Lekh Lekha 5773


Chers amis,

Le personnage entré en scène à la fin de la paracha précédente va être le personnage central de la Torah pendant les trois ou quatre parachot à venir, et restera un personnage central dans le judaïsme.
A propos d'Avram/Avraham on a déjà étudié sa personnalité telle qu'elle apparait dans la Torah sous toutes ses coutures : son rapport à la liberté, à l'errance et au nomadisme, son rapport avec sa femme, avec sa servante, avec le fils qu'il a eu avec la servante (Itzhak n'est pas encore né dans Lekh lekha), et évidemment son rapport avec Dieu qui lui parle, lui promet des choses fantastiques et conclut avec lui une alliance.

Dans une actualité où les rapports familiaux sont en passe de subir une révolution, j'aimerais m'attarder sur les rapports d'Avraham avec un personnage de second plan, un "second rôle" de la Torah, un "proche" d'Avraham qui s'éloigne géographiquement et qui sera le héro malheureux de deux histoires dramatiques : Lot.

De façon légèrement provocante, je dirais que Lot est le premier fils d'Avraham. C'est le fils de son frère décédé, qu'il a recueilli et dont il s'occupe, qu'il protège. Le couple qu'ils représentent est l'archétype d'une famille dont les liens se resserrent par nécessité après les accidents de la vie : un père qui n'a pas de fils se rapproche d'un fils qui n'a plus de père. Chacun va jouer son rôle et s'affirmer par rapport à l'autre : la parenté va se transformer en parentalité et leur permettre de s'inventer une filiation spirituelle à défaut d'être biologique. Dans cet univers archétypal qu'est la Genèse, dans lequel on voit les ancêtres de l'humanité découvrir et expérimenter leur condition d'êtres humains, d'être des humains, j'ai tendance à voir Avraham et Lot comme les inventeurs de l'adoption.

Bizarrement, alors que dans la Genèse les premiers humains tâtonnent et font à peu près toutes les erreurs possibles, ici nous avons un exemple d'adoption réussie et bien faite : Avraham ne prend pas Lot pour son fils et Lot ne croit pas qu'Avraham est son père, la différenciation est bien claire : personne n'est dans le mensonge, la mythomanie ou le reconstruction du passé. Avraham sait qu'un jour il aura un fils, un vrai, de lui. Lot sait qu'il n'aura plus jamais de vrai père, mais que néanmoins Avraham lui sert de référent et de protecteur. Jusqu'au jour où il décide de tenter sa chance tout seul, et de voir si lui aussi est capable d'être père.

La séparation se fait sans douleur apparente. Avraham sait trop bien les blessures qui peuvent naître d'une appropriation du patrimoine, aussi a-t-il bien fait attention à différencier ses biens propres de ceux de son frère qu'il a gardé pour Lot. On pourrait résumer sa démarche par la phrase qu'il dira un peu plus tard à quelqu'un d'autre : "je ne veux pas que tu puisses dire que c'est moi qui ait enrichi Avraham".
Après la séparation qui a lieu sur un prétexte de querelle de bergers mais qui apparemment a été réfléchie depuis longtemps, Avraham n'aura pas une vie facile, et il connaîtra des hauts et des bas. Mais Lot aura une vie catastrophique, et il ne lui arrivera que des malheurs.

Premier épisode : il est victime collatérale d'un conflit armé qui ne le concerne pas et dans lequel il ne prend pas parti. 4 rois s'allient pour faire la guerre à 5 autres, et Lot réussit la prouesse d'être pile au mauvais endroit au mauvais moment, et d'être fait prisonnier avec tous ses biens. Il faut qu'Avram lève une petite troupe pour lui venir en secours et le délivrer. Pourquoi fait-il cela? Attachement familial, devoir de protection. Lot permet à Avram d'exprimer sa dimension  généreuse et protectrice "maguen Avram".
La suite des aventures de Lot est plus connue, et se trouve dans la paracha suivante : Avraham fait tout pour convaincre Dieu de l'épargner lorsqu'Il lui annonce la destruction prochaine de Sodome et Gomorrhe, et Dieu envoie des anges chez Lot. 

Lorsqu'on analyse le récit, il est frappant de voir à quel point les deux personnages tentent de réaliser le même idéal, mais l'un y parvient tandis que l'autre échoue systématiquement :
- Avraham accueille les anges (épisode de l'annonce de la naissance d'Itshak)
- Lot aussi accueille les anges (les mêmes!) mais il échoue à les protéger de la populace en fureur de Sodome.
- Avraham réussit à se tirer de chaque mauvais pas et à protéger son entourage, en particulier sa femme Sarah, qui a deux noms.
- Lot est incapable de protéger sa famille et sa femme (qui n'a pas de nom!) meurt devant ses yeux.
- Avraham refuse de marier son fils à une cananéenne et lui fait chercher une femme de son peuple.
- Lot (qui n'a eu que des filles) a marié les premières avec des habitants de Sodome, quant aux deux dernières… on sait ce qu'elles ont fait à leur père.

A ce stade on se pose inévitablement la question : comment se fait-il qu'un homme élevé par Avraham, qui a tout appris de lui, qui a les mêmes valeurs et tente de les appliquer avec la même ferveur rate aussi minablement tout ce qu'Avraham réussit?

Tout se passe comme si la filiation éducative, la transmission des valeurs et du comportement avait réussi en théorie mais échoué en pratique. Comme si imiter le comportement empreint de bonté, de générosité et de moralité d'Avraham ne suffisait pas pour être un second Avraham. Le prophète Ezechiel dira plus tard : "Ehad haya Avraham"  il était un, unique, et son unicité faisait écho à l'unicité de Dieu.
Il semble que la Torah, à travers l'opposition entre ces deux personnages cherche à nous faire passer le message que la réussite d'Avraham n'est pas seulement la conséquence de son comportement exemplaire mais provient surtout de son élection et de sa bénédiction, qui l'accompagne et le protège dans toutes ses actions.

Idée dérangeante et problématique ! Ainsi peu importe ce que vous fassiez, cela ne vous réussira pas si vous n'êtes pas Avraham ou un des ses enfants… biologiques! Si vous n'avez pas son sang, Dieu ne vous protègera pas. En tout cas c'est ce qu'essaient de faire croire quelques uns, tenant d'une conception ethnique et raciale de l'identité juive.

Même s'il me semble que c'est effectivement le "pchat" du texte, je crois qu'on peu identifier un autre niveau de lecture : "tu seras une bénédiction" cela ne veut pas dire que tu auras le pouvoir de bénir! Mais plutôt : tous ceux qui se réclameront de toi seront bénis. L'identification du comportement n'est pas une fin en soi, il faut s'inscrire dans la lignée spirituelle et identitaire : "marche devant Moi et sois tamim" se rapporte à la circoncision. Lot n'était pas circoncis. Nous n'avons aucun indice sur son rapport personnel au monothéisme de son oncle. Mais il me semble clair qu'en se séparant il n'a pas pour objectif de continuer à ressembler à Avraham et porter son message dans un autre endroit, mais simplement de devenir un autre Avraham. Il ne cherche pas à imiter son modèle mais à lui ressembler au point de le remplacer et de se substituer à lui. Ici nous avons un véritable problème dans la transmission, difficulté irréductible : le rôle des enfants n'est pas de devenir leur père, mais de continuer à leur façon les œuvres initiées avant eux.

La Torah nous raconte très peu de choses sur Itshak, si ce n'est qu'il bénéficiait de la même bénédiction que son père et que tout ce qu'il entreprenait lui réussissait. Elle décrit aussi une des ses actions symboliquement très fortes : il fait recreuser les puits qui avaient été creusés par son père et bouchés depuis. Il marche sur les pas de son père, sans toutefois se prendre pour lui et s'attribuer le mérite des puits. "Ce n'est pas moi qui ai trouvé l'eau, c'est Avraham. Moi je n'ai fait que la faire rejaillir et en faciliter l'accès au plus grand nombre".

Or, évidemment, "אין מים אלא תורה", chaque fois que l'on parle d'eau on parle de vie, d'irrigation, de fertilité, de Torah, mais d'une Torah qui jaillit et se renouvelle pour abreuver tous ceux qui se donnent la peine de venir jusqu'au puits.

Chabbat chalom

Noah 5773


Chers amis,

Chaque civilisation possède ses "mythes fondateurs", c'est-à-dire la façon dont on explique la raison pour laquelle on existe et ce que l'on fait ensemble à cet endroit particulier. Qu'est-ce qui nous lie et pourquoi nos ennemis nous en veulent. Dans des civilisations pour lesquelles la littérature est essentiellement orale, c'est par les mythes qu'on transmet une histoire et la conscience d'être un groupe particulier.

A Roch Hachana, j'avais expliqué en quoi se singularisaient les mythes juifs qu'on retrouve dans la Torah par rapport aux autres mythes du Moyen-Orient ancien :

1. La création est le fait d'un seul Dieu et pas de plusieurs : ce qui nous parait tellement évident aujourd'hui est à l'époque un "scoop" qui a du en étonner plus d'un : les dieux ne se reproduisent pas comme les êtres humains, ils n'ont pas besoin de s'accoupler pour créer, mais un seul peut émettre une activité productrice.
2. Les êtres humains sont créés en dernier
3. Les être humains ne sont pas les descendants de plusieurs groupes mais d'un seul ancêtre commun à tous "afin que personne ne puisse dire que mon ancêtre est plus grand que le tien" etc.

Cette semaine, après la paracha Béréchit et ses mythes fondateurs, nous avons la paracha Noah et ses mythes… destructeurs. Car chaque société/civilisation a aussi besoin de se représenter sa fin possible, ce qu'il adviendra si les gens ne se comportent pas en conformité avec les règles fixées par et pour le collectif. Pour le Moyen-Orient ancien, si les humains sont mauvais, les dieux ou le Dieu enverra une inondation, ce que nous appelons un "déluge". Je dis "les peuples du MO ancien" et pas particulièrement les hébreux, parce que le mythe du déluge contrairement à d'autres passages de la Torah n'est pas un "copyright" des hébreux : j'imagine que vous avez tous entendu parler de l'épopée de Gilgamesh dont le texte est plus ancien et provient de Babylonie.

Il n'empêche que ce mythe est bizarre, et ne correspond pas à la réalité des occupants d'une terre chaude et désertique : sur la terre d'Israël que nous connaissons, des rives de la Méditerranée jusqu'au fleuve du Jourdain, le manque d'eau est une donnée constante, tant par le petit nombre des cours d'eau que par la faiblesse des précipitations. En Babylonie, l'agriculture est surtout fluviale et basée sur le rythme des crues du Tigre et de l'Euphrate qui abreuvent les sols et permettent la culture des céréales. Dans toute la région, les pluies sont très rares, et sont perçues comme une bénédiction. L'idée qu'il faudrait craindre une inondation venue du ciel qui détruirait tout, que le ciel "peut nous tomber sur la tête" est à mon sens une idée qui doit venir de beaucoup plus au Nord.

S'il fallait choisir entre des mythes de la destruction finale, punition divine venue du ciel, il me semble que la destruction de Sodome et Gomorrhe parait plus "authentique" (j'entends par là conforme à ce qu'on pourrait imaginer de l'époque et de l'endroit) : une pluie non pas d'eau mais de feu qui se déclenche et englouti les deux villes. Une intervention divine plus extraordinaire et surnaturelle, et donc paradoxalement plus crédible, car on ne peut l'attribuer au hasard des éléments.

Je sais que le déluge d'après la Torah est sensé avoir détruit tous les êtres vivants sur la terre, alors que la pluie de feu n'a détruit que deux villes dans le désert près de la mer morte. Néanmoins, je trouve que la comparaison des deux évènements peut-être très intéressante, par leurs points communs et leurs différences.
·    Dans les deux récits, la punition intervient à cause de perversions sexuelles : le texte ne le dit pas formellement, mais y fait allusion de manière suffisamment insistante pour que les midrachim ne paraissent pas extrapoler outre mesure.
·    Dans les deux récits, il y a un survivant qui s'en sort avec sa famille et qui peut témoigner de ce qu'il a vu, ou plutôt de ce qu'il n'a pas vu puisque ni Noé (pour qui Dieu a formé l'ouverture derrière lui) ni Lot n'ont eu l'occasion de regarder la punition s'accomplir.
·    Dans les deux récits, le héros principal qui a survécu, s'enivre dès qu'il est sauvé.
·  Dans les deux récits, le héros principal est victime d'une agression sexuelle alors qu'il est inconscient à cause du vin.
Il y a encore d'autres ressemblances, mais si on compare avec méthode il faut aussi regarder les différences : après le déluge, Dieu conclut une alliance les humains. Après Sodome et Gomorrhe, Dieu conclut une alliance… mais pas avec ceux qui étaient présents, qui eux disparaissent de la narration (on revient à Abraham).

Lorsqu'on lit les termes de l'alliance conclue avec Noé et sa descendance (il y a deux versions, une dans laquelle Dieu se parle à lui-même et une dans laquelle il impose un "contrat" avec Noah et ses enfants) on peut même se demander si Dieu n'a pas manqué à sa parole puisqu'il promet qu'il ne changera plus le cours de la nature pour détruire des humains même s'ils sont mauvais "le penchant du cœur de l'homme est mauvais depuis sa naissance" ce qu'il fait quelques générations plus tard à Sodome et Gomorrhe sans aucune référence à sa promesse antérieure.

On pourrait comparer les deux textes pendant encore longtemps, mais l'essentiel est je pense compris : les récits de destructions correspondent, comme les autres récits, à des standards, des critères, des codes, des conventions littéraires qui passent de peuples en peuples et de culture en culture et qui se retrouvent parfois sous des formes différentes dans un même texte, à savoir ici la Torah.

Personnellement je trouve beaucoup de plaisir à étudier et scruter les textes anciens, mais il faut parfois savoir lever la tête des livres et nous interroger nous-mêmes et nos semblables pour mesurer la distance qui nous sépare de ces textes. Il serait très facile de dire que nous sommes beaucoup plus évolués que les peuples primitifs qui ont écrit et diffusé ces textes. Mais nous, n'avons nous pas nos propres mythes, que nous utilisons pour nous effrayer?

Quand j'étais enfant, la guerre froide faisait que nous étions persuadés que la troisième guerre mondiale était imminente, avec une apocalypse nucléaire qui s’ensuivrait.
Dans la littérature et le cinéma de science-fiction, un des thèmes récurrents est d’imaginer le jour où l'intelligence artificielle, les robots et les ordinateurs prendront le pouvoir sur les humains et les contrôleront.
Les écologistes nous prédisent des scénarios catastrophes à plus ou moins long terme : épuisement des ressources et réchauffement climatique… où l'on retrouve la fameuse inondation !
Evidemment le calendrier Maya sur le 21 Décembre 2012.

Quelles fonctions ont sur nous, comme sur toutes les autres cultures et civilisations, ces récits apocalyptiques de la fin des temps? Probablement pas de nous terroriser, mais au contraire de nous responsabiliser, en nous montrant que la fin n'est pas le résultat d'une décision divine hors de notre portée, qu'il n'y a pas de fatalité, mais que les humains possèdent la maîtrise de leur destin et peuvent influencer la façon dont le récit de l'Histoire, la nôtre, se terminera.

Chabbat chalom