentissage et de réaction à l’environnement sont réduites.

L’élasticité du temps dépendant du contenu fait aussi penser aux propriétés surprenante de la mémoire, qui souvent déforme les choses et les durées, voire leur enchainement, pour que l’esprit parvienne à classer les souvenirs, en particuliers les épisodes traumatiques (=> résilience).

Devant l’enchainement de faits et d’actions de la paracha Chemot, on peut choisir de les traiter avec méthode, chronologiquement du début à la fin, ou bien on peut, inspiré par d’autres méthodes moins rationnelles, choisir un événement et dérouler le fil pour voir jusqu’où il nous conduit, si et comment il se relie à l’ensemble du narratif.

La rupture entre Moché et Pharaon qui l’a élevé comme son petit-fils est décrite par la Torah autour d’une question de défense, de meurtre, et de délation.
שמות פרק ב
(יא) ויהי בימים ההם ויגדל משה ויצא אל אחיו וירא בסבלתם וירא איש מצרי מכה איש עברי מאחיו:
(יב) ויפן כה וכה וירא כי אין איש ויך את המצרי ויטמנהו בחול:
(יג) ויצא ביום השני והנה שני אנשים עברים נצים ויאמר לרשע למה תכה רעך:
(יד) ויאמר מי שמך לאיש שר ושפט עלינו הלהרגני אתה אמר כאשר הרגת את המצרי ויירא משה ויאמר אכן נודע הדבר:
(טו) וישמע פרעה את הדבר הזה ויבקש להרג את משה ויברח משה מפני פרעה וישב בארץ מדין וישב על הבאר:

La première chose que fait Moché adulte, est de sortir pour voir ses frères. Il voit leur souffrance. סבל est un mot qui signifie « porter », avoir sur le dos. Quelle est cette souffrance ? Ici le texte ne dit pas qu’ils travaillaient trop dur. Il dit simplement que leur souffrance consistait en une domination physique violente. Un homme en frappe un autre, sans raison. Sans raison autre que cet homme fait partie de la classe des dominants et qu’il use de son pouvoir sur un représentant de la catégorie des dominés.

Moché est révolté. Mais le texte est suffisamment flou pour ne pas détailler les raisons de sa révolte. C’est donc à nous de tenter de les comprendre :
  • Est-il révolté parce l’homme frappé est un de ses frères ? Le motif en serait alors une conscience de solidarité des liens du sang.
  • Est-ce que sa révolte vient du fait qu’il est témoin d’une injustice ? A priori cela serait plutôt flatteur pour Moché, mais pas tant que cela car la Torah réprouve les justiciers autoproclamés.
  • Sa réaction ne vient-elle pas du fait qu’en tant que noble égyptien d’éducation, il est dans une posture d’entre-deux, dans une recherche d’identité : hébreu de naissance, égyptien d’adoption, il se cherche, mais accepte ces deux composantes de son identité, et refuse que l’une fasse violence à l’autre. Il se sent donc concerné au premier chef par l’événement auquel il assiste en tant que témoin, qui devrait le laisser indifférent mais qui l’agresse émotionnellement au point qu’il ressent l’urgence de se défendre.

Jusque-ici tout va bien. La vie est simple. Binaire. Dominants contre dominés, exploiteurs/exploités, bons contre méchants, la grille de lecture est simple et redoutablement efficace.

Sauf qu’au verset suivant (le lendemain) la situation se complique : cette fois, c’est un opprimé qui en frappe un autre. On imagine le trouble de Moché : comment des oppressés, des malheureux, des victimes, des personnes qui connaissent le goût de l’humiliation et de l’injustice, peuvent-elles devenir à leur tour les bourreaux d’autres oppressés ? Comment un hébreu peut-il frapper son frère ?

Cette question, il va se la poser et la poser à l’agresseur. Ce n’est pas « pour quelle raison, quelle est la nature du conflit/du différend qui vous oppose ? » mais plutôt comment ne comprends-tu pas que vous êtes ensemble, liés, et que se battre entre frères relève de l’autodestruction ?

La réponse qu’il reçoit est terrible : « tu ne vaux pas mieux que moi, car toi aussi tu es un meurtrier. » Quand on n’a pas grand-chose à dire pour sa défense, lorsqu’on est pris en défaut la main dans le sac, en flagrant délit, il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre : la seule chose à faire est de tenter d’attaquer celui qui fait la leçon en tentant de le délégitimer. 1) « Tu n’es pas notre prince ni notre juge » et 2) Je n’ai pas de leçon à recevoir de toi, qui est aussi un meurtrier.

Le trouble de Moché vient peut-être, comme le suggère une lecture rapide et superficielle du texte, de ce que « la chose est connue », et qu’il va bientôt être recherché pour meurtre par toutes les polices du royaume. Encore une fois, cette lecture est possible et je ne viens pas réinterpréter pour révéler des secrets cachés dans le texte. Je dis simplement qu’une autre lecture, plus profonde, est possible : je lis pour ma part dans la crainte de Moché une angoisse intérieure liée à ses ambitions. « Effectivement dit-il, cet homme a raison. Je ne suis pas meilleur que les autres. Ni ma naissance, ni mon éducation ne me placent au-dessus des réactions humaines. J’essaie de vivre du mieux que je peux, je fais parfois bien ou mal, et je fais parfois du mal en pensant faire du bien. » « La seule conclusion a en tirer, c’est que je ne suis pas digne de diriger le peuple juif. Donc je prends la fuite, loin, je choisis l’exil, là où je serai de toute façon un étranger, et où mes identités ne me feront plus mal. »

J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer en quoi la naissance de Moché représentait une variante littéraire classique du thème de la naissance du héros. J’ai même fait un parallèle amusant puisque très souvent la lecture de la paracha Chemot tombe aux alentours de Noël, comme cette année.

Un de mes maîtres disait que l’art de la comparaison ne vaut que si on montre les différences. Il faut donc relire les naissances de héros dans l’antiquité, au Moyen-Orient ou dans le monde hellénistique, pour réaliser une différence frappante : les héros bibliques ne sont pas des conquérants ambitieux assoiffés de pouvoir, de conquêtes et de dominations. Les héros bibliques, même les plus grands dirigeants, sont des personnages qui, avant de prendre leur fonction, sont tourmentés par le doute, la crainte de ne pas être à la hauteur, et le découragement face à l’ampleur de la tâche.

Le fait que Moché doute et prenne la fuite n’est pas considéré négativement par la Torah. Bien au contraire. C’est la preuve d’une qualité : l’humilité. Cela annonce la suite : une carrière de dirigeant tourmenté par le doute malgré ses succès et ses réussites. Un leader de droit divin, qui ne l’est pas par la naissance mais par le mérite.

Une façon de nous dire que le plus grand guide du peuple juif n’était ni un dieu, ni un demi-dieu, ni le fils de dieu, ni même un homme parfait et irréprochable. Sa première qualité est de douter constamment de son droit à diriger les autres. Comme si le pouvoir n’était bien exercé que par des gens le détestent profondément.


Chabbat chalom

Vayigach 5774

Chers amis,

Ce chabbat nous évoquons la mémoire d’un tsadik. Dans la Genèse, quelques personnages, les principaux, reçoivent un surnom dans la littérature rabbinique : Adam est surnommé « adam harichon », les patriarches Avraham, Itshak et Yaakov sont chacun « Avinou » en fonction de leur place dans la narration et de leur importance pour le peuple juif. Mais seul Yossef reçoit un surnom en fonction de son mérite et de ses agissements : Yossef Hatsadik.

Avant de chercher en quoi cela consiste et quelle est la particularité du tsadik, il faut d’abord comprendre ce mot à travers sa traduction : le mot tsedek renvoie à la justice, cela tout le monde le sait. Un tsadik n’est pas quelqu’un qui donne de la tsedaka, cela tout le monde le sait aussi. Ce qui me dérange c’est lorsque j’entends qu’on traduit, ou qu’on considère le tsadik comme un saint.

Pourquoi ? Premièrement parce qu’il y a un mot en hébreu pour dire « saint », et que ce n’est pas celui-là : « kadoch ». Ce mot s’applique en effet à des personnages, mais à ma connaissance pas à des personnages bibliques ni talmudiques, ce n’est qu’au Moyen âge qu’on commence à utiliser ce vocable, probablement par influence conjointe de l’islam et du christianisme. Car en français ce mot de « saint » possède une connotation particulière, imprimée par le christianisme. Les saints chrétiens sont des martyrs, morts par foi et fidélité à leur religion lors des persécutions romaines ou autres. Sont saints, aussi, ceux dont un procès apporte la preuve qu’ils étaient touchés par une grâce particulière qui leur faisait faire des miracles surnaturels, un peu comme Jésus.

Dans le judaïsme aussi, nous avons nos faiseurs de miracles, il serait inutile de le nier. Seulement ils ne s’appellent pas « tsadikim ». Ils peuvent s’appeler au choix « baalé nissim », « kedochim », ou encore d’autres noms.

Sur la nature du Tsadik, on pense inévitablement à la légende des 36 justes, dont une brève évocation se trouve dans le Talmud mais c’est au 18° siècle, dans le Hassidisme, que ces mythes arrivent à leur expression la plus aboutie, popularisée en France par le livre d’André Shwarz-Bart, le dernier des justes. Selon cette légende, le monde « tiendrait » c’est-à-dire que Dieu ne le détruirait pas, ou plutôt accepterait de renouveler la création à chaque instant, par le mérite conjugué de ces 36 justes, que l’on nomme « tsadikim nistarim », les justes cachés. Ces histoires prennent pour références un des récits de la Genèse : celui dans lequel Avraham négocie la non destruction de Sodome et Gomorrhe par le mérite des justes (tsadikim dans le texte) qui s’y trouvent, et qui « empêcheraient » Dieu d’anéantir la ville pour ne pas risquer d’être injuste (התספה צדיק עם רשע?).

Le problème, ou plutôt le défi à l’écoute de tous ces contes et légendes populaires, est de tenter de démêler… non pas le vrai du faux, mais l’original du développement tardif. Il semble qu’à l’origine, dans les sources classiques, le mot tsadik désigne un caractère et des actes différents de ceux qu’on désigne par un autre mot : hassid (pieux) ou hassidout (piété). Le hassid est un personnage dont les actes sont guidés par la dévotion, un sentiment religieux profond et brûlant qui le fait pratiquer les mitsvot de façon plus intense (pour ne pas dire plus intensive) que les autres. Le tsadik quant à lui est un personnage qui possède en lui un sens profond de la justice, de la loi, de la mesure et de l’équilibre. C’est probablement en se basant sur les sources classiques que Manitou a eu cette phrase célèbre : « le Hassid est un pieux, tandis que le tsadik est un Juste. Et le Juste fait en sorte de faire les choses justes, au moment juste, dans la mesure juste, ni trop, ni trop peu ».

J’en reviens à ma question du départ : pour quelle raison Yossef a-t-il hérité de ce surnom rabbinique « Yossef Hatsadik ? ». Ceux pour qui ce mot revêt un caractère de sainteté répondront sûrement qu’il a mérité cette appellation à cause de ses souffrances, ses épreuves, sa capacité à conserver la foi (en Dieu, mais surtout en lui-même et en son destin), à ne pas céder à la tentation de faire des actes répréhensibles (comme avec la femme de Putiphar), ou à ses dons de prophétie. Ceux qui sont attachés à la signification précise des mots répondront : parce qu’il a refusé de se venger, ce qu’aucune justice ne peut supporter.

Dans le déroulement des retrouvailles entre Yossef et ses frères que nous lirons demain, plusieurs faits sont à retenir :
  1. Yossef, qui aurait pu se dévoiler immédiatement, choisi de mettre ses frères à l’épreuve autour d’un stratagème qu’il a élaboré, lequel rappelle inévitablement ce que lui-même a subi quelques années auparavant. Il cherche à tester la Techouva, le repentir de ses frères, et leur solidarité nouvellement acquise.
  2. Lorsque Yossef se découvre, ses frères ne peuvent parler, restent stupéfaits. Le sens commun voudrait que la raison en est qu’ils croyaient Yossef mort depuis longtemps, et qu’ils ont l’impression de voir apparaitre un fantôme ou un revenant. Mais le midrach, se référant plus profondément au texte, montre que Yossef tente avant tout de les rassurer ! Premièrement "arrêtez de vous lamenter et de vous tourmenter pour ce crime fratricide originel : vous n’avez fait qu’être un des maillons de la chaine de causalité historique par laquelle Dieu a choisi de faire survivre la famille à cette terrible famine". Deuxièmement "je n’ai pas l’intention de me venger, ni de vous faire payer ce crime, car je ne vous en veux pas (je vous ai pardonné) et vous avez prouvé que vous n’êtes plus les mêmes et que vous ne reproduirez jamais ce crime".

On est en droit de trouver cela surprenant, voire même un peu déplaisant : quand on sait l’importance que la tradition juive attache à la légalité et aux procédures judiciaires, on s’étonne que Yossef n’ait pas choisi de faire un procès dans lequel il serait plaignant, devant un autre juge, qui rendrait un jugement conforme avec le droit, car le crime, même s’il a été expié, n’a pas été jugé.

Tout se passe comme si Yossef, non pas en position de victime mais de juge, estime qu’il n’y a pas lieu de poursuivre une procédure longue et douloureuse, par empathie pour ses frères et par respect pour son père, qui ne saura jamais la vérité.

Cela rejoint un débat vif au sein de nos sociétés occidentales : on a de plus en plus le sentiment que la justice est un service qu’on rend aux victimes pour leur permettre de faire correctement le deuil de leurs proches assassinés ou pour les aider à surmonter psychologiquement une agression. On oublie qu’à l’origine la justice est un instrument que se donne une société pour permettre la vie en commun par le respect des lois. La justice a donc une fonction sociale. Elle a aussi une fonction éducative. Elle n’existe pas pour venger les gens, mais pour faire la paix entre les individus en faisant en sorte que les agressions ne se répètent pas, ni ne se multiplient.

C’est donc à mon sens dans son double rôle de juge et de victime que Yossef mérite son statut de tsadik : en tant que juge sa préoccupation n’est pas de faire « expier » ou « payer » les agresseurs. Il cherche simplement à savoir s’ils ont pris la mesure de leur acte et s’ils le regrettent sincèrement. En tant que victime, il réussit la prouesse de mettre de côté sa souffrance personnelle, qui appartient au passé, pour renouer avec sa famille afin de profiter au mieux d’un avenir commun, avec des relations apaisées.

Chers amis, il y a parfois des hasards de l’actualité qui font que les rabbins n’ont pas trop à se creuser la tête pour trouver un lien entre la paracha et l’actualité. Même si j’ai tendance à me méfier des communions mondiales, des consensus généraux autour d’un événement ou d’un personnage, il faut bien constater une chose, quel que soit le parcours politique de l’homme qui vient de mourir, Nelson Mandela, quel que soit aussi (et j’entends déjà des réactions horripilantes de la part de juifs qui ne scrutent son action que par le biais de son rapport à Israël, qui ne peut qu’être difficile pour des raisons historiques précises) quel que soit aussi disais-je son action en tant que président, Mandela mérite d’après moi le qualificatif de Tsadik pour une seule raison : la même que Yossef. Son refus de la vengeance personnelle et son attachement à la réconciliation nationale, même après les terribles souffrances qu’il a enduré.

En cela, il a évité une guerre fratricide des morts et des souffrances encore plus innombrables. Il a réussi à stopper le cycle de la violence fratricide.

Parmi les mystiques, beaucoup se posent la question du nombre des tsadikim par qui le monde mérite de continuer à exister, et de leur nature. En ce qui concerne leur nombre, le chiffre 36 ne fait pas l’unanimité, même si la symbolique est forte et belle (36, c’est aussi le nombre de lumières qu’on allume au total durant la fête de Hanouka, sans compter le chamach). D’autres affirment qu’ils sont 45, 30 en Israël (c’est à dire parmi les juifs) et 15 en Babylonie (c’est à dire parmi les non-juifs). Pourquoi 45 ? Je n’ai pas trouvé la source, je sais simplement que ce chiffre est la valeur numérique du mot Adam, qui signifie tout simplement Homme, avec un H majuscule. Un être humain qui, par son courage et ses actions s’élève au-dessus des autres.


Chabbat chalom

Vayechev 5774

Chers amis,

Un fait troublant se révèle à la lecture de la paracha de cette semaine : jusqu’à présent, depuis l’apparition du personnage d’Avraham, tous les patriarches insistent sur l’importance de l’endogamie. Chaque fois qu’un des membres de la famille est en âge de se marier, il doit aller chercher une femme dans la famille d’Avraham, parmi ceux qui sont restés en Mésopotamie. Ceux qui ne le font pas sont ceux qui n’ont pas été choisis pour porter l’héritage : Ishmaël ou Essav. Mais le consensus semble établi : les hébreux ne se marient pas avec des Cananéennes.

Les choses changent à la génération des fils de Yaakov. (Je dis fils, car même si eux sont prêts à épouser des cananéennes, ils le refusent pour leur sœur Dinah…). Le premier à se marier est Yehouda. Il épouse une cananéenne dont on ne sait rien, même pas son nom, sauf que son père s’appelle Shouâ, et qu’il est lui aussi Cananéen. J’insiste car le texte qui suit est empli de détails, ce qui est inhabituel pour un texte de la Torah, donc chaque détail compte, même ceux qui sont omis. La femme de Yehouda n’a aucune importance, elle ne joue pas de rôle dans l’histoire. Tout ce qu’on sait d’elle c’est qu’elle a eu trois fils, puis qu’elle est morte. Aucune réaction de la famille de Yehouda, ses parents. Personne ne dit qu’ils ont bien ou mal réagis. C’est juste comme si l’histoire était une unité littéraire indépendante du reste de l’histoire familiale. Histoire familiale compliquée, avec des conflits comme dans toutes les familles. « Vayered Yehouda me-ehav » : Yehouda est descendu de ses frères. Il a eu besoin de prendre du champ, du recul. La structure familiale telle qu’elle était ne laissait pas suffisamment de place pour que son individualité puisse s’exprimer.

Il faut donc qu’il parte, et qu’il tente de fonder sa propre famille. En disant cela je m’imagine qu’il a pour projet de s’y prendre mieux que ses parents. Mis à part ceux d’entre nous qui ont été élevés par des parents « parfaits », nous nous sommes tous dit à un moment ou à un autre « moi, quand j’aurais une famille, je ne ferai pas telle ou telle erreur ». Le projet est toujours beaucoup mieux que le résultat final. Dégoûté, écœuré par la famille dans laquelle il a grandi, où on s’y prend de telle sorte que les frères se jalousent et en viennent à vendre un des leurs en esclavage et à le faire passer pour mort, il s’en va et tente sa chance.

Il suffit de lire quelques lignes pour réaliser qu’il ne réussit pas mieux. Son premier fils se marie, avec une cananéenne du nom de Tamar (la datte), puis meure. Son deuxième fils épouse la femme de son frère, suivant la règle du lévirat : pour donner un statut à la jeune veuve sans enfants, et pour que le nom de son frère ne soit pas oublié, il doit l’épouser et le premier enfant qu’il aura avec elle sera considéré comme étant le fils du premier mari, le frère défunt. Si on peut ouvrir une parenthèse, il est toujours fascinant de voir à quel point les anciens avaient anticipé, prévu, prédit les questions très actuelles sur le genre et la parentalité : qu’est-ce que la paternité ? Est-ce une question de biologie ou d’éducation ? Qu’est-ce que la filiation ? Etc. Je referme la parenthèse pour dire que le second frère, bien qu’obligé par pression sociale et familiale d’épouser Tamar, refuse d’avoir un enfant avec elle. Je crois que c’est le nœud de l’histoire : le projet de Yehouda a échoué. Ses fils se détestent autant que ses frères.

Son second fils meure, toujours sans enfant. La règle est claire, Tamar doit épouser le troisième fils. Mais ici Yehouda prend peur. L’interprétation rabbinique classique est qu’il a peur de Tamar, qui rentre dans la catégorie des « femmes mortelles » (Icha katlanit) dont les maris meurent mystérieusement les uns après les autres. Mon interprétation est qu’il a peur de découvrir que son dernier fils ne vaut pas mieux que les autres.

Il abandonne donc Tamar à son sort, en espérant qu’elle tombe dans l’oubli. Mais elle insiste pour faire valoir ses droits, l’histoire est connue vous pouvez la lire directement dans le texte, elle se déguise en prostituée et se met sur le passage de son beau-père etc. Encore une fois, le texte est passionnant pour ce qu’il dit autant que pour ce qu’il ne dit pas :
  • A l’époque, les prostituées sont couvertes, on ne voit pas leur visage. Donc forcément les autres femmes étaient découvertes, et les standards, les critères de pudeur devaient être différents de l’époque talmudique où on a commencé à vouloir cacher le corps des femmes.
  • Le texte ne fait aucune allusion à une quelconque désapprobation de l’acte de Yehouda. Il est veuf, il a donc des besoins sexuels qu’il ne peut plus satisfaire. Il rencontre une femme qui lui offre ce « service ». Il paie, il consomme et s’en va, le tout se faisant dans un naturel déconcertant.

Mais le point d’orgue du récit, le dénouement de l’intrigue se joue un peu plus tard. Lorsque Tamar, sur le bûcher, lui envoie son bâton et sa ceinture, en lui disant « haker-na ». Reconnais. Deux solutions s’offrent alors à Yehouda : reconnaître, ou ne pas reconnaître.

Reconnaitre qu’elle a eu raison, que la loi/la coutume ancestrale était avec elle et qu’elle avait droit à une descendance de la famille de son premier mari. Reconnaitre que c’était bien lui le père du/des enfants qu’elle portait. Une reconnaissance en paternité. Une reconnaissance en forme d’acceptation de son devoir imposé par la justice.

Ou bien ne pas reconnaitre. Mais ne pas reconnaitre ici c’est plus que ne pas reconnaitre son bâton et sa ceinture, faire comme s’il ne s’était rien passé, et laisser Tamar brûler. Ne pas reconnaitre c’est faire comme son père, à qui on a montré la tunique ensanglanté de Yossef en prononçant les mêmes mots : « haker-na » reconnais. Et Yaakov ne reconnait pas, puisqu’il dit :
וַיַּכִּירָהּ וַיֹּאמֶר כְּתֹנֶת בְּנִי, חַיָּה רָעָה אֲכָלָתְהוּ; טָרֹף טֹרַף, יוֹסֵף

Il reconnait la tunique, mais refuse de voir que ce n’est pas le sang de Yossef, et qu’aucune bête féroce ne l’a dévoré. Même si cela le rend très triste, il préfère croire son fils mort plutôt que d’enquêter sur sa disparition et découvrir la réalité : la haine au sein de sa propre famille. S’il avait bien voulu voir les choses en face, affronter, reconnaitre, il serait parti à la recherche de son fils et l’histoire en eut été changé.

Pour en revenir au personnage de Yehouda, ce qui est remarquable chez lui, et qui est inscrit dans son propre nom puisqu’il porte une autre racine qui signifie remercier mais aussi reconnaitre (au sens d’être reconnaissant, Toda), c’est sa capacité à voir les choses en face, et, comme disent les politiques, à « prendre ses responsabilités". L’histoire de Tamar n’étant qu’un début, c’est lui, qui plus tard prendra la parole au nom de tous ses frères pour s’interposer devant le mystérieux égyptien et l’empêcher de prendre Benjamin. Un épisode assez ironique puisque dans cette scène les onze frères ne reconnaissent pas Yossef, qui lui les reconnait tous du premier coup d’œil.

Les messages à retirer de ce long développement sont de plusieurs ordres :
  • Malgré les projets originels qui sont toujours purs et droits, les familles se décomposent et se recomposent. Il existe alors deux alternatives : le refuser en jouant la politique de l’autruche. Ne rien voir et ne rien entendre. Refuser de divorcer car « cela ne se fait pas chez nous ». continuer à rester ensemble « pour les enfants » etc. Cela ne marche jamais.
  • Parmi les difficultés familiales, il existe celle des mariages mixtes, et de leurs enfants. Là aussi, on peut refuser de « reconnaitre ». S’enfermer dans une réalité parallèle fantasmée dans laquelle tout cela n’existe pas. Ou bien reconnaitre, regarder en face, affronter les problèmes et tenter de leur trouver des solutions.
  • Enfin il existe des situations dans lesquelles un blocage psychologique refuse de « reconnaître », parfois même ses propres frères.

Comme beaucoup de mes collègues rabbins massorti, en terminant mes études je m’attendais à trouver dans nos communautés des juifs qui y venaient par choix, par cheminement idéologique. C’est partiellement le cas. Mais la plupart du temps les gens qui viennent nous voir le font par manque de choix, après avoir été rejetés ailleurs, par manque de reconnaissance. Au début, c’est assez frustrant. A la longue, on s’habitue. On apprend à considérer cela non pas comme un problème, mais comme un défi. Un défi qui consiste à transformer un choix par défaut en conviction. Cela n’est pas facile, c’est long et fastidieux. Mais c’est l’objectif que nous nous sommes fixés et je suis fier d’y concourir, chaque fois que je vois dans le regard d’une personne la joie et la fierté d’être reconnu comme un frère.


Chabbat chalom

Vayichlah 5774

Chers amis,

C’est dans la paracha de cette semaine que se trouvent de nombreux événements connus de la Torah : le retour de Yaakov après 20 ans d’exil, sa rencontre avec son frère, puis le viol de Dina et le massacre des habitants de la ville de Shkhem par deux de ses frères, Shimon et Lévi, et enfin la mort de Rachel.
L’événement dont je voudrais parler cette semaine est un récit un peu bizarre, raconté comme une petite parenthèse, une digression dans la suite narrative : pour rentrer sur la terre de Canaan, il faut traverser une frontière naturelle : le Jourdain. Alors qu’il fait passer tous ses biens et sa famille à un point de passage, Yaakov traine un peu en arrière, peut-être pour vérifier qu’il n’a rien oublié, comme on le fait tous avant de quitter une étape. Il se retrouve tout seul, et se fait agresser par un homme. Le combat est violent, et dure tout le restant de la nuit. L’homme, voyant qu’il n’arrive pas à prendre le dessus sur Yaakov, le blesse, puis lui demande de le laisser partir. Yaakov accepte à la condition qu’il lui donne une « Berakha ». En guise de bénédiction il lui annonce qu’il va bientôt changer de nom pour s’appeler Israël, ce qui se réalisera un peu plus tard, mais de la part de Dieu lui-même. Puis Yaakov peut rejoindre sa famille et s’engager vers la route pour les retrouvailles avec son frère, mais en boitant, à cause de la blessure qu’il a reçu.

Comme pour tous les récits de la Torah, il y a (et il y a eu) plusieurs façons de voir : certains y ont vu un combat mythologique, avec non pas un homme (alors que le texte dit bien איש), mais un ange, une sorte créature céleste à forme humaine, envoyée par Dieu ou par quelqu’un d’autre : son propre frère. Le midrach dans Berechit Rabba le désigne comme שרו של עשיו. Si l’on choisit cette lecture, la scène du combat nocturne renvoie à un événement infiniment plus intense : ce qui se déroule, c’est ce qui n’aura pas lieu dans la suite du texte, puisque Esaü va, après un long suspense, tomber dans les bras de son frère pour l’embrasser. Mais c’est ce qui se passera bien des années plus tard entre les descendants de Yaakov d’après la Torah et ceux d’Essav d’après la littérature rabbinique : hébreux et romains, ou juifs et occidentaux. Une attaque physique violente, mais une force spirituelle qui résiste envers et contre tout, même si elle en ressort blessée physiquement.

Si cet homme n’est pas envoyé par Essav, alors il peut être simplement une épreuve divine, puisque dans la fin il dit « tu t’es battu contre Dieu et tu as vaincu ». Mais si épreuve il y a, encore faut-il comprendre sa nature, car il ne peut s’agir, comme dans une certaine littérature hellénistique, de mesurer les muscles de Yaakov, et de vérifier qu’il ne manque pas d’exercice. On va alors gloser sur la nature de la relation que Yaakov entretient avec le divin, sur sa façon de rester debout, de ne pas se coucher mais de lui tenir tête… même si en arrivant à la blessure cette théorie coince un peu.

Néanmoins la majorité des commentateurs que j’ai consulté se posent une autre question : celle de la nature de cet événement. La Torah parle-t-elle d’un combat réel, ayant eu lieu dans les catégories sensibles de la perception humaine, ou bien s’agit-il ici d’une lutte non moins réelle, mais qui se déroule uniquement dans le cerveau de Yaakov, aux prises avec un rêve/un cauchemar, éveillé ou endormi, en état de prophétie, ou encore face à ses propres craintes, devant résister contre la tentation forte de tout quitter, ses biens et sa famille, et de repartir seul, comme la première fois, sans responsabilités ni compte à régler avec son frère.

Ici, les rationalistes vont avancer des arguments en faveur d’une interprétation psychologique du texte : Yaakov a lutté contre son « Yetser Hara », son penchant au mal, qui lui disait de ne pas affronter le passé. Il a dû combattre ses propres démons, son histoire douloureuse, faite de non-dits, de mensonges, de tensions familiales sous la forme de concurrences etc. Un véritable חשבון נפש, un examen de conscience.

Ces rationalistes toujours vont avoir à déminer une difficulté du texte qui ne plaide pas pour leur version : la blessure de Yaakov était bien physiologique, puisqu’après l’épisode il marche en boitant. Ils vont donc expliquer qu’il arrive très fréquemment qu’on se coince le dos pendant son sommeil lorsqu’on rêve à des choses angoissantes et effrayantes. J’ai même trouvé un commentateur célèbre, Rabbi Lévi Ben Guershon (רלב"ג), un provençal du 14° siècle, qui explique les choses de façon inverse : c’est parce qu’il avait mal au dos, après avoir fait passé tous ses biens de l’autre côté de la rivière, qu’il s’est endormi et a rêvé qu’on lui faisait mal…

La sœur d’un philosophe juif célèbre du 20° siècle enseignait le midrach à l’université hébraïque de Jérusalem. Elle s’appelait Néhama Leibowitz, et était la sœur de Yeshayahou Leibowitz. En s’aidant du Midrach, et de la façon dont les anciens lecteurs de la Torah ont résolu les contradictions, elle explique ce qui peut paraitre évident, mais qui a besoin d’être dit : ce qui nous intéresse ce n’est pas les modalités de la représentation du réel. Autrement dit la Torah ne vient pas faire un compte rendu de ce qui s’est effectivement déroulé, combat physique ou rêve solitaire. Ce qui intéresse l’auteur c’est de transmettre au lecteur un message : en revenant de ses 20 années d’exil, Yaakov possédait tout ce qu’il pouvait désirer : une famille, des possessions et surtout la protection divine. Pour son retour et la confrontation avec son frère, qu’il attend depuis longtemps, il s’est préparé à toutes les éventualités : il lui a préparé des cadeaux, il a prié, il s’est aussi préparé militairement. Il y a juste une chose qu’il s’est toujours refusé à faire : se remettre en question, et réfléchir à la façon dont il a obtenu tout ce qu’il possède. Il croit peut-être encore que « la fin justifie les moyens », ou qu’il est coupable mais pas responsable puisqu’il a triché sur l’injonction de sa mère qui lui disait « ta malédiction sera sur moi… ».

Le récit du combat de Yaakov, donc, est à comprendre au sens d’une remise en question frontale et violente de l’histoire personnelle : le personnage réalise, ou on lui fait comprendre, que toute son histoire débute par une arnaque, que tout ce qu’il possède il l’a volé à son frère, que malgré tout son travail il ne mérite rien, puisqu’il n’est qu’un imposteur.

Le combat terminé, l’ange après l’avoir blessé et laissé une marque, un handicap physique, lui annonce que puisqu’il s’est battu courageusement, il aura le droit de changer de nom. Mais cette annonce n’est encore qu’officieuse. L’annonce officielle viendra quelque temps plus tard, après l’épisode de la rencontre et du dialogue entre les deux frères. Pour le lecteur attentionné, Yaakov glisse une parole habilement, l’air de rien, peut-être même un lapsus :
בראשית פרק לג
(ט) ויאמר עשו יש לי רב אחי יהי לך אשר לך:
(י) ויאמר יעקב אל נא אם נא מצאתי חן בעיניך ולקחת מנחתי מידי כי על כן ראיתי פניך כראת פני אלהים ותרצני:
(יא) קח נא את ברכתי אשר הבאת לך כי חנני אלהים וכי יש לי כל ויפצר בו ויקח:

« Prends mon offrande » puis plus loin « prends ma bénédiction ». Autrement dit reprends ce qui te reviens de droit. A partir de maintenant je ne tricherai plus, ni ne vivrai sur des mensonges et des entourloupes.

Le mot Yaakov, j’ai déjà eu l’occasion de le dire, signifie le « suiveur » (de la racine « talon ») mais aussi « sinueux », « tortueux ». Après cet épisode (pas celui du combat, dans lequel il prend la décision, mais celui où il rend effectivement la berakha à son frère, ce qui équivaut à une forme d’excuse), il reçoit officiellement de Dieu le nom Israël (Yachar = droit).

Yaakov n’est pas le seul personnage biblique à changer de nom au cours de l’histoire. Mais c’est le seul pour qui le changement de nom correspond à une étape importante de sa vie où il fait preuve de maturité et de volonté de changer pour s’améliorer. Comme chacun sait, sa vie n’est pas terminée et il subira encore beaucoup d’épreuves. Il y aura encore des moments où la Torah l’appellera Yaakov, et d’autres où elle le désignera sous le nom « Israël ». Mais jamais ses descendants ne seront appelés « Bné Yaakov » (à la limite Bet Yaakov, comme un nom poétique dans les Psaumes). Ses descendants, les « Bné Israël » c’est-à-dire nous, seront placés sous le signe de celui qui reconnait ses erreurs, les affronte en face, et accepte de les corriger pour s’améliorer.


Chabbat chalom

Hayé Sarah 5774

Comme chacun sait, nous avons 54 parachot dans la Torah. Elles sont toutes nommées, j’entends par là qu’elles portent un titre, en général constitué d’un ou deux mots qui sont au début du texte. J’ai déjà eu l’occasion de relever cette particularité du découpage juif du texte biblique : le titre n’est pas le reflet de l’action ou du sujet principal, à la différence du titre grec/latin : Genèse, Exode, Lévitique sont des titres qui conviennent beaucoup mieux à l’ensemble des livres qu’ils nomment. Alors que Berechit, Chemot et Vayikra ne disent rien sur le contenu du livre, ils sont plus une invitation à la lecture, peut-être destinée à éveiller la curiosité du lecteur qui cherche à savoir ce qu’il y a après les premiers mots. Certains éditeurs, en général pour des romans de jeunes auteurs peu connus, choisissent d’imprimer sur la quatrième de couverture les premières phrases du roman, à défaut d’un texte de présentation générale, d’une citation ou d’une critique élogieuse. Une manière de dire : « donnez-lui sa chance, lisez au moins le début, vous allez très vite avoir envie de lire la suite… ». J’aime penser que ce qui est vrai pour les livres nouveaux et inconnus est aussi vrai pour les livres que tout le monde croit connaitre, dont les histoires sont populaires et largement diffusées, au point que la (re)lecture semble parfois superflue. Comme si on nous disait : « donnez-lui au moins encore une chance, relisez-la, vous verrez qu’elle n’a pas encore livré tous ses secrets ».

Cette année, en relisant le titre (le début) de la paracha de cette semaine, j’ai réalisé quelque chose : il n’y a que très peu de parachot qui portent le nom d’un personnage. Il y a Noah, ce héros du récit du déluge. Yitro, le beau-père de Moché dont on fait le premier converti. Korah, un cousin de Moché, un révolté qui tente un putsch contre lui. Balak, roi des Moabites, un peuple ennemi du peuple hébreu. Et Pinhas, un Lévite lui aussi, de la famille d’Aaron (et donc de Moché), qui commet un meurtre controversé. Et évidemment Sarah, la première des matriarches, qui donne son nom à la paracha de cette semaine.

Je fais le compte : un personnage mythologique, deux non-juifs, un rebelle, un meurtrier… et une femme. 5 personnages tous très différents. Aucune paracha Moché ou Aaron, ni Avraham, Itzhak ou Yaakov. Comme s’il ne fallait pas donner d’importance particulière, de coloration supérieure ou inférieure à un chabbat plutôt qu’un autre, à une partie du texte ou un personnage spécifique.

Je retiens cette idée : un personnage aussi important qu’il soit ne doit pas prendre une place démesurée dans le récit, ni éclipser les autres. Ce qui est vrai dans le texte est aussi vrai dans la vie, et j’ai encore dans les oreilles les leçons du grand rabbin Bernheim qui, en commentant la première paracha de la Genèse, insistait lourdement sur l’interdiction de manger de l’arbre de la connaissance : « ne pas manger de la connaissance, disait-il, c’est ne pas s’approprier la relation à l’autre. C’est savoir ne pas considérer l’autre comme un objet. Ne pas l’utiliser, ni l’étouffer. »

Cette année, en relisant la paracha Hayé Sarah, j’ai réalisé une autre chose : dans la Genèse, les personnages féminins ne sont pas contemporains. A l’exception notable de Rachel et Léa, deux sœurs qui vont se jalouser et se livrer à une compétition violente, pour toutes les autres, et de Sarah et Hagar, il faut attendre que l’une disparaisse pour que la nouvelle entre en scène. Rivka n’a jamais connu Sarah, pas plus que Léa et Rachel ne l’ont connue. Et ce n’est pas une question de génération ou d’années. Yaakov a enterré son grand-père Avraham. Il y a donc eu une époque de quelques années dans laquelle tous les patriarches étaient vivants.

Mais la Torah évite de faire entrer en scène deux personnages féminins. Peut-être pour nous éviter disputes, jalousies et rivalités entre belles-mères et belles-filles, ou peut-être pour concentrer le récit sur la transmission de l’héritage et du pouvoir entre personnages masculins. Le fait est que nous n’avons qu’un seul personnage féminin à la fois.

Sarah meurt avant que Rivka entre en scène. Certains peuvent dire qu’il faut attendre que Sarah meure pour que Rivka puisse arriver dans la vie d’Itzhak.

Dans un livre qui est paru cette année, le rabbin Delphine Horvilleur se livre à une relecture des textes juifs au travers du thème du féminin. Elle rappelle très justement que les personnages féminins de la Torah jouent un rôle passif pendant la première partie de leur vie avant de subir un événement marquant, un retournement de situation qui leur fait prendre activement un rôle de premier plan. Elle rappelle aussi que contrairement à une lecture misogyne des textes, une longue tradition d’exégèse attribue un rôle féminin… au peuple juif, qui se « marie » avec Dieu sur le mont Sinaï, qui est la fiancée, la bien aimée de Dieu dans le Cantique des Cantiques et chez les prophètes etc.

Ce serait une lecture possible : un seul personnage féminin à la fois pour symboliser le peuple d’Israël. Peuple qui au cours de son histoire a eu très peu droit à l’initiative, qui a connu peu de moments historiques dans lesquels il pouvait être maître de son destin.
Sans rentrer dans une histoire lacrymale, on peut citer un nombre infini de situations où les juifs furent l’objet de décisions arbitraires les concernant, sur lesquelles ils n’avaient pas prise, et qu’ils étaient obligés de subir.

Mais il y eut aussi des tentatives de reprendre en main un destin national, un rôle actif dans l’histoire, dont la dernière est bien évidemment le sionisme.

D’une certaine manière, ceux qui refusent le sionisme sont un peu les alliés idéologiques de ceux qui refusent l’évolution du rôle de la femme : on préfère la femme à la maison, caché, voilée, comme on préfère le juif en exil, protégé mais soumis. Juifs et non-juifs, certaines mentalités refusent de changer par peur et par conservatisme.

C’est donc le rôle des femmes de montrer qu’elles sont capables de prendre en main les choses, d’être actives, de jouer un rôle social, et de le faire sinon mieux, du moins aussi bien que les hommes.

C’est aussi le rôle de l’Etat juif de montrer que les juifs sont capables de prendre leur destin en main et de le faire aussi bien que n’importe quel peuple, avec aussi un devoir d’exemplarité.

C’est le rôle de chacun de ceux qui écrivent l’histoire de donner envie aux lecteurs et témoins de lire la suite, voire d’en écrire une partie.



Chabbat chalom

Vayéra 5774

Le mot Vayera, qui est le premier de la paracha de cette semaine, signifie « Il s’est fait voir », « Il est apparu ». Il est question de Dieu évidemment, qui apparaît à Avraham, dans un endroit appelé Eloné Mamré, alors qu’il était assis à l’entrée de sa tente, pendant la chaleur de la journée. Jusqu’à présent, Dieu lui avait parlé (verbe Vayomer), mais ne lui était pas apparu sous forme de vision.

Contrairement à mon habitude, je vais vous résumer le début de la paracha : Pendant l’apparition, la conversation s’interrompt, car Avraham a quelque chose d’autre à faire, de plus important que de parler avec Dieu. Il doit accueillir de mystérieux visiteurs, les supplier d’entrer dans sa tente pour se reposer de la route, se laver et manger un morceau. Une double conversation s’installe, Avraham parle en parallèle avec ses invités et avec Dieu, jusqu’à ce que le double dialogue se fonde en un seul.

Ce que je viens de vous raconter, c’est la version officielle. La version juive, rabbinique, commentée et élaborée par des siècles de lectures attentives dérangées et troublées par ce texte difficile et surprenant.

Car le texte lu avec des yeux objectifs et rigoureux ne dit pas cela. Il livre une toute autre version : Dieu apparait à Avraham sous la forme d’une vision sensible et concrète, qui consiste en trois personnages s’avançant vers lui, parmi lesquels il en reconnait un au premier coup d’œil. Il s’adresse à lui en l’appelant « Adonaï », et le supplie de ne pas passer sans entrer chez lui. « Adonaï » lui fait alors l’annonce de la naissance d’Itzhak, et juste avant de partir ce même « Adonaï » a un cas de conscience, sous forme de long monologue intérieur (un soliloque) :
וַיהוָה, אָמָר: הַמְכַסֶּה אֲנִי מֵאַבְרָהָם, אֲשֶׁר אֲנִי עֹשֶׂה.
"Tairai-je à Abraham ce que je veux faire?"
Et Il lui annonce la destruction prochaine de Sodome et Gomorrhe, alors que les deux « compagnons » sont déjà partis pour accomplir cette mission.

Je répète, pour bien me faire comprendre : les juifs –pas seulement les rabbins- n’arrivent pas à lire ce texte objectivement. Pour deux raisons :
  1. L’idée que Dieu apparaît sous une forme quelconque, et de surcroît anthropomorphique est insupportable au monothéisme absolu et total que nous avons plus ou moins intégré, qui est le résultat d’un développement philosophique et théologique postérieur à l’écriture de certains textes de la Torah, dont celui-ci. Autrement dit, le Dieu de l’Exode, désincarné, total, absolu, invisible de l’homme et embrassant toute l’existence, a d’abord été le Dieu de la Genèse, capable d’apparaître physiquement et d’évoluer dans la création (Adam et Eve entendent Dieu marcher dans le jardin).
  2. Par réaction à une influence extérieure, par antichristianisme nous ne tolérons pas l’idée que Dieu puisse s’incarner en un homme (que le verbe puisse se faire chair, pour utiliser leur vocabulaire), qui plus est trois hommes (ressemblance avec la trinité).

Il est donc vital de comprendre le texte autrement, de l’interpréter sans le censurer, de le cachériser en affirmant que la seule lecture possible est une autre lecture. J’insiste là-dessus car même en ne connaissant pas les midrachim, on lit souvent avec ses propres présupposés, ses idées préconçues, et on n’imagine pas que le texte dise vraiment ce que nos yeux lisent. Il y a donc un processus très intéressant d’interprétation parallèle à la lecture, qui nous fait comprendre ce que le texte ne dit pas mais qu’il devrait dire suivant ce que nous croyons en savoir. Et évidemment ce qui est vrai des textes est aussi vrai d’autre chose, comme les conversations ou les autres relations humaines.

Nous avons donc un texte, je ne dirai pas païen mais du moins très anthropomorphique, et il faut se poser la question de sa place dans la Torah, dans la liturgie hebdomadaire, et dans le judaïsme.

On peut y voir un exemple de la proximité que les patriarches, dans des temps reculés, mythiques voire mythologiques, entretenaient avec le divin. En ces temps-là, que certains décrivent avec envie et nostalgie, Dieu était infiniment plus proche des hommes. Il ne se voilait pas, ne s’emmurait pas dans des longs silences de plusieurs siècles, ne refusait pas d’intervenir lorsque quelque chose n’allait pas dans Sa création. Il rendait la justice et l’exécutait lui-même, pour le déluge, Babel ou Sodome et Gomorrhe. Sa présence était active et Sa perception courante.

Ce qui est fascinant dans la Torah, c’est que Dieu réalise en même temps que le lecteur que Sa présence ne rend pas les gens meilleurs, ni plus croyants ou confiants dans Sa parole, Ses commandements ou Sa justice.

La proximité de Dieu ne rend pas fidèle à Sa parole (j’emploie le terme fidèle qui est une des traductions possibles du mot hébreu Emouna, la foi). Au contraire, en incarnant une sévérité qui ne laisse pas de place à l’expression des errements et des libertés humaines qui sont nécessaires pour le développement, Sa présence étouffe, inhibe, et appelle la transgression et la révolte.

Dans la Genèse, Dieu réalise peu à peu qu’en étant trop présent il empêche l’homme de s’exprimer, de se chercher, de s’affirmer, de grandir. Il agit comme un parent étouffant, qui par envie de bien faire empêche ses enfants de se tromper, de regretter ses erreurs et de les réparer.

On est en droit, et c’est tout-à-fait compréhensible et légitime, de regretter amèrement cette époque. L’intervention physique et concrète du Dieu du déluge, de la tour de Babel ou de Sodome et Gomorrhe, aurait été… appréciée, souhaitée, nécessaire à d’autres moments de l’histoire, où les hommes sont à nouveau devenus fous.

Mais en relisant encore une fois, on réalise que le personnage d’Avraham se distingue singulièrement des autres hommes de son époque. Là où tous ne voient que quelques voyageurs, des passants sans visage, sans intérêt, lui voit, reconnait Dieu dans la fragilité et la précarité de ces inconscients qui marchent dans le désert le jour en pleine chaleur. Plus que cela : il va à Sa rencontre, et Le fait entrer chez lui.

Il s’agit d’un acte conscient, fort et signifiant : « ne sois pas avec moi comme tu es avec les autres, distant et sévère, commandeur et vengeur. A moi, ne me dis pas ce que je ne dois pas faire, je le sais déjà. Dis-moi ce que je dois faire. Donne-moi, un but, une direction, un sens. Au lieu de rapports verticaux, je Te propose des rapports horizontaux. Je T’invite chez moi, dans ma vie, dans mon intimité. Je Te ferai entrer dans ma vie, au centre, et Tu agiras avec moi, par moi, nous marcherons ensemble ».

Un aphorisme du Talmud dit :
תלמוד בבלי מסכת ברכות דף לג עמוד ב
ואמר רבי חנינא: הכל בידי שמים - חוץ מיראת שמים, שנאמר +דברים י'+: ועתה ישראל מה ה' אלהיך שואל מעמך כי אם ליראה.
« Tout est entre les mains du ciel sauf la crainte du ciel » autrement dit on peut être témoin de manifestations prodigieuses, de miracles, et continuer à ne pas être « croyant », c’est-à-dire ne pas voir autre chose dans ce qui nous entoure que la manifestation de hasards ou de phénomènes expliqués ou explicables.

Ou à l’inverse on peut choisir, par un développement personnel conscient, réfléchi et défini, de laisser de la place pour une interprétation des événements individuels ou collectifs, dans le but de les organiser autour d’un sens. J’emploie le mot sens comme synonyme de direction et non comme synonyme de signification. Certains événements ou actes vont dans le bon sens, d’autres dans le mauvais. Il arrive que le croyant soit témoin des bienfaits de la création ou de la folie des hommes, à laquelle Dieu ne réagit ni ne répond.

Lévinas dit dans un texte sur Dieu après Auschwitz, de façon un peu brutale, que ceux qui ne croient plus en Dieu après la Shoah n’y croyaient pas vraiment avant. Une façon de dire que le Dieu de la Genèse, qui vient sévir lorsque la situation est devenue insupportable, ce Dieu est acceptable pour les enfants entre 3 et 5 ans, mais qu’après il faut évoluer vers ce qu’il appelle une religion d’adultes, ou ce que Manitou appelait une religion d’homme debout : un comportement dans lequel l’homme ou la femme fait entrer consciemment dans sa vie quotidienne cette sensibilité à l’interprétation des actes et des événements comme faisant partie de l’accomplissement d’une Histoire.

Encore cette semaine, lors d’un cours, quelqu’un me demandait : « comment la génération qui a pu voir le miracle de la mer rouge qui s’ouvre en deux, peut tomber trois mois plus tard dans la faute du veau d’or ? » en y réfléchissant, la réponse m’est venue un peu tard, une réponse de rabbin, sous la forme d’une autre question : « comment les générations qui n’ont vu aucun miracle ont pu Lui être fidèle même jusqu’au bûcher ? ».

Le Talmud dit : אין סומכין על הנס. On ne fonde pas de théologie sur des miracles. Une apparition divine donne la foi pendant un temps limité, une heure ou deux, quelques jours ou un peu plus. Un acte concret, réfléchi et mûri intellectuellement, une acceptation du défi que constitue l’alliance d’Avraham est beaucoup plus solide et pérenne, même s’il doit être constamment renouvelé.

Pour finir, et pour en revenir au texte, on peut passer des heures à tenter de comprendre comment Dieu a pu apparaître à Avraham sous cette forme et pas sous une autre. J’admets volontiers que la question peut avoir un certain intérêt. Mais je préfère de loin m’intéresser à autre chose. Car si vraiment la Torah est un texte fondateur, du monothéisme en général et du judaïsme en particulier, je dirais que cela résulte moins de l’apparition de Dieu à un homme, que de l’accueil qu’un homme a su faire à Dieu.


Chabbat chalom

Lekh Lekha 5774

La semaine qui s’achève fut riche en événements, pour le peuple juif en général et pour notre communauté en particulier.

Je ne peux pas faire l’impasse sur un événement qui nous touche tous directement ou indirectement : lundi dernier décédait un des plus grands juristes juifs de notre époque, l’ancien grand rabbin séfarade d’Israël Ovadia Yossef.

N’étant pas connecté cette semaine je n’ai pas bien suivi les réactions à son décès, j’imagine que vous avez suivi cela avec intérêt, si ce n’est pour l’homme, au moins pour le phénomène populaire autour de sa personne.

La dernière chose que je voudrais est que vous considériez cet événement comme touchant uniquement le public orthodoxe et ne nous concernant pas. Car l’action du rabbin Ovadia Yossef ne se résume pas à son engagement politique ou à ses déclarations dans les médias, toutes deux catastrophiques. Il est aussi le rédacteur d’une œuvre monumentale, une somme de questions/réponses écrites avec une érudition spectaculaire, et qui s’est imposée autant dans le monde séfarade que dans le monde ashkénaze.

Mais s’il n’y a avait eu que cela, Ovadia Yossef n’aurait été qu’un grand sage parmi les autres. Comme la quasi-totalité de ceux qui l’ont précédé dans le « panthéon » des maîtres du peuple juif, sa célébrité n’est pas due qu’à son génie ni à sa force de travail. Elle est due aussi et surtout à son esprit subversif et révolutionnaire. Je sais que c’est difficile à réaliser de notre point de vue, car il nous semble représenter ce que l’orthodoxie a de plus conventionnelle, rigide et immuable.

Et pourtant le jeune Ovadia Yossef s’est fait connaître dès l’âge de 17 ans comme un contestataire et un réformateur : sans rentrer dans des détails techniques, disons que la loi juive, la Halakha, s’enrichit à chaque génération de décisions et décisionnaires qui la font s’adapter, mais aussi pencher d’un côté ou d’un autre vers plus de rigidité ou plus de souplesse.

Ceux qui ont suivi les cours de judaïsme au commencement ou qui ont étudié dans les encyclopédies savent qu’un des plus grands codes de Halakha se nomme le Choulhan Aroukh et qu’il date du XVIème siècle, rédigé par un séfarade (Rabbi Yossef Karo) et un ashkénaze (Rabbi Moché Isserless). Ce que peu de gens savent, c’est que très rapidement ce texte est apparu à certains comme trop « léger » et légaliste, puisque basé uniquement sur le Talmud et les juristes postérieurs. (Vous allez me dire sur quoi d’autre ?) Eh bien certains pensaient qu’il fallait incorporer dans la loi quotidienne des enseignements de la Kabbale et de la mystique, ce qui en soi n’est pas interdit ni illégitime, le problème venant lorsqu’un enseignement en contredit un autre. Faut-il s’appuyer sur la tradition légaliste, ou sur l’enseignement ésotérique ? La majorité des sages séfarades postérieurs au Choulhan Aroukh et qui précédèrent Ovadia Yossef ont choisi de pencher vers la mystique. Très tôt et très jeune, il a su exprimer son désaccord.

Pourquoi ? Premièrement pour des raisons internes à la Halakha, deuxièmement et c’est ce qui m’intéresse, parce qu’il considérait qu’au XXème siècle le monde juif était face à des bouleversements qui nécessitaient une adaptation de la halakha, qui puisse s’adresser à l’ensemble du monde juif pratiquant et surtout aux séfarades dont le mode de vie était regardé avec condescendance et ignorance par l’élite ashkénaze. Il choisit donc ni plus ni moins que de s’opposer à tous les sages qui le précèdent, de refuser l’influence de la mystique dans la Halakha, non pas en tant que telle mais parce qu’elle tend à diviser plus qu’à rassembler. Or le monde dit « séfarade » est éclaté et n’a aucune unité. Il ambitionne de le rassembler, et choisit de le faire autour de l’œuvre la plus ancienne qui peut servir de dénominateur commun : le Choulhan Aroukh.

J’espère que vous m’avez suivi, et que ce n’est pas trop technique. Là où je veux en venir, c’est qu’au début de sa carrière il s’est mis à dos toute sa « famille ». Les sages de son milieu étaient furieux : « comment oses-tu t’opposer au Ben Ich Haï !? » (Rabbi Yossef Haïm de Bagdad, 19° siècle). Qui es-tu pour le faire ? Où va-t-on si n’importe qui commence à réformer la Halakha ?

Néanmoins il a tenu bon, je ne peux pas vous raconter sa vie en détail ni comment il s’est débrouillé pour conquérir le grand-rabbinat d’Israël, poste depuis lequel il a pu imposer ses idées.

Contrairement à une certaine hagiographie officielle, qui veut que les plus grands sages soient des prodiges protégés et encouragés dès leur plus jeune âge, les biographies honnêtes et rigoureuses insistent sur sa solitude et son isolement des débuts. Solitude et isolement qui sont le propre de tous les grands esprits, les prophètes, les visionnaires, les génies.

Nous en avons un exemple dans la paracha de cette semaine, Lekh Lekha, puisque le héros en est le personnage d’Avraham, rêveur solitaire, détenteur d’une vérité intransigeante et qui est prêt à payer le prix fort, à se mettre en danger pour ne pas transiger avec cette vérité.

Avraham se nomme lui-même ‘Ivri. Peut-être parce que son ancêtre s’appelait ‘Ever, peut-être parce qu’il venait d’ailleurs, de l’autre rive puisque en hébreu le verbe 'Avar signifie passer. Les interprétations les plus communes insistent sur le fait qu’Avraham faisait passer, était un passeur, pour toutes les âmes qu’il réussissait à convaincre d’abandonner l’idolâtrie et de reconnaitre le monothéisme.

Je préfère une autre interprétation du terme ‘Avar : « ‘avéra » est un péché, une faute, une transgression. Avraham le transgresseur. Transgresseur de quoi ? De toutes les certitudes qui le précèdent et au milieu desquelles il est né et a grandi. Ce qui est particulier avec Avraham, en tout cas au départ, c’est qu’il sait ce qu’il ne veut pas, mais pas encore ce vers quoi il marche. Lekh Lekha. Une promesse de long voyage dont il ne verra pas la fin. Mais tout vaut mieux que retourner là d’où il vient. Comme s’il refusait que la vie se résume à un cycle continu de saisons, de rythme, de vie et de mort, sans but, sans une direction, un sens. Rester dans une ville, fut-elle la plus grande et la plus belle de l’époque, c’est rester dans un cercle, avec la confortable impression d’être pris en charge du début à la fin, de connaître exactement sa place, son rôle et sa finalité. Partir, c’est briser le cercle. C’est transgresser. Et c’est cette transgression qui est l’acte fondateur du monothéisme décrit dans la Torah. (Maïmonide dira bien plus tard : « Toute personne qui refuse l’idolâtrie est appelée « juif » »)

Avraham est considéré par la Torah comme le père fondateur du peuple juif. Ce qui est partiellement vrai, et aussi partiellement faux, puisque d’autres peuples monothéistes se reconnaissent en lui.

Manitou aimait beaucoup commenter la paracha Lekh Lekha, et avait l’habitude de présenter Avraham comme un sioniste avant l’heure, lui qui avait quitté sa terre natale et toutes ses attaches pour suivre son idéal et placer sa confiance dans la promesse divine. Il en avait même développé une idéologie : celle du retour à l’hébreu (‘Ivri). Pour lui, les juifs (terme lié à l’exil) devaient se reconvertir et apprendre à devenir des hébreux (des israéliens).

J’avais un collègue étudiant rabbin au séminaire : Juan, jeune colombien il avait été élevé dans un monastère et souhaitait devenir prêtre, avant de découvrir que sa famille était d’origine marrane. Il était venu au Judaïsme, s’était converti et aujourd’hui il est rabbin et s’occupe des juifs marranes des pays d’Amérique latine. Un jour alors que nous parlions d’Avraham en classe il nous raconta son histoire et expliqua à quel point il était fier de ses origines, puisqu’il était un des rares parmi les étudiants rabbins, qui pouvait s’enorgueillir d’être un descendant direct d’Avraham avinou, le père des convertis.

C’était dit sous forme humoristique, mais cela voulait dire deux choses plus profondes et sérieuses :
  • Etre converti au judaïsme n’est non seulement pas une honte, mais c’est au contraire un sujet de fierté, puisque c’est la preuve qu’on a fait le même parcours spirituel qu’Avraham avinou, ce qui n’est pas le cas des descendants « biologiques ».
  • Se convertir au judaïsme ce n’est pas intégrer ou s’intégrer dans un milieu confortable, empli de certitudes, dans lequel chacun connait sa place et les récompenses de ses actions. Entrer dans le judaïsme s’est mettre ses pas dans ceux d’Avraham, dans une errance, un doute, une quête perpétuelle qui est le contraire de la quiétude : une in-quiétude qui est la seule attitude possible face au monothéisme absolu et exigeant que nous transmet la Torah.

Ainsi mon camarade, élève brillant, qui avait fait le choix non seulement de devenir juif, mais en plus de devenir juif massorti, alors qu’il avait toutes les possibilités d’intégrer le monde orthodoxe, tant par son érudition que par sa pratique quotidienne.

Mardi dernier, à la fin des entretiens pour le Bet Din qui ont tous été réussis avec brio, le rabbin Chaim Weiner disait souvent une phrase rituelle : « nous sommes heureux et fiers de faire partie du Bet Din chargé de vous accueillir dans le peuple juif ». Mais cette fierté n’est pas à comprendre au sens paternaliste « nous sommes fiers de vous ». En fait nous sommes surtout fiers de nous, qui réussissons à attirer des gens malgré le fait que contrairement à d’autres nous ne promettons ni salut, ni récompense, ni réponses toutes faites, ni assurance d’être dans le camp des justes, ceux qui iront droit au paradis après la fin des temps.

Le hasard qui a fait que le Bet Din se réunisse précisément à la paracha Lekh Lekha est une occasion de prendre en compte cette symbolique. Certains d’entre ceux qui viennent d’achever leur processus de conversion se satisferont d’être juifs et c’est déjà pas mal. Mais d’autres choisiront peut-être de devenir des hébreux : toujours en mouvements, éternels insatisfaits, cherchant perpétuellement à améliorer les choses, à faire bouger les lignes, à transgresser les certitudes pour tenter d’arriver au plus près de l’idée qu’Avraham se fait de Dieu, et que Dieu se fait de l’Homme.


Chabbat chalom