Toledot/Hommage à Rabin

Chers amis,
La paracha Toledot est extrêmement riche en évènements importants et fondamentaux pour la suite du récit : le mariage d'Itzhak et de Rebecca, la stérilité, la naissance des jumeaux Ésaü et Jacob, les relations entre Itzhak et Avimelekh le roi des philistins, le rapport qu'entretient Itzhak avec l'héritage de son père (en rouvrant les puits qui avaient été creusés par Avraham et comblés depuis), la compétition entre les deux frères pour le droit d'aînesse et la bénédiction, et enfin l'exil de Jacob, tous ces évènements sont décrits en quelques lignes et commentés en des milliers de pages pour leurs significations historiques, psychologiques ou encore ésotériques. Ceux qui savent porter sur le texte un regard neuf et sans préjugés reconnaîtront que les personnages qui nous servent de modèles, d'ancêtres, de référent sont tout sauf des saints intègres et justes. Ce sont des humains, avec leurs faiblesses, leurs défauts, leurs sentiments pas toujours nobles, leurs maladresses et leurs erreurs. La famille qui nous est présentée dans le texte n'est pas du tout la famille idéale que nous rêvons d'avoir, mais une famille qui nous ressemble et à laquelle on peut largement s'identifier.
Le texte sur lequel je voudrais me concentrer ce soir est sans doute le plus célèbre et le plus commenté : la façon dont Yaakov, poussé par sa mère, "vole" à son père la bénédiction qui était destinée à son frère. Itzhak est déjà vieux et aveugle, il demande à son fils préféré, Esaü, de lui préparer un plat pour lui donner sa bénédiction, Rivka entend cela et imagine un stratagème, elle "déguise" Yaakov en lui mettant une peau de bête sur les bras et le fait entrer dans la tente de son père qui, pris d'un doute, demande à lui toucher les bras et prononce ces mots si célèbres :
בראשית פרק כז

הַקֹּל קוֹל יַעֲקֹב וְהַיָּדַיִם יְדֵי עֵשָׂו

Questions des commentateurs :
- si vraiment il n'avait reconnu Ésaü qu'à moitié, pourquoi lui donne t-il la bénédiction malgré tout?
- comment un stratagème aussi primaire a-t-il pu fonctionner?
- Pourquoi se fier au toucher plus qu'à l'ouïe?
Etc. Ces questions sont fondées pour ceux qui s'attachent au Pchat, le sens premier du texte, et dont les interrogations concernent le déroulement de la scène.
D'autres ne peuvent pas croire que le texte raconte simplement l'histoire d'un vieil homme aveugle qui n'est même plus capable de différencier ses deux fils. Ce serait oublier que dans la littérature de l'antiquité le motif de l'aveugle joue un rôle central : Homère, l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée, était aveugle, ce qui lui permettait de composer ses magnifiques descriptions, de guider ses personnages dans l'Histoire, et de percer les sentiments les plus profonds. Ce serait oublier que dans la langue des rabbins du Talmud les aveugles sont appelé "Saguy Naor" "ceux qui voient la lumière", les seuls qui la voient vraiment, car ils ne sont plus soumis à leur sens. Dans l'antiquité, dans la littérature de l’Antiquité, un aveugle n'est pas une personne non-voyante, mais une personne clairvoyante. Selon ces commentaires, il n'est donc pas question ici de l'expression d'un vieil homme qui se trompe, mais plutôt de l’exclamation d’un homme qui vient de comprendre que l’histoire, le destin lui donnent tort. Jusqu’à cet instant, il croyait que sa bénédiction devait être attribuée à celui qui en avait le plus besoin, celui qui compensait sa faiblesse morale et spirituelle par de la force physique et de la brutalité, et non pas à celui qui est décris comme « Ich tam, yochev ohalim ». Or à ce moment du récit il comprend, comme Avraham qui avait tenté d’inclure Ismaël dans son héritage, que son fils aîné, malgré tous ses efforts (et le personnage d’Ésaü est loin d’être aussi noir que le décrivent les rabbins), Esaü ne pourra pas apprendre à devenir comme Yaakov. C’est le contraire qui se produit :
הַקֹּל קוֹל יַעֲקֹב וְהַיָּדַיִם יְדֵי עֵשָׂו
C’est Yaakov qui a appris d’Ésaü et qui utilise sa méthode : prendre de force ce qu’il estime devoir lui revenir, prendre des risques, agir, parce qu’il est convaincu que sa cause est la bonne.
Un autre commentaire va dans le même sens mais encore un peu plus loin :
הַקֹּל קוֹל יַעֲקֹב וְהַיָּדַיִם יְדֵי עֵשָׂו
Certains voient dans cette phrase non pas une expression de surprise ou de désespoir, mais le début de la bénédiction attribuée à Jacob et à ses descendants : « Tant que ta voix sera celle de Jacob, alors que la force d’Ésaü te vienne en aide au service de tes projets ».
Les personnages de Yaakov et de Essav dans la littérature rabbinique sont considérés comme les archétypes, les « fondateurs » de deux grandes lignées, deux « peuples » comme le dit le texte à propos de la grossesse de Rivka : Ésaü représente Rome puis le monde occidental, tandis que Yaakov représente le peuple juif. Mais plus largement Ésaü symbolise aussi la force, la brutalité, l’ambition, l’énergie, la volonté, sans quoi rien n’est possible, et Yaakov symbolise un certain esprit rêveur, idéaliste, profond, sensible, qui n’est pas souvent visible et qui peut être caché par le déguisement, l’apparence de la brutalité lorsqu’elle est mise au service de ce projet, mais qui peut aussi briller par son absence ou son manque lorsque l’habit d’Ésaü prend toute la place et devient une fin en soi.
Combien sommes-nous à réaliser que partir à la chasse, acquérir un certain confort économique et une position sociale n’est pas un but en soi mais un des moyens d’assurer la transmission de certaines valeurs ? Que choisissons-nous lorsque dans la compétition économique sans pitié à laquelle nous nous livrons quotidiennement il faut choisir de préserver certaines valeurs pour ne pas vendre son âme… à Ésaü ?
Ce chabbat, avec un peu de retard par rapport à Israël, nous allons commémorer l’assassinat de Yitzhak Rabin. Tout à l’heure il sera question des causes profondes de l’assassinat, mais je voudrais m’arrêter un instant sur sa personnalité. Il est assez difficile et délicat, lorsqu’on cherche à tirer le bilan des actions de quelqu’un, de ne pas tomber dans l’excès, en l’occurrence de ne pas verser dans l’hagiographie et dans la naïveté. Qui peut croire qu’un personnage qui est arrivé au plus haut grade de l’armée israélienne, jusqu’à jouer un rôle décisif dans nombre de batailles dont celles de la guerre des 6 jours, y est parvenu sans verser du sang, sans utiliser la force brut, brutale, sans parfois user de moyens tactiques et stratégiques discutables, car « à la guerre comme à la guerre ». Qui peut croire qu’on peut arriver aux plus hautes fonctions de la démocratie israélienne, jusqu’à se faire élire deux fois premier ministre, sans tremper dans les magouilles et les combines politiciennes, les trahisons, les renoncements, les promesses non tenues, les financements occultes des campagnes… ? Le bras de Essav. Mais ce qui nous manque chez Rabin c’est la conscience que s’il concédait à employer ces moyens ce n’était ni comme fin en soi, ni pour servir ses ambitions personnelles ou encore les intérêts de ses proches. C’était comme Yaakov, à contrecœur, avec un certain dégoût, obligé par la nécessité, au service d’un projet : « la voix de Jacob », voix/voie. Unanimement, tout le monde est d’accord pour dire qu’il était de ceux qui se battaient « au nom d’une certaine idée » du sionisme et d’Israël. Quel que soit le bord politique, les témoignages que j’ai entendus la semaine dernière en Israël rendaient hommage à sa rigueur, son honnêteté, son courage, son désintéressement, pour dresser par antithèse un portrait un peu trop pessimiste à mon goût de la classe politique actuelle, gangrénée par la corruption et les conflits d’intérêts. Je crois profondément que la meilleure façon de rendre hommage à Yitzhak Rabin n’est pas de jeter l’opprobre sur toute une classe de dirigeants qui n’ont pas sa valeur ni son mérite. Le seul hommage constructif que l’on peut lui rendre est de réfléchir à l’éducation d’une génération à qui l’on transmettra les valeurs qu’il a su si bien incarner mais dont personne ne détient le monopole ou l’exclusivité puisqu’elles datent… de Yaakov avinou.
Chabbat chalom.

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