Behaalotekha 5772


Chers amis,

Dans la paracha de cette semaine, après des considérations sur l'allumage de la Ménorah et la consécration des Léviim, la description émouvante de la façon dont le peuple installe son campement ou lève le camp suivant la colonne de nuée que Dieu envoie pour les guider, la révolte sur la nourriture à propos de la viande et l'envoi de cailles, on trouve un récit raconté presque entre parenthèses et qui n'a pas beaucoup de rapports avec la narration passée ou future : Moché, découragé par la difficulté de la tâche, demande à Dieu de le décharger un peu de ses responsabilités. Dieu lui demande de choisir 70 anciens dans le peuple pour qu'il puisse faire descendre sur eux un peu d'esprit prophétique, ce qu'il fait en les amenant à l'entrée du Mishkan. Ils "prophétisent" (Questions : qu'est-ce que cela veut dire et en quoi cela répond à la demande d'aide de Moché?) et s'arrêtent (lo yassafou). Or deux hommes qui étaient restés dans le camp (Eldad et Médad) et n'étaient pas venus devant la tente ont aussi "prophétisé" et ne se sont pas arrêtés. Alors qu’on vient rapporter ces faits à Moché, Yéhoshoua, ulcéré, demande à Moché de les en empêcher (on suppose qu’il y a là quelque chose de subversif, une lutte de pouvoir à celui qui prophétisera le plus… Josué souhaite-t-il que Moché conserve le monopole de la prophétie ?) Et Moché lui répond, dans une attitude qu’on pourrait qualifier de « grand seigneur » : « "Tu es bien zélé pour moi! Ah! Plût au Ciel que tout le peuple de Dieu se composât de prophètes, que l'Éternel fit reposer son esprit sur eux!"

Il faut bien reconnaître que c’est un texte assez obscur, et qu’on ne comprend pas bien de quoi il s’agit : d’une révolte? D’une lutte de pouvoir? Ou tout simplement de l’expression d’une voix différente?

תלמוד בבלי מסכת סנהדרין דף יז עמוד א
תנו רבנן: +במדבר י"א+ וישארו שני אנשים במחנה יש אומרים בקלפי נשתיירו. שבשעה שאמר לו הקדוש ברוך הוא למשה אספה לי שבעים איש מזקני ישראל אמר משה: כיצד אעשה? אברור ששה מכל שבט ושבט - נמצאו שנים יתירים, אברור חמשה חמשה מכל שבט ושבט - נמצאו עשרה חסרים, אברור ששה משבט זה וחמשה משבט זה - הריני מטיל קנאה בין השבטים, מה עשה? בירר ששה ששה, והביא שבעים ושנים פיתקין, על שבעים כתב זקן ושנים הניח חלק, בללן ונתנן בקלפי, אמר להם: בואו וטלו פיתקיכם! כל מי שעלה בידו זקן אמר: כבר קידשך שמים, מי שעלה בידו חלק - אמר: המקום לא חפץ בך, אני מה אעשה לך? […]רבי שמעון אומר: במחנה נשתיירו. בשעה שאמר לו הקדוש ברוך הוא למשה: אספה לי שבעים איש אמרו אלדד ומידד: אין אנו ראויין לאותה גדולה, אמר הקדוש ברוך הוא: הואיל ומיעטתם עצמכם - הריני מוסיף גדולה על גדולתכם. ומה גדולה הוסיף להם - שהנביאים כולן נתנבאו ופסקו, והם נתנבאו ולא פסקו. ומה נבואה נתנבאו? אמרו: משה מת, יהושע מכניס את ישראל לארץ. אבא חנין אומר משום רבי אליעזר: על עסקי שליו הן מתנבאים, עלי שליו, עלי שליו! רב נחמן אמר: על עסקי גוג ומגוג היו מתנבאין, שנאמר […] אמר מר: כל הנביאים כולן נתנבאו ופסקו, והן נתנבאו ולא פסקו. מנא לן דפסקו? אילימא מדכתיב +במדבר י"א+ ויתנבאו ולא יספו. אלא מעתה +דברים ה'+ קול גדול ולא יסף, הכי נמי דלא אוסיף הוא? אלא - דלא פסק הוא! אלא: הכא כתיב ויתנבאו, התם כתיב +במדבר י"א+ מתנבאים - עדיין מתנבאים והולכים. בשלמא למאן דאמר משה מת - היינו דכתיב +במדבר י"א+ אדני משה כלאם, אלא למאן דאמר הנך תרתי, מאי אדני משה כלאם? - דלאו אורח ארעא, דהוה ליה כתלמיד המורה הלכה לפני רבו. בשלמא למאן דאמר הנך תרתי - היינו דכתיב מי יתן, אלא למאן דאמר משה מת - מינח הוה ניחא ליה? - לא סיימוה קמיה. מאי כלאם - אמר ליה: הטל עליהן צרכי ציבור, והן כלין מאיליהן.
« Deux hommes sont restés dans le camp » : certains disent qu’ils sont restés à cause du tirage au sort, car lorsque Dieu a demandé à Moché « choisi-moi 70 anciens parmi les Bné Israël » Moché s’est dit comment vais-je faire ? Si je prends 6 de chaque tribu il y en aura 2 de trop (6*12=72). Si j’en prends 5 de chaque tribu il en manquera 10 (5*12=60), si je prends arbitrairement 6 d’une tribu et 5 de l’autre je vais instaurer de la jalousie entre les tribus ! Qu’a-t-il fait ? Il en a choisi 6 de chaque et a pris 72 bulletins. Sur 70 il a écrit « Zaken/ancien » et sur deux d’entre eux il n’a rien écrit (bulletin blanc). Il les a mélangés et les a mis dans une urne : « venez et tirez votre bulletin ». […]
Rabbi Shimon : lorsque Dieu a dit choisis-moi 70 anciens, ils se sont dit « nous ne sommes pas assez qualifiés ». Dieu dit « puisque vous avez fait preuve d’humilité je vous ajouterai de la grandeur » quelle grandeur ? Tous les prophètes prophétisaient et s’arrêtaient alors qu’eux ne s’arrêtaient pas.
Quelle prophétie annoncèrent-ils ?

  • Moché va mourir et c’est Josué qui conduira le peuple en terre de Canaan
  • Les cailles arrivent
  • La guerre de Gog et Magog

Personnellement, ce que je trouve passionnant et riche d’enseignements, c’est surtout la réaction de Josué : le réflexe de défense de son maître, de son pouvoir et de son « monopole ». Concept de zélé/zélotes, en hébreu « kanaï » de la racine קנא qui signifie « jaloux ». Le mot sera utilisé dans une autre paracha des Nombres à propos de l’histoire de Pinhas, lorsqu’il tue un homme et une femme sans autre forme de procès. Le réflexe d’un pouvoir mal assuré qui cherche à éliminer tous ceux qu’il croit susceptibles de lui faire concurrence. Un réflexe de dictateur. Cette réaction ne fait que mieux ressortir le personnage de Moché, son humilité, et sa « non-jalousie » : il n’a pas de volonté de monopoliser la parole divine et d’être le seul représentant sur terre. Au contraire il se félicite de la diversité et des désirs de certains de vouloir lui ressembler et d’accéder à son niveau, d’où ils sont, avec leur propre voix(e) (et ici le texte s’inscrit dans la suite narrative, peut-être pas littéralement mais poétiquement, car on vient de nous expliquer les différentes utilisations du chofar, en voyageant, en fêtant, en sonnant l’alarme etc.)

Il y a donc 2 attitudes : Moché et Josué. C’est à cela que j’ai pensé lundi dernier, en arrivant à la radio pour enregistrer ma petite chronique : On m’a dit que certains rabbins s’étaient plaint, il faut donc bien expliquer que c’est un créneau réservé aux associations et pas aux rabbins, et que surtout je ne devais pas prononcer le mot « massorti ». Je me suis dit à qui ils ressemblent ? A Josué. Un pouvoir mal assuré qui craint pour l’avenir de son monopole. La peur de la concurrence, la volonté de préserver les avantages acquis et de ne rien partager. La volonté d’inhiber toute velléité d’indépendance.

Il ne reste plus qu’à espérer que comme dans la Tora, ce n’est pas Josué mais Moché qui aura le dernier mot.

Chabbat chalom

Nasso 5772


Chers amis,

La paracha de cette semaine, la paracha Nasso, avant de traiter de différents sujets comme la femme Sota, le Nazir ou la bénédiction des prêtres, donne une grande importance aux comptes : le compte des Léviim au début, et le compte exact des offrandes apportées par chaque chef de tribu lors de l'inauguration du Tabernacle. Nous avons déjà parlé, à l'occasion de la lecture de cette paracha ou de la paracha pékoudé, de l'importance que la Tora accorde aux comptes, un domaine que l'on pourrait considérer comme "technique" et moins important que tout ce qui concerne les grandes idées théologiques parce que "bassement" matériel.

Or pour la Torah, les comptes doivent être publics, consignés par écrit, et sont fondamentaux pour plusieurs raisons :
- éviter d'entacher la réputation des prêtres et du sanctuaire, pour que personne ne dise que les prêtres s'enrichissent et trafiquent indûment les offrandes que le peuple apporte
- affirmer un équilibre à l'intérieur du peuple puisque chaque tribu doit apporter exactement la même somme, ni plus ni moins, chaque tribu a donc la même importance que les autres : on ne mesure pas le statut d'une tribu par rapport à une autre suivant le nombre de personnes (de combattants, puisque ce recensement est un recensement militaire) mais suivant sa contribution, afin de créer un sentiment d'égalité.
- enfin, les comptes ont toujours été l'élément concret de la politique d'une nation : on peut déclamer de grands discours sur les inégalités, ce n'est qu'avec l'examen minutieux du budget qu'on mesure l'effort accompli vers telle ou telle direction. C'est le budget qui définit une orientation politique. C'est par les finances qu'on pèse et qu'on fait pencher la balance à gauche ou à droite.

Ceux d'entre nous qui sont les plus au fait de l'actualité du mouvement massorti voient peut-être déjà où je veux en venir : cette semaine d'Israël nous est venue une décision aussi inattendue qu'historique, et le mot n'est pas trop fort : suite à une plainte déposée auprès de la haute court de justice, et d'une longue procédure judiciaire d'environ 6 ans, les juges ont décidé d'ordonner à l'Etat d'allouer un budget pour le salaire de rabbins non-orthodoxes.

Evidemment, d'après ce que j'en ai compris, il ne s'agit que d'un début assez timide : après des négociations à l'intérieur du gouvernement pour connaître les suites à donner à cette décision judiciaire, il a été décidé que cela concernerait dans un premier temps pas plus d'une quinzaine de postes, que les sommes seraient versées par les "moatsot ezoriot" (les conseils régionaux) => ce qui veut dire que cela ne concerne pas les rabbins de communauté qui exercent dans des grandes villes, et les sommes allouées ne proviendront pas du ministère des cultes ("misrad hadatot"), mais du ministère de la culture et des sports. Enfin, cette décision ayant été le résultat d'une action de lobbying menée par le mouvement libéral israélien, il va maintenant falloir s'entendre avec eux pour la répartition des postes.

Néanmoins je le répète c'est une décision historique. Parce que pour la première fois depuis la création de l'Etat d'Israël le monopole orthodoxe sur la représentation du religieux face à la société civile a subi une brèche. Une toute petite brèche, mais une brèche quand même. Cette décision vient couronner plus de 30 ans d'efforts et de militantisme, de la part de communautés unies en mouvements, de séminaires d'études rabbiniques et universitaires de très haut niveau, mais aussi d'institutions moins formelles et identifiées à un courant qui s'adressent au public israélien au sens large : le réseau scolaire Tali ou le centre pour un pluralisme juif (financé par le mouvement libéral et dont l'action de lobbying a été à l'origine de ce succès).

Cette décision et cette volonté politique prouvent que quelque chose bouge dans la société israélienne, dans le rapport avec le judaïsme religieux. Bien sûr, on pourra toujours objecter que si l'Etat d'Israël a pour objectif de ressembler un jour à une démocratie occidentale, il faudra en passer par une séparation entre la vie civile et la religion. Mais ce débat sur le caractère juif ou pas de l'Etat d'Israël je le laisse aux israéliens, qui devront un jour ou l'autre trancher. Ce qui m'intéresse et me concerne directement, c'est la définition du judaïsme religieux => monopole prisonnier d'une surenchère ultra-orthodoxe, ou pluralité de courants et d'idées dans une atmosphère démocratique?

A propos de cette décision,  il faut insister lourdement : ce n'est pas une victoire contre les orthodoxes. Car le but n'est pas, loin de là, d'initier des batailles judiciaires ou autres pour les contraindre par la force à nous reconnaître et nous accepter. Cela n'aurait pas de sens ! Tous les efforts effectués depuis tant d'années ne doivent pas être compris comme une guerre contre les orthodoxes. Il s'agit simplement d'obtenir de la société une place en tant qu'interlocuteur légitime, représentant d'un courant du judaïsme fort de nombreux membres et d'une longue tradition de penseurs et d'éxégètes.

Le rabbin Benny Lau, un des chefs de file de l'orthodoxie moderne en Israël, a eu une réaction sur internet que je trouve très saine et belle, et que je résume en quelques mots : "à ceux qui poussent des cris en parlant d'invasion des réformés et de la fin du judaïsme orthodoxe, il faut simplement dire que ces angoisses sont ridicules : car au bout du compte, plus la concurrence est libre, plus ce sera au public de choisir le meilleur rabbin, celui qui répondra à ses attentes. Il en profite pour dénoncer l'opacité du budget des rabbins de quartier ou de ville.

Pour conclure, et pour revenir à la paracha de la semaine : la valeur d'un groupe au sein de l'entité que constitue le peuple juif ne se mesure pas au nombre de ses partisans, mais à ce qu'il apporte, comme offrande/participation à l'ensemble du peuple pour mériter sa place d'interlocuteur au même rang que tous les autres groupes/tribus. Il faut donc que les prochaines avancées soient accompagnées d'une réflexion profonde sur notre identité : il ne sert à rien de réclamer ce que nous estimons devoir nous revenir, il faut plutôt savoir ce que nous avons à offrir, à apporter de neuf et d'essentiel au judaïsme et à la société juive en général.

Chabbat chalom