Devarim 5772


Chers amis,

La lecture de la paracha devarim a lieu systématiquement le chabbat précédant Ticha Beav, jour de commémoration de la destruction du Temple.

Nous commençons donc la lecture du Deutéronome, et nous rentrons dans le vif du sujet : quarante ans après la sortie d'Egypte, le peuple s'apprête à finaliser le projet divin en commençant la conquête de la terre de Canaan. Moché prononce un long discours avant de prendre congé, car il sait qu'il va mourir, et retrace toute l'histoire de l'errance dans le désert. Il détaille longuement l'épisode des explorateurs dans la paracha Chelah-lekha, épisode que nous connaissons bien pour l'avoir lu il y a quelques semaines, ce qui donne une impression de répétition et de lenteur au lecteur linéaire du texte. Mais pour Moché et ses auditeurs, il n'y a pas de répétition ni de rabâchage : ils ne font qu'entendre ce qui s'est passé il y a quarante ans.

Le texte insiste sur le nombre 40.

Quarante ans c'est une génération : tous les acteurs de l'épisode des explorateurs sont morts. Ceux qui sont encore vivants sont ceux qui étaient âgés de moins de 20 ans et les femmes, et ceux qui sont nés dans le désert.

Ceux qui ont l'habitude de venir aux cours à Maayane Or connaissent mes réticences vis-à-vis d'une méthode d'exégèse très populaire qui consiste à utiliser les nombres et les chiffres pour trouver des explications à tout et n'importe quoi dans le texte de la Torah. Néanmoins, sans faire de la "numérologie", on peut trouver une symbolique forte à un nombre particulier dans la Torah. 40 est le nombre de jours que Moché est resté auprès de Dieu sur le mont Sinaï. 40 est le nombre d'années que le peuple a erré dans le désert. Le Midrach découpe la vie de Moché en trois périodes de 40 ans (car il est pour eux évident que Moché a vécu 120 ans, encore un chiffre typologique) : 40 ans dans le palais de Pharaon, 40 ans berger à Midian chez son beau-père, et 40 ans berger (pasteur) du peuple dans le désert. La légende Talmudique en fait de même avec Rabbi Akiva : 40 ans ignorant, 40 ans d'étude et 40 ans d'enseignement. Les pirké avot donnent une caractéristique à chaque âge de la vie :
משנה מסכת אבות פרק ה משנה כא

בן ארבעים לבינה

Dans la tradition achkénaze on n'autorise l'étude de la mystique qu'à l'âge de 40 ans.

40 ans : nombre de la maturité/maturation. A 40 ans on possède à la fois de la sagesse (la sagesse n'est pas forcément l'érudition), de l'expérience et les moyens d'agir. L'espoir exprimé dans ce texte par Moché, et peut-être par Dieu Lui-même, est que le peuple d'Israël, vu comme une entité propre, comme un individu, après 40 ans de réflexion soit arrivé à un âge mature, à un âge où l'on tire des enseignements des leçons du passé, où l'on essaie de ne plus reproduire les mêmes erreurs. C'est la raison pour laquelle Moché insiste, répète, détaille les fautes que leurs pères ont commises 40 ans auparavant et qui leur ont valu cette errance, dans l'espoir que cette expérience leur servira de leçon. Plus tard dans le Deutéronome on verra que ni Moché ni Dieu ne sont dupes, et qu'ils ont conscience qu'à un moment ou à un autre ils vont se conduire mal et oublier l'expérience de leurs ancêtres.

Mais à ce moment précis Moché parle au peuple comme on parle à un adulte responsable, sérieux et raisonnable. Un adulte mûr, mature.

Personnellement, n'ayant pas encore 40 ans, je n'ai pas suffisamment d'expérience pour savoir si c'est à cet âge qu'on finit par apprendre des erreurs du passé. Mais je ne peux évidemment pas occulter ce hasard du calendrier, qui fait qu'aujourd'hui même, au moment où nous commentons la paracha Devarim, on commémore aussi les 40 ans du massacre de 11 athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich en 1972. 40 ans. La période à laquelle on a suffisamment de distance avec les évènements pour y avoir réfléchi et tiré des enseignements.

Vous le savez peut-être, car on n'a pas pu y échapper dernièrement sur les réseaux sociaux et les sites juifs, une pétition a circulé pour demander une minute de silence lors de la cérémonie d'ouverture des JO, qui a lieu en ce moment même, et le comité d'organisation a refusé.

Les raisons de ce refus, officielles ou officieuses, ne m'intéressent pas à proprement parler, car mon but ici n'est pas de rentrer dans des considérations politiques. La question qu'il convient de se poser à mon avis est : qu'est-ce qui peut arriver à un peuple, une société, une organisation qui se montre incapable de regarder le passé avec franchise et rigueur et d'en tirer des conséquences concrètes dans le présent?

La réponse de la tradition juive se trouve je crois dans le fait que le chabbat Devarim coïncide avec le 9 Av, la commémoration de la destruction du Temple. Ce chabbat est appelé "Chabbat Hazon", le chabbat de la vision en référence aux premiers mots de la Haftara tirée du début du livre d'Isaïe. Le prophète prédit, justifie et même souhaite la destruction du Temple. Ce qui nous renvoie à une question très ancienne dans les enseignements rabbiniques : la destruction du Temple a-t-elle été un évènement positif ou négatif pour le peuple juif?

- Ceux qui y voient un évènement négatif pleurent l'impossibilité de se conformer aux sacrifices et de pratiquer la même religion qu'à l'époque biblique.
- Ceux qui y voient un évènement positif considèrent que cette destruction physique et le choc qu'elle a constitué aura permis au peuple juif d'inventer une religion beaucoup plus abstraite et spirituelle qui permettra de survivre à l'exil.

On remarquera qu'Isaïe fustige les sacrifices sans ferveur et les commerçants du Temple, tout comme Jésus le fera à une autre époque.

Je ne m'intéresse pas aux Jeux Olympiques, et je n'ai jamais trouvé que ce qu'on appelle "les valeurs du sport" soient des valeurs dignes d'intérêt et d'attachement, mais ce n'est pas le lieu ici pour développer.
J'essaie simplement de réfléchir à ce qui serait le mieux pour les millions de sportifs à travers le monde, et surtout pour ceux qui sont –à juste titre- écœurés par le spectacle de débauche de moyens et de commercialisation qu'offrent actuellement les JO, et j'en viens à leur souhaiter un évènement comparable à la destruction du Temple (en beaucoup plus symbolique et pacifique évidemment) qui soit l'occasion de revenir aux fondamentaux des valeurs qui sont les leurs.

Pour nous aussi, et par nous j'entends tout ceux qui préfèrent venir à la synagogue un vendredi soir quitte à rater la diffusion de la cérémonie d'ouverture des Jeux, je propose de réfléchir ce chabbat et surtout dimanche, à une question fondamentale : et si le Temple n'avait pas été détruit en l'an 70, à quoi ressemblerait aujourd'hui le judaïsme? A une religion spirituelle et intellectuelle telle que nous la connaissons, ou à une religion plus concrète, attachée à un lieu physique et des rites sacrificiels issus de l'Antiquité? Et finalement, qu'est-ce que nous préférons, et lequel représente le plus nos valeurs?

Chabbat chalom

Pinhas 5772 (par Romain Nouchi)


Les Pirké avot s’ouvrent par Moise recevant la Torah au Sinaï puis la transmettant à Josué ; à partir de Josué cette Torah passera au fil des générations par des groupes de personnes d’exception, avant de parvenir au début de l’époque du second temple, aux premiers sages, les membres de la grande assemblée. Mais de quelle « Torah » nous parle cette Michna ?

Une erreur répandue veut qu’il s’agisse du pentateuque, les 5 livres de Moise, dans le sens le plus étroit de cette notion, en d’autre terme la Torah écrite. Selon le philosophe Yeshayahou Leibowitz, connue pour son franc parlé, il n’y a pas d’erreur plus grande et plus grave que celle-ci. La Torah n’a jamais été la propriété de particuliers ou de groupes choisis au sein du peuple juif, contrairement à d’autres religions où la doctrine est réservée aux prêtres et aux érudits. Dès l’origine, la Torah de Moïse fut propriété collective. Elle fut donnée à la « communauté de Jacob ». C’est là le sens profond de l’évènement du Sinaï. La Torah fut révélée  au peuple d’Israël, par l’intermédiaire de Moïse. La Torah dont parlent nos sages ici, est la Torah orale. Il fallait insister sur le fait qu’elle fut reçue au Sinaï, pour que son autorité soit approuvée. Les rabbins du Talmud savaient parfaitement que cette Torah ne leur était pas parvenue depuis Moïse telle quelle, puisque eux-mêmes contribuaient activement à sa formation. Un extrait du Talmud dans le traité Menahot illustre magnifiquement cette notion de halakha lé Moché mi Sinai, une loi reçu par Moise au Sinaï.

"Rav Yéhouda dit au nom de Rav :
« Quand Moise monta au ciel, il trouva le Saint, béni soit-il, occupé à dessiner des couronnes autour des lettres. Il dit :
- Maitre du monde qui donc te retient de clore la rédaction de la Torah? Dieu lui répond :
- Un homme apparaitra dans quelques générations. Son nom est Akiba ben Yossef. Il est censé commenter le moindre détail et en tirer un tas de lois.
- Maitre du monde, montre le moi!
Dieu l’envoya dans le temps, et Moïse apparut dans la yeshiva de Rabbi Akiba. Il alla s’asseoir au dernier rang. Or il ne comprenait rien à ce qui se disait. Il en était consterné. Un certain moment, alors qu’il traitait d’on ne sait quoi, les disciples de Rabbi Akiba demandèrent : « Maitre, d’où tiens-tu cela ? » Il répondit : C’est une loi révélée à Moïse sur le Sinaï."

Si par ces exemples la Torah « ché béal pé », littéralement, la Torah de la bouche, se veut à la fois dynamique et fidèle à son origine sinaïtique, de nombreuses controverses sur son existence, ainsi que son statut révélé firent, au cours des âges, l'objet de nombreuses dissensions.

A l’époque du second temple, le peuple juif est scindé en deux courants majeurs, les pharisiens auquel succède le judaïsme rabbinique dont nous sommes les héritiers, et les saducéens qui n'acceptent que la Torah écrite, et elle seule, comme source de halakha. Ces oppositions ont eu un poids symbolique et politique important. Les Saducéens, c'est-à-dire le parti des Prêtres, étaient opposés à l'existence d'une tradition orale. Or, jusqu'à la destruction du second Temple, ceux-ci incarnaient le pouvoir sacerdotal, et par là-même, religieux et politique du peuple hébreu. Le refus de la tradition orale constituait alors la garantie de leur pouvoir, incarné dans la Torah écrite et le Temple. Les pharisiens, minoritaires au départ, et dépourvus d'autorité propre, fondèrent leur pouvoir sur la connaissance de la tradition orale, et la finesse de leurs interprétations.

Selon les sages du Talmud, donc, la Torah orale fut donnée « min hachamaim » des cieux au mont Sinaï même, ainsi que l'atteste la Torah elle-même, en plusieurs endroits.

"Rabbi Yohanan a dit : que signifie le texte «et l'Éternel me donna les deux tables de pierre écrites du doigt de Dieu, et contenant toutes les paroles que l'Éternel… ». (Deut 9 :10). Cela nous enseigne que Dieu a révélé à Moïse les prescriptions de la torah, et les précisions des sages, et ce qu’ils décréteraient de nouveau dans l’avenir, par exemple la lecture du rouleau de la fête de Pourim."
"Dans le Levitique Dieu dit à Moise : « Voici les décrets, les lois sociales et les Torot ».
Les décrets ce sont les midrashim, les lois ce sont les lois rituelles, les Torah, cela t’apprend que deux Torah ont été donné à Israël, l’une écrite, et l’autre orale."

Le Midrach s’appuyant sur la forme plurielle du mot Torah, justifie par-là l’existence de deux traditions : l’une orale, l’autre écrite. Pour Rabbi Aquiba cela signifie que tous les détails de la halakha ont été donnés à Moïse au Sinaï.

"Rabbi Lévi fils de Hama dit au nom de Rabbi Shimon fils de Lakish: quel sens donner au verset (Ex 24) « Et Je te donnerai les tables de pierre, et la Torah et la mitsva que J’ai écrites pour leur enseigner ». Les tables, c’est le Décalogue ; la Torah, c’est l’Ecriture ; la mitsva, c’est la Michna ; que J’ai écrites, ce sont les Prophètes et les Hagiographes ; pour leur enseigner, c’est la Guemara. Cela t’apprend que tout a été dit à Moïse au Sinaï."

Dans le Deutéronome :

"- Car cette loi que je t'impose en ce jour, elle n'est ni trop ardue pour toi, ni placée trop loin.
- Elle n'est pas dans le ciel, pour que tu dises: "Qui montera pour nous au ciel et nous l'ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous l'observions?"
- Elle n'est pas non plus au-delà de l'océan, pour que tu dises: "Qui traversera pour nous l'océan et nous l'ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous l'observions?"
- Non, la chose est tout près de toi: tu l'as dans la bouche et dans le cœur, pour pouvoir l'observer!
A propos de ces versets Rav Yéhouda dit au nom de Shmouel : 3000 lois furent oubliés lors du deuil de Moïse. Le peuple dit à Josué : « consulte Dieu », il répondit : « La Torah n’est plus dans les cieux ».

Ce passage souligne que la Torah n’a été donnée qu’une fois. Josué ne peut plus recevoir de nouvelles révélations de type mosaïque. Les lois oubliées se retrouveront par une analyse pointue du texte.
Les exemples ne manquent, pas et si j’ai choisi ce sujet, c’est que dans la paracha de cette semaine se trouve l’un des plus beaux.

Après la colère de Dieu qui entraine la mort de 24000 personnes, l’action de Pinhas qui L’apaise, et du fait reçoit la promesse d’une alliance de paix, le texte s’engage dans un nouveau recensement. On dénombre, nous allons renter en Eretz Israël, et il va falloir prendre possession de la terre, chacun aura sa part. Et voilà qu’arrive au 27ème chapitre, immédiatement après, un petit groupe. Les filles de Tselofhad. Elles ne sont ni contestatrices, ni révolutionnaires, et d’une démarche résonnée, elles relèvent une injustice dans la loi. Tel des disciples, suivant l’exemple de leur maitre Moïse qui n’a jamais cessé de dialoguer et d’argumenter auprès de Dieu, afin d’intercéder en faveur du peuple qui à mainte reprise, a frôlé la fin, elles se présentent devant lui et le questionnent. Seuls les fils héritent des pères. Or, notre père est mort dans le désert et n’a pas de fils, que faire ? Moïse sans réponse porta leurs discutions, leur proposition de loi devant Dieu. Dans le sefer Torah, le mot loi, michpatan, est écrit avec un grand noun, ce qui appuie le mérite des 5 sœurs, qui nous apprennent que lorsqu’il n’y a pas de fils, ce sont les filles qui héritent. Les sages du Talmud, nous disent qu’elles n’étaient pas dotées de capacités prophétiques ou d’esprit saint, seul leur aptitude à penser les conduit à ce résonnement, elles diront par 2 fois "notre père n’a pas de fils". Dieu acquiesce, elles ont bien parlé dit-Il, elles ont bien argumentées. Le Midrach appui ce verdict, en nous signifiant que Dieu dit que c’est ainsi qu’est écrite cette paracha, en face de lui dans les cieux. Jusque à présent, la loi venait de la parole Divine et non d’une réflexion humaine. Nous découvrons ici un prototype de ce que seront les discutions Talmudique.

Mais pourquoi sont-ce des femmes, qui initient ce mouvement qui met au jour ce rapport particulier entre Torah écrite et orale ?

Pour mieux le comprendre, il faut user de la métaphore. La relation entre Dieu et le peuple d’Israël est comparé à celle de l’époux, Dieu, et de l’épouse, les bné Israël. Le masculin et le féminin. Dans ce rapport entre les 2, la fonction du masculin est d’apporter un élément en quelque sorte brute, et la fonction du féminin est de reprendre cet élément, et de lui donner une utilité humaine. Un passage du Talmud nous dit : « l’homme apporte le blé et la femme en fait du pain ». Ce type de rapport très prosaïque décrit en réalité une polarité qui traverse l’ensemble de la création. La Torah orale prend ce qui est donné, reçu, et lui donne forme. La femme donne la vie à partir de ce qu’elle reçoit de l’homme.

Ces deux modalités expriment la double nature de la Torah, la Tora chebikhtav, la loi écrite, et son interprétation la Tora chebealpe, la loi orale, toutes deux venues des cieux, indissociables et ne formant qu’un. Dans cette optique, la Torah écrite est une inépuisable source d'interprétations.

Les adeptes de la loi écrite je le crois, ont probablement échoués car ils n’ont pas su imprégner à la Torah écrite, se souffles de Torah orale, qui la rend chaque fois un peu plus vivante. Et tel un organe vivant elle s’est asphyxiée.

CHABBAT CHALOM

Balak 5772


Chers amis,

Le personnage central de la paracha de cette semaine n'est pas un Juif. Ce fait seul n'est pas extraordinaire en lui-même (il y en a d'autres), ce qui rend le personnage de Bilam particulier et énigmatique, c'est son rapport avec Dieu. Avec notre Dieu : Elohim ou le Tétragramme, le Dieu d'Israël. Le fait que le Dieu d'Israël s'adresse à un non juif pose de nombreuses questions, déjà dans la Torah puis chez les commentateurs du Talmud : il y aurait donc une catégorie de personnes, entre juifs et non-juifs, que l'on pourrait qualifier de Neviei oumot haolam (prophètes parmi les nations). Cette catégorie jouirait de pouvoirs particuliers en matière de vision, d'action, de parole etc. qui les mettraient au niveau des prophètes les plus grands du peuple juif (en l'occurrence Bilam est comparé à Moché : fin du Deutéronome : "il n'y aura jamais plus de prophète comme Moché en Israël" => En Israël non, parmi les autres nations oui : Bilam ben Beor). Ce qui est difficile à concevoir pour un peuple qui affirme le lien particulier de Dieu avec la descendance des patriarches Avraham Itzhak et Yaakov, mais en même temps assez logique si l'on suit le développement de la pensée monothéiste de la Bible : puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu, si quelqu'un prophétise ou fait des miracles, c'est donc qu'il se rattache à Lui et pas à un autre, puisque les autres n'ont aucune existence. (Ouvrons une parenthèse : une preuve parmi d'autres que le monothéisme absolu est bien présent dans la Bible, n'en déplaise à Onfray et à ses tentatives ridicules de nier la spécificité du judaïsme, en affirmant que le peuple d'Israël dans la Bible n'est pas monothéiste mais "monolâtre", ce qui n'est que partiellement vrai).

Pour en revenir à Bilam, ce qui m'intéresse dans ce personnage (comme dans tous les personnages bibliques), c'est son ambigüité et son ambivalence.

D'une part, lorsqu'on vient le trouver pour maudire le peuple d'Israël, il affirme qu'il ne pourra rien dire d'autre que les paroles qui lui viennent de Dieu, et refuse même d'y aller après une théophanie nocturne.
D'autre part, après l'accord de Dieu, il part… et provoque la colère divine qui envoie contre lui un ange qui le ridiculise face à son ânesse.

Problématique : personnage positif ou négatif?

S'il est positif : pourquoi Dieu se met en colère contre lui, envoie un ange, etc. ?
S'il est négatif : pourquoi Dieu lui parle-t-il?

En étudiant bien le texte, on finit par être convaincu par la lecture rabbinique : tout se passe comme si Bilam était désireux de pouvoir rendre service à Balak de Moab, plus par cupidité que par haine :
- il ne dit pas que maudire le peuple d'Israël est mal ou néfaste, il dit simplement que ce n'est pas possible.
- Lorsque Dieu lui dit de partir, il croit que quelque chose a changé dans son rapport au peuple juif : "tu ne diras que les paroles que je mettrai dans ta bouche"
- il prépare lui-même sa monture : signe de fébrilité et d'impatience, parallèle avec le personnage d'Avraham (pour le Talmud, ils sont l'antithèse l'un de l'autre: Bilam est jaloux, orgueilleux et matérialiste).
- C'est lui qui donnera le conseil aux moabites de s'y prendre autrement pour atteindre le peuple juif en envoyant les jeunes femmes.

Tout cela donc, concoure à une lecture négative du personnage. Ce qui nous met donc devant une question théologique importante : si Bilam est si mauvais, pour quelle raison Dieu s'attache t-il à ce personnage au point de lui parler et de lui apparaître en rêve?

Plusieurs explications dans la tradition juive :
1. Bilam n'était pas un vrai prophète mais un magicien/illusionniste (dans le livre de Josué il est appelé "kosem")
2. Dieu choisit des personnalités exceptionnelles, hors du commun, et après c'est le libre arbitre
3. L'explication Maïmonidienne de la prophétie.

Le Talmud, qui s'interroge sur la particularité du savoir de Bilam, répond qu'il s'agissait du compte du temps : il savait "utiliser" la seconde de colère divine de la journée. C'est peut-être là qu'il faut chercher le problème que soulève le "cas" Bilam : loin de s'effrayer des pouvoirs immenses que lui confèrent son intelligence/son savoir/son lien avec le divin, il s'en glorifie et cherche à les monnayer. Il adopte une aptitude mécanique/magique du rapport à la parole, et par cela même sa conception est idolâtre : pour faire ce que tu me demandes, il faut tant de sacrifices, tant de point de vue en hauteur, et cela devrait marcher.

Dans le "match" entre Moché et Bilam sur la prophétie, ce qui se joue n'est pas "qui Dieu préfère", mais un questionnement profond sur le rapport au divin. Rapport idolâtre (matérialiste/utilitaire) contre rapport monothéiste (profond, gratuit, désintéressé).

Chabbat chalom

Houkat 5772


Chers amis,

Dans la paracha de cette semaine nous assistons à la disparition de deux personnages de la Torah, et à l'apparition de deux autres. Les personnages qui disparaissent sont le frère et la sœur de Moché, Miryam et Aaron. C'est Miryam qui meurt la première (ce qui paraît dans l'ordre des choses, puisque c'est l'ainée), lors d'une halte dans le désert, dans un endroit nommé "Kadech". Cet évènement nous est relaté de façon si naturelle que les Sages en ont conclu que son décès faisait partie des morts "beneshika" par un baiser, c'est-à-dire un décès sans maladie, ni douleur ou souffrance, mais qu'elle s'est simplement endormie une nuit pour ne pas se réveiller. 

Sa mort est suivie immédiatement par un épisode de manque d'eau, le célèbre puits de Mériba :
1. L'eau manque, or Miryam est un personnage qui apparaît toujours dans un contexte proche de l'eau (elle était présente près du berceau de Moché dans le fleuve, elle chante lors du passage de la mer etc.)
2. Dieu demande à Moché et Aaron de faire un miracle : parler à un rocher pour en faire jaillir de l'eau.
3. Moché s'énerve et au lieu de parler au rocher le frappe à deux reprises.
4. Dieu punit Moché et Aaron en leur disant qu'ils ne pourront pas entrer en terre de Canaan.

Episode curieux, mystérieux, presque incompréhensible.

Le second personnage à disparaître est Aaron (toujours dans l'ordre des choses puisque c'est le second de la fratrie). Sa mort se déroule comme une cérémonie, dirigée par ordre divin : il doit monter sur une montagne accompagné de Moché et de son fils Eléazar, Moché lui enlève ses habits de grand-prêtre et les met sur Eléazar, et il meurt tout aussi simplement que Miryam. Le fait d'enlever ses vêtements le fait mourir, comme si sa vie ne tenait plus que par sa fonction. Comme le souligne le Midrach, sa consolation aura été de voir son fils lui succéder.

De l'autre côté, les deux "personnages" (et je mets le mot "personnage" entre guillemets) qui apparaissent dans cette paracha sont… la vache rousse et le serpent d'airain.

Je ne crois pas nécessaire de revenir sur le mystère que constitue le principe de la vache rousse : cette vache qu'on sélectionne avec attention, qu'on tue et qu'on brûle entièrement pour mêler ses cendres à de l'eau et servir au rituel de la purification après le contact avec la mort. J'ai cité, l'année dernière il me semble, ce midrach très célèbre au nom de Rabban Yohanan Ben Zakaï :
במדבר רבה (וילנא) פרשה יט

אמר להם חייכם לא המת מטמא ולא המים מטהרין אלא אמר הקב"ה חקה חקקתי גזירה גזרתי אי אתה רשאי לעבור על גזרתי דכתיב זאת חוקת התורה

Midrach qui jette les bases de la notion de "Hoq" (mot qui donne le nom à la paracha), de commandement qui n'a pas d'autre valeur propre que celle d'être un commandement (ni but logique ni finalité clairement compréhensible par l'homme).

En ce qui concerne le serpent de bronze/d'airain, ce serpent que Dieu demande à Moché de construire (devrait-on dire "bricoler"?) en urgence pour soigner, guérir et protéger le peuple d'une invasion de serpents dans le campement, un texte très célèbre de la Michna dit exactement la même chose :
תלמוד בבלי מסכת ראש השנה דף כט עמוד א

משנה. +שמות יז+ והיה כאשר ירים משה ידו וגבר ישראל וגו', וכי ידיו של משה עושות מלחמה או שוברות מלחמה? אלא לומר לך: כל זמן שהיו ישראל מסתכלין כלפי מעלה, ומשעבדין את לבם לאביהם שבשמים - היו מתגברים, ואם לאו - היו נופלים. כיוצא בדבר אתה אומר +במדבר כא+ עשה לך שרף ושים אתו על נס והיה כל הנשוך וראה אתו וחי, וכי נחש ממית או נחש מחיה? אלא בזמן שישראל מסתכלין כלפי מעלה ומשעבדין את לבם לאביהם שבשמים - היו מתרפאין, ואם לאו היו נימוקים.

En résumé, et pour préciser ma pensée et là où je veux en venir : deux personnages sortent du devant de la scène, deux commandements apparaissent pour les remplacer, pour ne pas laisser le peuple sans guide, face à lui-même, perdu dans le désert. Deux commandements qui n'ont absolument aucun intérêt pour eux-mêmes, qui ne servent à rien, à part une chose : faire en sorte que le peuple regarde en haut. C'est peu, mais c'est essentiel. C'est même indispensable. Car quelle est la fonction d'un guide, d'un leader, si ce n'est de toujours faire en sorte que le groupe qu'il dirige ne se laisse pas déconcentrer, décourager devant les épreuves et les difficultés, mais soit toujours conscient d'être en marche vers un but ultime à atteindre, un objectif : en l'occurrence il s'agit ici du monothéisme absolu, exigeant tel que nous le présente la Torah.

Les épreuves inévitables que le peuple subit dans le désert (ici symbolisées par des batailles livrées contre des ennemis réels) ne doivent pas les distraire de la marche lente, terriblement lente et difficile qui doit les conduire vers l'entrée en terre d'Israël et l'établissement d'une société régie suivant les règles éthiques dictées sur le mont Sinaï, une société la moins inégalitaire possible.

En l'absence de leader charismatique reconnu par l'ensemble du peuple juif, en l'absence d'un campement unique dans lequel tous les juifs du monde seraient réunis, qu'est-ce qui aujourd'hui remplit cette mission d'unification et concentration sur l'objectif? La réponse est la même aujourd'hui qu'à l'époque de la rédaction de la Torah, même si nous n'avons plus ni vache rousse ni serpent d'airain : il nous reste les mitsvot, et leur traduction dans la règle normative du peuple juif : la Halakha.

Une phrase célèbre de la littérature rabbinique citée par Heschel dans son livre sur le chabbat (traduit en français par "Les bâtisseurs du temps") dit que autant que les juifs ont gardé le chabbat durant les siècles (mot chamar), le chabbat les a gardé/protégés. On pourrait facilement remplacer le mot chabbat par le mot Halakha. La Halakha n'est pas une espèce de folklore, un corpus d'us et coutumes du peuple juif qu'on décide de pratiquer ou non par convenances personnelles. Elle ne représente pas, pour le peuple juif, une religion qu'on choisit ou pas de pratiquer, mais un outil pour survivre et continuer à se battre pour la mission que l'on nous a confié : témoigner de l'unicité de Dieu dans le monde.

Une expression célèbre dit que le diable est dans les détails. Pour les juifs, c'est Dieu qui se trouve dans les détails, dans la mesure où les détails nous permettent de regarder en haut, comme la vache rousse ou le serpent d'airain.

Chabbat chalom