Bo 5772


Chers amis,

Dans la paracha de cette semaine, Bo, nous assistons à la suite des négociations entre Dieu et ses porte-paroles, Moché et Aharon, et Pharaon pour laisser partir les hébreux. Au début il n’est pas question de les laisser partir définitivement. Ils présentent leur demande comme une « autorisation de sortie provisoire du territoire », afin de pouvoir faire une fête à leur Dieu, « Hag la-hachem », pendant trois jours dans le désert. Au départ Pharaon refuse catégoriquement, puis au fur et à mesure des épreuves et des plaies, il se laisse adoucir et fait des pas en avant pour la négociation : Vous n’avez qu’à faire votre culte ici, vous n’êtes pas obligés de partir, allez-y sans votre bétail, sans vos enfants… Moché et Aaron négocient en position de force (Dieu est de leur côté) et ne lâchent rien : "Nous irons jeunes gens et vieillards; nous irons avec nos fils et nos filles, avec nos brebis et nos bœufs, car nous avons à fêter l'Éternel."

Pour Pharaon, pour un Egyptien, le culte à un Dieu est et doit rester l’affaire d’une caste de prêtres. Il veut bien accepter qu’y participent aussi tous les hommes du peuple, mais l’idée qu’un peuple entier, hommes vieillards, enfants (et même les femmes !), que tous ces gens puissent partir pour une fête religieuse lui paraît incompréhensible. Il s’en méfie, flaire le piège, les accuse de vouloir s’enfuir pour ne jamais revenir.

Si j’osais, je dirais qu’il s’agit d’une sacrée ironie, ou d’une ironie sacrée… les juifs insistent pour avoir le droit de prier avec leurs femmes !

Est-il nécessaire de rappeler que dans l’optique biblique, dans la pensée monothéiste, il ne peut pas y avoir d’intermédiaire entre Dieu et chaque être humain, et que chacun a le droit de vivre sa relation avec le divin comme il l’entend. Dans la théorie, personne n’a le droit d’exclure quelqu’un du peuple, puisque Dieu va se révéler, dans la suite du récit, à la multitude, à la masse, tous réunis autour du Mont Sinaï sans aucune distinction de caste ou de genre. (Contrairement à une iconographie populaire cf. mon livre de l’Exode)

A cela on objectera que par la suite il y eu dans le peuple une catégorie de personnes qui, par la naissance, étaient exclusivement réservés, consacrés au culte : les cohanim et Léviim. Certes, mais cette situation est le résultat de circonstances pratiques :
  • Il faut bien que quelqu’un s’occupe des sacrifices et de monter le michkan, et il faut que ce soit du personnel formé.
  • Il est bien spécifié que ce n’est qu’une situation liée à un certain contexte, mais que le but final du peuple juif est d’être « une nation sainte et un peuple de prêtres ». Un peuple de prêtres ! pas un peuple où les hommes seraient prêtres et les femmes leur feraient la cuisine !

Le format d’une dracha du vendredi soir ne convient pas pour faire ce que j’ai déjà fait à d’autres occasions : expliquer par quel processus, par quelles influences (souvent étrangères au judaïsme) les femmes se sont progressivement retrouvées exclues du culte et des fonctions communautaires.

J’ai aussi eu l’occasion d’expliquer pourquoi nous, juifs massorti, nous croyons que ce mouvement n’est pas irréversible, et qu’il est possible de corriger ces évolutions et de les adapter aux exigences de la société dans laquelle nous vivons actuellement.
Mais pour rester collé, concentré sur la paracha, Bo est l’occasion de parler du premier commandement de la Torah, la première mitsva donnée à l’ensemble du peuple juif : « Ce mois sera pour vous le premier des mois de l’année… »

Le premier commentaire de Rachi sur le premier verset de la Torah : « [ce n’est pas le début] la Torah aurait dû commencer par le premier commandement, celui qui se trouve dans la paracha Bo : « Ce mois sera pour vous le premier des mois de l’année etc. » or si la Torah a jugé utile de commencer par la création du monde c’est d’après Rachi, pour des questions politiques… mais je ne reviens pas là-dessus. »

L’occasion de rappeler que nous avons une conférence ce dimanche sur le calendrier hébraïque (ce n’est pas une coïncidence !). Ce que M. Myara ne nous dira pas dimanche, c’est que le compte des mois, comme tout ce qui a trait au cycle lunaire, est une mitsva féminine.

Pourquoi féminine ? A cause du cycle de 28/29 jours. C’est peut-être une nouveauté pour certains (certaines) mais il y a des mitsvot féminines et des mitsvot masculines. Il y a même des textes homilétiques d’inspiration cabbalistique pour lesquels le peuple d’Israël tout entier est une femme, une fiancée, dont l’amant est Dieu lui-même. Dans le texte de la Tora, dans cette même paracha, Dieu dit à Pharaon « tu répudieras Israël comme on renvoie une Kala, une femme de son foyer (pour le divorce).

Où est-ce que je veux en venir ? Que de la même façon qu’il y a des lectures masculines de la Tora, qui sont évidemment majoritaires dans la tradition juive, des lectures féminines sont possibles. C’est un chantier qui s’est ouvert il y a quelques années et qui est florissant. Mais c’est de la responsabilité des femmes de ne pas laisser aux hommes le monopole des études et du rapport avec les textes ou le culte, et d’investir massivement les lieux où elles pourront trouver leur place, de façon militante.

Chabbat chalom

Vaera 5772


Chers amis,
 
La paracha de cette semaine s’ouvre sur la suite d’un dialogue entamé dans la paracha précédente, entre Dieu et Moché : une « révélation », une confidence => je suis le Dieu qui est apparu aux patriarches Avraham Itshak et Yaakov, mais je ne leur ai pas révélé mon nom « Hachem », le tétragramme. Certains commentateurs considèrent cette confidence au sens premier « pchat » et tentent de répondre aux difficultés que cela pose, puisque le tétragramme apparaît effectivement dans la Genèse à plusieurs endroits, en rapport avec les patriarches. D’autres vont s’engager dans une description apologétique des qualités de Moché pour expliquer pourquoi lui a eu le mérite de recevoir cette révélation et pas les patriarches : ses qualités auraient été supérieures etc. Enfin, une troisième catégorie de commentaires s’intéresse à la question de l’apparence, de la perception divine dans le texte de la Tora. En quoi le « hachem » du livre de chemot est-il différent du « hachem » de la Genèse ? A cela, on répond généralement que Celui qui entre en contact avec la lignée de patriarches Avraham Itshak et Yaakov ne se manifeste pas par des actes surnaturels mais par des promesses et une alliance dont aucun des trois ne verra ne serait-ce que le début du commencement de la réalisation. Pour résumer : la Genèse = le temps de l’élection, de l’alliance et des promesses. L’Exode = le temps de la réalisation, de la mise à l’épreuve de l’alliance, et de l’intervention divine dans l’histoire. C’est ce qui se passe dans le début de Vaéra : une scène que j’appellerais, si ce mot n’était pas si empreint de christianisme, une annonciation. L’annonce, l’avertissement de ce qui va suivre : jusqu’à présent, Dieu jouais certes un rôle de premier plan dans le texte, dans la narration, mais pas dans l’Histoire. Il était en retrait, ne s’adressant qu’à des individus, observant, jugeant sans vraiment intervenir (je précise que je parle de la Genèse dans les épisodes qui traitent des patriarches et pas de la création ou du déluge, qui renvoient à un passé mythologique…). A partir de maintenant, avec le livre de chemot, s’ouvre une autre période du récit biblique : Dieu lui-même va jouer un rôle de premier plan, par l’intermédiaire de Moché et Aaron. Les mots même, le vocabulaire employé et les formes verbales soulignent que Dieu sort de sa passivité pour devenir actif (4 lechonot chel guéoula véhotséti végaalti etc.) Ce que souligne bien le texte de la Haggada de Pessah (ceux qui étaient présents lors de la conférence de Rivon savent que le meilleur texte sur la sortie d’Egypte c’est… la Tora, même si la Haggada insiste sur des notions qui ont leur importance) => ani velo malakh, ani velo chaliah.

Lorsque Moché se retrouve devant Pharaon, il parle au nom de « Hachem », et Pharaon répond « je ne connais pas ce Hachem ». Moché, lors de ses dialogues avec le roi d’Egypte, fait en sorte de toujours se placer en position de messager, d’ambassadeur du Nom. Stratégie compréhensible : Pharaon lui-même est un Dieu, il ne peut accepter de traiter qu’avec son égal. Dans la rhétorique employée, Dieu parle du peuple d’Israël comme de son fils ainé.

Lorsque Moché fait des petits tours de magie avec son bâton, cela n’impressionne pas du tout Pharaon car ses « Hartoumim », ses sages savent faire la même chose. En revanche lorsque Dieu intervient dans la Nature, il faut se remettre dans le contexte pour comprendre qu’il défie, au-dessus de Pharaon, tous les dieux égyptiens, et le premier d’entre eux : le Nil.

Cela, les égyptiens le voient et le comprennent. Pas les hébreux. C’est ce que dit le texte, lorsque Moché vient leur annoncer que « Hachem » va venir à leur secours. « velo cham’ou elav mikotser rouah ou meavoda kacha » = ils ne l’ont pas entendu/pas compris « à cause du souffle court et du travail pénible ». Cette phrase, cette expression qui peut paraître innocente représente en fait la description d’une situation mentale, un état d’esprit particulier qui représente, pour les commentateurs, un obstacle à la perception de la révélation.
מכילתא דרבי ישמעאל בא - מס' דפסחא פרשה ה ד"ה והיה לכם

ר' יהודה בן בתירא אומר הרי הוא אומר ולא שמעו אל משה מקוצר רוח וגו' וכי יש לך אדם שהוא מתבשר בשורה טובה ואינו שמח נולד לך בן זכר רבך מוציאך לחירות ואינו שמח אם כן למה נאמר ולא שמעו אל משה (שמות ו ט) אלא שהיה קשה בעיניהם לפרוש מעבודה זרה שנ' ואומר אליהם איש שקוצי עיניו השליכו ובגלולי מצרים אל תטמאו (יחזקאל כ ז) ואומר וימרו בי ולא אבו שמוע וגו' ואעש למען שמי לבלתי החל וגו' (שם /יחזקאל/ ח - ט) הה"ד וידבר ה' אל משה ואל אהרן ויצום אל בני ישראל (שמות ו יג) צום לפרוש מעבודה זרה:

Ils sont tellement occupés par le travail, par la nécessité de faire ce qu’on leur demande, de subvenir à leurs besoins primaires, qu’ils ne sont pas capables d’entendre, de réaliser que l’heure de la libération a sonné.

On peut prendre ce concept et le tirer vers de très nombreuses directions : les formes que peuvent prendre l’aliénation physique d’une personne font que peu à peu elle perd tous ses repères et sa dignité. Lorsqu’on commence par lentement oppresser les gens jusqu’à ce qu’ils ne se préoccupent plus que de leur propre survie, de la satisfaction des besoins primaires, il devient inutile de les enchainer, ils ne songeront plus à s’échapper.
Ex : les totalitarismes du XXème siècle, les camps de travail (cf Primo Lévi, Soljenitsine etc.) on commence par rendre rare la nourriture et les vêtements, par organiser la réduction des rations, et les gens passent leur temps à s’occuper à survivre et non à se révolter.
De façon un peu ironique, en psychologie contemporaine on exprime cette hiérarchie des besoins sous la forme d’une pyramide : la pyramide de Maslow, du nom d’un psychologue dont la théorie est parue en 1943 :
Accomplissement personnel (morale, créativité, résolution des problèmes…)

Estime (confiance, respect des autres et par les autres, estime personnelle)

Besoins d’appartenance et affectif (amour, amitié, intimité, famille, sexe)

Besoins de sécurité (du corps, de l’emploi, de la santé, de la propriété…)

Besoins physiologiques (manger, boire, dormir, respirer)
Pyramide des besoins
Confinez les gens au premier stade, celui des besoins physiologiques, et ils resteront en esclavage sans possibilité de sortir. Ils ne comprennent même pas que la fin est arrivée. Ils ont perdu espoir. L’aliénation absolue.

Une des façons dont s’exprime la liberté dans la tradition juive : le chabbat « zekher litsiat mitsraïm » => certains ne voient pas le rapport (la sortie d’Egypte a-t-elle eu lieu un chabbat ?). D’autres au contraire affirment que le chabbat est une façon de se libérer de l’aliénation quotidienne du travail. Une façon de lever la tête, de réfléchir et sortir de sa condition de prisonnier pour goûter à la liberté. « Me’eyn ‘olam haba » => un goût du monde futur. On dit souvent que lorsque le Machiah arrivera personne ne le reconnaîtra. Ou alors seulement ceux qui auront résisté à l’oppression grâce au chabbat. (La résistance s’exprime dans des formes spirituelles, voir les camps et autres goulags).

Plus proche de nos préoccupations, une des fonctions d’un leader communautaire, qui se veut un des héritiers de Moché, est de veiller constamment à ce que les gens ne se laissent pas déborder, envahir par les petits soucis du quotidien, les petites tâches qui sont nécessaires, les petites querelles (qui sont inévitables), mais pensent toujours à lever la tête, garder le cap vers l’objectif, qui est de transmettre un certain nombre de valeurs, une certaine conception de la liberté à nos enfants. 
    
Chabbat chalom.

Chemot 5772

Chers amis,


Un des thèmes les plus travaillés et aboutis de la littérature de l’antiquité est celui de la naissance du héros. Que ce soit dans la mythologie Babylonienne,  Égyptienne, Grecque ou dans l’occident médiéval, il est assez fréquent que le héros/le roi ait eu une origine noble voire divine, une naissance cachée et une enfance dans la pauvreté d’un milieu modeste, puis soit revenu au pouvoir par des circonstances rocambolesques et acclamé comme le retour de quelqu’un qu’on n’attendait plus.

Comme les innombrables textes parallèles, d’Œdipe au roi Arthur en passant évidemment par Jésus, l’histoire de sa conception et de sa naissance, dans des circonstances tragiques, alors qu’un méchant roi cherche dès le début à lui ôter la vie, avant même qu’il ait commencé à agir et faire preuve de qualités morales ou chevaleresques, est du domaine du conte, du mythe.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire, la meilleure méthode que l’on m’ait jamais enseignée pour faire produire du sens aux textes est la comparaison. Or en comparant le début du récit de l’Exode à d’autres récits mythologiques du même milieu ou du même monde, deux différences fondamentales ressortent et sautent aux yeux :

Premièrement, le héros classique doit être de naissance prestigieuse, de sang royal, d’une famille noble qui est destinée à régner. Deuxièmement, un évènement imprévu, insolite, va provoquer un déracinement du héros et le conduire à se cacher, à vivre dans la clandestinité et l’anonymat pendant toute son enfance, loin de sa famille biologique, élevé par des gens qui ne sont pas ses parents. Troisièmement une autre circonstance dramatique, un « troisième acte » le fait revenir dans son milieu d’origine, se battre pour obtenir la place qui lui est due et enfin accéder au pouvoir et régner sur le trône. Relisez les contes de fées, Œdipe, etc. Tous ces mythes sont des variations autour d’un même thème. Ce qui est passionnant et riche d’enseignements, c’est de voir la façon dont la Torah revisite ce mythe pour le modeler et faire passer son propre message :
  • Moché, puisque c’est de lui qu’il s’agit, le héro, le sauveur, n’est pas issu d’une famille noble destinée à régner. Comme nous l’avons vu la semaine dernière à propos des bénédictions que Yaakov donne à chacun de ses douze fils, la tribu qui est appelée à régner, de laquelle doit venir le roi est Juda. Or Moché vient de Lévy. Et pas du clan de l’ainé de Lévy mais d’un autre fils, beaucoup plus tardif dans la naissance.
  • Moché subit effectivement un évènement douloureux qui l’oblige à se séparer de sa famille d’origine : ce n’est pas les devins de Pharaon qui ont prédit qu’il allait menacer le roi et le tuer pour prendre sa place, mais le roi a décidé que tous les garçons hébreux devaient être jetés dans le Nil dès la naissance, et sa mère, après l’avoir caché un certain temps, est obligée d’obéir à cette loi.
  • Circonstance exceptionnelle : Le Nil (le dieu égyptien) apporte l’enfant à la fille de pharaon qui décide de l’adopter. => il sera élevé dans le palais royal, dans la noblesse, et recevra l’éducation d’un prince. C’est l’exact inverse de l’histoire d’origine !
  • C’est de sa propre initiative, à cause de ses qualités morales et du fait qu’il ne supporte pas l’injustice qu’il se retrouve exilé dans une terre étrangère, dans des conditions difficiles, dans l’anonymat d’une famille simple.
  • Son « retour », sa prise de fonction, se joue à la fin de ce voyage initiatique : il part après une révélation, sur ordre divin (le buisson ardent) et malgré ses refus répétés.  un moment capital : l’épisode du buisson ardent, avec le dialogue dans lequel Moché supplie Dieu de ne pas le choisir. Sens de l’élection =>responsabilité lourde à porter. Comme l’élection d’Israël !

Le parcours inverse du héro classique ! D’autres ont déjà souligné cela, mais c’était pour mettre en relief le caractère différent du leader juif par rapport au roi égyptien : le dépouillement, le refus du faste, du pouvoir pour le pouvoir etc.

 Tout se passe comme si la Torah cherchait à nous donner un modèle alternatif de héro : de fait, Moché ne va pas prendre la place de Pharaon mais faire sortir son propre peuple et s’imposer comme son guide, son dirigeant pendant 40 ans (je ne dis pas son leader incontesté…).

Une anti-histoire pour un anti-héro. Moché n’est pas quelqu’un qui règne, se fait respecter et craindre. C’est un homme constamment en proie au doute et au découragement, plein d’humilité. C’est un homme dont le seul désir est qu’on le laisse tranquille et qu’on le délivre de ce fardeau => conduire tout un peuple comme un troupeau de brebis.

Certains commentaires, mes préférés, considèrent que si le début du livre de l’Exode nous relate la naissance d’un héro, d’une personnalité hors du commun, d’un dirigeant légendaire, ce n’est peut-être pas celui qu’on croit ! Reportons nous à la fin du dialogue :

"13 Il repartit: "De grâce, Seigneur! donne cette mission à quelque autre!" 14 Le courroux de l'Éternel s'alluma contre Moïse et il dit: "Eh bien! c'est Aaron ton frère, le Lévite, que je désigne! Oui, c'est lui qui parlera! Déjà même il s'avance à ta rencontre et à ta vue il se réjouira dans son cœur."

La fin de la mécanique tue-frère ! La réparation de toute la genèse ! Le nouveau dirigeant n’est pas Un ni trois, mais Deux => une relation pacifiée et harmonieuse entre deux frères que tout oppose, que tout devrait opposer, mais qui décident de travailler ensemble pour le bien commun.

Contre toute attente, le premier a laissé sa place au second. Et le héro n’est pas un homme, c’est une fratrie, un couple de frères apaisé.

Si le début de l’Exode nous raconte une naissance, ce n’est pas celle d’un héro qui va surgir pour délivrer son peuple opprimé, c’est plutôt la naissance d’une relation qui, par sa complémentarité, va permettre la révélation, car si je suis capable d’accepter l’autre je peux recevoir Dieu.

La révélation de Dieu et de Sa loi ne sont possibles qu’à partir du moment où je suis capable d’accepter l’autre.

La sortie d’Egypte se célèbre par Pessah, où il faut raconter l’évènement sans jamais prononcer le nom de Moché. Volonté de ne pas sacraliser son rôle. Afin que le personnage envoyé par Dieu n’éclipse pas Dieu lui-même. Car dans le judaïsme, contrairement à la mythologie grecque, les héros ne deviennent pas des dieux !

Pour les juifs, il y a eu un premier sauveur/passeur, mais raconter son histoire ne sert à rien si ce n’est pas pour essayer de l’imiter, de chercher sans cesse à devenir le Moché et Aaron de sa génération, en apprenant à accueillir l’autre comme si c’était son frère.

Chabbat Chalom.


Vayehi 5772

Chers amis,

Le livre de la Genèse, que nous avons commencé au mois d'octobre, juste après les fêtes, touche à sa fin. Vayehi en est la dernière paracha, et elle clos le cycle mythique, mythologique des patriarches. Avec Chemot débuteront les récits d'une histoire nationale.

La fin de la Genèse est l'occasion de présenter un modèle de scène qui se retrouve en plusieurs autres endroits dans la Torah, dans tout le Tanakh et même dans toute la littérature, de l'antiquité à nos jours : la scène dans laquelle un homme, vieux, malade et affaibli, sentant la mort approcher, réunit ses enfants autour de lui et leur distribue son héritage, leur donne ses derniers conseils, leur dévoile des secrets, leur prédit l'avenir. Les participants au cours du samedi après-midi, où j'ai présenté il y a quelques semaines une école de chercheurs/théoriciens de la littérature qui s'occupent de "l'art du récit biblique" connaissent mon intérêt pour cette analyse littéraire des textes. Ici, pour définir ce genre de textes qui reviennent de façon récurrente dans l'histoire avec certaines variantes, on parle de "scène-type".
Le texte qui décrit Jacob, allongé (ou assis) sur son lit de mort, appelant ses enfants pour leur donner une dernière bénédiction, pour être étudié convenablement, doit être comparé à d'autres scènes semblables pour faire ressortir les points communs et les différences. Inévitablement, on pense à l'épisode où le père de Yaakov, Itshak, vieux et aveugle, appelle ses deux enfants pour leur donner sa bénédiction (Paracha Toledot)

Dans les deux cas, le patriarche, le personnage central, l'ancien, est aveugle. Ce détail, je l'ai déjà dit plusieurs fois (je me répète…) est loin d'être innocent : dans toute l'Antiquité, les aveugles jouent un rôle fondamental (voir Homère). L'aveugle est celui qui, privé de la vue, développe d'autres sens. Il est le seul capable de ne pas se laisser "aveugler" par la perception commune, et peu "voir" des choses auxquelles nous n'avons pas accès. Dans le Talmud, un aveugle est appelé "sagui nahor"=> celui qui voit la lumière. Ce n’est qu’après avoir dit que Yaakov était aveugle que le récit détaille son « Hazon » sa vision de ce que les douze fils deviendront. Paradoxalement, être aveugle n’est pas une infirmité, mais un pouvoir supérieur. En tout cas, c’est ce qui semble être le cas dans la paracha Vayehi. Pas dans Toledot, où Itshak, devenu aveugle, se fait rouler par sa propre femme, et ne fait même pas la différence entre ses fils, alors qu’il n’en a que deux. Ne pouvant plus se fier à sa vue, il s’en remet à deux autres sens : l’ouïe et le toucher, mais cela ne fait qu’entretenir sa confusion puisque « la voix est la voix de Jacob, alors que les mains sont les mains de Essav ». Itshak, aveugle, ne « voit » plus rien, ne comprend rien, et, sans défense, se fait arnaquer.

Pour Yaakov, c’est tout le contraire : premièrement, il n’est pas tout-à-fait aveugle mais ses yeux sont lourds à cause de la vieillesse (kabdou einav mizoken, ce qui peut se lire « ses yeux avaient pris du poids du fait de la vieillesse »). De fait, il parvient à distinguer les personnes (il demande à Joseph « qui sont ces deux enfants à côté de toi ? ») et il montre qu’il sait très bien ce qu’il fait et pourquoi il le fait : il croise ses mains pour bénir en priorité l’ainé des fils de Joseph, et lorsque celui-ci lui fait remarquer il dit « yada’ti beni, yada’ti » (je sais mon fils, je sais…). Enfin, il appelle tous ses enfants et leur dévoile ce qu’il adviendra « beaharit hayamim » (dans les temps à venir) : il prédit la sortie/délivrance d’Egypte et le retour sur la terre de Canaan, chacun reçoit une bénédiction particulière, une phrase qui lui correspond et détermine la part que sa tribu aura dans le pays, et cela en pleine conscience, sans se tromper, sachant exactement ce qu’il faut dire à chacun.

Quelle différence entre Itshak et Yaakov ! Pour l’un, la transmission de l’héritage spirituel se transforme en drame, en querelle entre les frères qui va durer 20 ans. Pour l’autre, cet évènement est l’occasion d’une réconciliation, d’un apaisement, d’une réunion.

Pour Itshak, l’héritage est l’occasion d’un conflit.
Pour Yaakov, il marque la fin d’un conflit.

Mais une interrogation subsiste, soulignée par les commentaires : si Yaakov possédait une telle sagesse prophétique, s’il pouvait voir jusqu’à la fin des temps, que n’en a-t-il fait usage lorsque Joseph avait disparu ? Pourquoi s’est-il lui aussi laissé « berner », « rouler » par la vue d’une tunique ensanglantée, au point de croire Yossef mort pendant de si longues années ? Ici le commentaire Talmudique développe une théorie très belle et très profonde sur la prophétie, parallèle à la phrase de Jésus "nul n'est prophète en son pays" : on ne peut pas "voir", prophétiser, si l'on est soumis à l'affect, si le jugement est altéré par l'émotion. Yaakov, fou d'amour pour son fils qui lui rappelait tant Rachel, un amour tellement grand qu'il lui fait oublier ses autres fils, un amour possessif, presque malsain, est incapable de "voir" que Yossef n'est pas vraiment mort, qu'il lui arrive des aventures incroyables, qu'il est en Egypte etc. Ce n'est qu'à la fin de sa vie qu'il peut enfin "voir" c'est –à-dire prophétiser. Il le peut car ses yeux se sont alourdis à cause de la vieillesse. Kabed/kavod : ils ont appris à donner un juste poids aux choses et aux gens. Grâce à la vieillesse, à l'expérience, à la réflexion.

Les yeux de Itshak se sont affaiblis, d'après le Midrach, parce qu'il a vu la mort en face lors de l'épisode de la ligature (Aqeda). Pour d'autres opinions, un peu plus poétiques, ce seraient les anges qui ont pleuré dans ses yeux. Sa vie, il l'a vécue sous la protection de sa famille puis de sa femme, dans la passivité. Le seul évènement de sa vie où il lui fallu faire preuve d'initiative, d'activité, le choix entre ses enfants, la désignation d'un héritier, cet évènement a été lamentablement raté.

Yaakov lui, a eu une vie terrible, pleine de souffrances et de malheurs. Mais il n'a pas raté sa sortie. Les larmes versées lors du deuil de Yossef, alors qu'il était inconsolable, auront au moins servi en abimant ses yeux, à lui donner une certaine vision.

A travers son expérience, Yaakov nous enseigne une chose extraordinairement difficile et en même temps indispensable : un chef de famille, le responsable d'un clan, le leader d'un peuple ne doit pas se laisser envahir par la passion et les sentiments, qui ne font qu'altérer le jugement, forcent à prendre des décisions hâtives et illogiques et sont cause de beaucoup de perte de temps et de moyens. Pour diriger efficacement, il faut savoir placer sa raison au dessus de son cœur, garder la tête froide et ne pas laisser les sens, les émotions, les "humeurs" gouverner à sa place.

En s'adressant à ses fils, Yaakov utilise un autre verbe de perception : Shema (entendre/écouter/comprendre). D'après le Midrach, la phrase qui résume la profession de foi du judaïsme et qui se trouve dans le Deutéronome, aurait été prononcée la première fois par Yaakov en entendant la nouvelle que Yossef était encore vivant. Toujours d'après ce Midrach, elle aurait été répétée lors de cet épisode précis de la paracha Vayehi, par les douze frères réunis, symbolisant tout le peuple : "chema Israël" => Ecoute Israël/Jacob. (nous sommes tous unis et nous avons conservé tes valeurs, le monothéisme que tu nous a transmis). Mais écoute, pas vois. Autrement dit nous ne nous adressons pas à ton expérience sensorielle, car si tu vois, malheureusement tu ne verras que des juifs désunis, divisés, sans cesse en conflits et en divergences : droite, gauche, orthodoxes, massorti etc. Mais si tu entends, si tu te fies à ton intellect tu finiras par t'apercevoir que nous nous accordons tous sur deux choses : le point de départ (notre histoire et notre message : l'unité du divin) et le point d'arrivée (la reconnaissance du Dieu unique par l'ensemble de l'humanité). Même si nous sommes toujours dans l'attente d'un dirigeant qui saura nous faire voir nos points communs sous l'apparence de nos divisions, et nous aider à surpasser nos passions pour que nous puissions enfin entendre ce dont nous sommes porteurs sans le voir.

Chabbat chalom

Vayigach 5772 (par Sergio Wax)

J’ai toujours pensé que la Torah pourrait être lue aussi sans chapitres, sans parachyot, sans aucune séparation interne. Le découpage que nous connaissons, très pratique par ailleurs, est bien plus récent que le texte lui-même (sans parler de la division en chapitres qui est d’origine chrétienne médiévale). Il laisse transparaître la vision idéologique et théologique qui le sous-tend, ou l’objectif didactique, mais le texte en soi en reste parfois un peu trop encadré. Je crois qu’une lecture ininterrompue (sinon par la fatigue) plus facilement montrerait la grande fresque, la toile de fond, mettrait en évidence certaines grandes lignes.

La tension entre d’un côté l’aspiration à l’unité et de l’autre la tendance à la division (et donc l’alternance entre séparations et réunions) me semble une de ces grandes lignes, qui depuis la séparation originaire du 4e verset de Berechit (vayavdel elohim ben ha’or uven hachoshekh) traverse la Torah et j’ose dire la Bible entière, avec toute sa charge dramatique. D’ailleurs, les deux noms divins les plus fréquents, Elohim (soit les manifestations divines dans les lois naturelles) et le Tétragramme (l’Etre absolu) nous renvoient à ces deux aspects, opposés et complémentaires. Aspects dont notre paracha, Vaygach, sur le plan humain, mais pas seulement, est un exemple des plus puissants.

“Vaygach elav Yehouda“, Et vint vers lui Juda… comme une menace, nous fait comprendre le Midrach, qui, contre toute vraisemblance, mais avec une précise vision éthique et politique, met en avant le courage, la détermination et surtout l’évolution personnelle de Juda. Sa prise de conscience du délit de la vente du frère qu’il veut réparer, sa défense du père et de l’autre demi-frère Benjamin, sa transformation radicale, en font le vrai chef de la fratrie et l’héritier de Jacob. Juda arrive à casser la résistance de Joseph, à s’imposer au Vice-roi d’Egypte. Et vint vers lui Juda… Le drame est à son comble. Finalement le miracle de la réconciliation, de la réunification, semble s’accomplir : Joseph pleure (lui seul, d’ailleurs), la famille se retrouve, dans une unité ô combien symbolique et transitoire.

MAIS… est-ce que cette unité fraternelle de Vaygach en est vraiment une ? La réponse est non, de toute évidence. Oui, l’Egypte accueille le patriarche fatigué et ses 11 fils; oui Joseph, retrouve ses frères et leur destine une terre au nord-est du pays, à Goshen où faire paître leur bétail ; mais la cassure familiale est profonde. Joseph continue dans son travail de spoliateur du peuple égyptien (il se garde bien, par ailleurs, de toucher aux privilèges du clergé…) et réside dans sa demeure qu’on imagine relativement confortable. La cohésion, l’unité familiale n’a pas duré longtemps. La séparation est tellement évidente que le texte n’a pas besoin de la décrire. Plus tard, après la mort de Jacob, les frères auront peur de la vengeance de Joseph. Pourquoi en avoir peur s’ils s’étaient pleinement réconciliés 17 ans auparavant ? De quelle unité familiale s’agit-il ?
Et pourtant, ce sera bien de cette unité fragile que naîtra un peuple de 12 tribus, différentes, chacune avec son rôle, qui à Canaan occuperont des territoires séparés et où la descendance de Joseph aura le même rôle des autres tribus… pour reprendre de l’importance beaucoup plus tard, au centre d’une séparation douloureuse : les deux royaumes, Samarie et Jérusalem.

Du plan familial au plan historique, l’alternance change de proportions mais le mécanisme reste. Traditionnellement les figures de Juda et de Joseph symbolisent respectivement le royaume de Juda et le royaume du Nord – ce dernier historiquement bien plus étendu et économiquement important que le petit et pauvre royaume de Juda. Mais quand ont-ils été vraiment unis ? Des savants affirment aujourd’hui que cette unité est un mythe et que le Nord et le Sud avaient formé probablement une fédération de tribus sous le même roi, fédération qui se serait scindée lors de l’ascension de Roboam au trône de Juda. Notre peuple a toujours souffert de cette division comme de toutes nos divisions successives, jusqu’à aujourd’hui. Et quand, en -722, Salmanasar, roi d’Assyrie détruit Samarie et dispersa dans son empire les 10 tribus du royaume du Nord, la foi dans la réunification, certainement alimentée par ceux qui, en fuite de Samarie avaient trouvé refuge à Jérusalem, devint un point central de notre tradition, la base d’un espoir messianique, que les judéens exilés à Babylone, 130 ans plus tard, n’ont fait qu’enrichir.

Dans les quatre parachyot du roman de Joseph, le Tétragramme apparaît très peu. Au pharaon et à ses frères, Joseph parle d’Elohim ; comme si les événements s’étaient déroulés selon les lois divines inhérentes à la Natures et à l’histoire, causes et conséquences ; c’est l’Elohim de Berechit, qui organise la nature par la séparation, la pluralité. Autrement dit, Joseph place son histoire dans le contexte d’une histoire collective vaguement déterministe, où toutefois chacun a ses responsabilités, lui et ses frères, responsabilités qu’il faut accepter ; il explique les rêves, parce qu’il lui arrive de les comprendre, sans effort, sans en avoir aucun mérite ; il vit dans la pluralité de la réalité quotidienne. L’Infini semble absent. Il en va de même pour la division des deux royaumes. Rivalités, arrogance, trahisons, recompositions illusoires. Pour que la réunion du peuple se réalise et les prophéties s’accomplissent, il faut aller au delà de l’histoire.

Les rabbins ont sûrement perçu cet aspect. Ils nous ont légué une haftarah célèbre. Ezéchiel était un prêtre descendant de Sadok. Il fut déporté par Nabuchodonosor en -598 avec le roi. Il écrivit pendant l’exil de Babylone, peu après la destruction du temple en 587. Dans notre haftarah, il reprend le contraste des figures de Joseph et Juda, symboles des Royaumes du Nord et de Juda et énonce la prophétie messianique de l’éternelle réconciliation, du royaume unifié, de l’unité du peuple. Mais cette fois-ci c’est le Tétragramme, l’Un par définition qui parle : Réponds leur : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici je vais prendre l’arbre de Joseph qui est dans la main d’Ephraïm et les tiges d’Israël, ses associés et je les lui adjoindrai avec l’arbre de Juda et j’en ferai un arbre unique et ils ne feront qu’un dans ma main. (Ez.XXXVII, 19). Et trois verset plus loin : Je ferai d’eux un seul peuple dans le pays, sur les montagnes d’Israël… (Ez. XXXVII, 22). C’est le Tétragramme qu’Ezéchiel évoque dans sa prophétie. Nous pouvons en déduire que l’Unité est divine, miraculeuse ; la multiplicité et la division sont naturelles, humaines, inscrites dans la nature.

Cette tension qui parcourt nos textes, nous habite encore et toujours. Dans notre particularisme quotidien souvent mal vécu, dans nos petites vies séparées, dans les accidents de nos parcours individuels, c’est la diversité que nous constatons, que nous apprenons à comprendre. La séparation est caractéristique de l’ordre naturel tel qu’Elohim l’a crée. Mais, deux fois par jour, dans le Chéma, nous proclamons l’Unité Absolue : Ehad.