Chers amis,
Le personnage entré en scène à la fin
de la paracha précédente va être le personnage central de la Torah pendant les
trois ou quatre parachot à venir, et restera un personnage central dans le
judaïsme.
A propos d'Avram/Avraham on a déjà
étudié sa personnalité telle qu'elle apparait dans la Torah sous toutes ses
coutures : son rapport à la liberté, à l'errance et au nomadisme, son rapport
avec sa femme, avec sa servante, avec le fils qu'il a eu avec la servante
(Itzhak n'est pas encore né dans Lekh lekha), et évidemment son rapport avec
Dieu qui lui parle, lui promet des choses fantastiques et conclut avec lui une
alliance.
Dans une actualité où les rapports
familiaux sont en passe de subir une révolution, j'aimerais m'attarder sur les
rapports d'Avraham avec un personnage de second plan, un "second
rôle" de la Torah, un "proche" d'Avraham qui s'éloigne
géographiquement et qui sera le héro malheureux de deux histoires dramatiques :
Lot.
De façon légèrement provocante, je dirais
que Lot est le premier fils d'Avraham. C'est le fils de son frère décédé, qu'il
a recueilli et dont il s'occupe, qu'il protège. Le couple qu'ils représentent
est l'archétype d'une famille dont les liens se resserrent par nécessité après
les accidents de la vie : un père qui n'a pas de fils se rapproche d'un fils
qui n'a plus de père. Chacun va jouer son rôle et s'affirmer par rapport à
l'autre : la parenté va se transformer en parentalité et leur permettre de s'inventer
une filiation spirituelle à défaut d'être biologique. Dans cet univers
archétypal qu'est la Genèse, dans lequel on voit les ancêtres de l'humanité
découvrir et expérimenter leur condition d'êtres humains, d'être des humains,
j'ai tendance à voir Avraham et Lot comme les inventeurs de l'adoption.
Bizarrement, alors que dans la Genèse
les premiers humains tâtonnent et font à peu près toutes les erreurs possibles,
ici nous avons un exemple d'adoption réussie et bien faite : Avraham ne prend
pas Lot pour son fils et Lot ne croit pas qu'Avraham est son père, la
différenciation est bien claire : personne n'est dans le mensonge, la
mythomanie ou le reconstruction du passé. Avraham sait qu'un jour il aura un
fils, un vrai, de lui. Lot sait qu'il n'aura plus jamais de vrai père, mais que
néanmoins Avraham lui sert de référent et de protecteur. Jusqu'au jour où il
décide de tenter sa chance tout seul, et de voir si lui aussi est capable
d'être père.
La séparation se fait sans douleur
apparente. Avraham sait trop bien les blessures qui peuvent naître d'une
appropriation du patrimoine, aussi a-t-il bien fait attention à différencier
ses biens propres de ceux de son frère qu'il a gardé pour Lot. On pourrait
résumer sa démarche par la phrase qu'il dira un peu plus tard à quelqu'un
d'autre : "je ne veux pas que tu puisses dire que c'est moi qui ait
enrichi Avraham".
Après la séparation qui a lieu sur un
prétexte de querelle de bergers mais qui apparemment a été réfléchie depuis
longtemps, Avraham n'aura pas une vie facile, et il connaîtra des hauts et des
bas. Mais Lot aura une vie catastrophique, et il ne lui arrivera que des
malheurs.
Premier épisode : il est victime
collatérale d'un conflit armé qui ne le concerne pas et dans lequel il ne prend
pas parti. 4 rois s'allient pour faire la guerre à 5 autres, et Lot réussit la
prouesse d'être pile au mauvais endroit au mauvais moment, et d'être fait
prisonnier avec tous ses biens. Il faut qu'Avram lève une petite troupe pour
lui venir en secours et le délivrer. Pourquoi fait-il cela? Attachement
familial, devoir de protection. Lot permet à Avram d'exprimer sa dimension généreuse et protectrice "maguen
Avram".
La suite des aventures de Lot est
plus connue, et se trouve dans la paracha suivante : Avraham fait tout pour convaincre
Dieu de l'épargner lorsqu'Il lui annonce la destruction prochaine de Sodome et
Gomorrhe, et Dieu envoie des anges chez Lot.
Lorsqu'on analyse le récit, il est
frappant de voir à quel point les deux personnages tentent de réaliser le même
idéal, mais l'un y parvient tandis que l'autre échoue systématiquement :
- Avraham accueille les anges
(épisode de l'annonce de la naissance d'Itshak)
- Lot aussi accueille les anges (les
mêmes!) mais il échoue à les protéger de la populace en fureur de Sodome.
- Avraham réussit à se tirer de
chaque mauvais pas et à protéger son entourage, en particulier sa femme Sarah,
qui a deux noms.
- Lot est incapable de protéger sa
famille et sa femme (qui n'a pas de nom!) meurt devant ses yeux.
- Avraham refuse de marier son fils à
une cananéenne et lui fait chercher une femme de son peuple.
- Lot (qui n'a eu que des filles) a
marié les premières avec des habitants de Sodome, quant aux deux dernières… on
sait ce qu'elles ont fait à leur père.
A ce stade on se pose inévitablement
la question : comment se fait-il qu'un homme élevé par Avraham, qui a tout
appris de lui, qui a les mêmes valeurs et tente de les appliquer avec la même
ferveur rate aussi minablement tout ce qu'Avraham réussit?
Tout se passe comme si la filiation
éducative, la transmission des valeurs et du comportement avait réussi en
théorie mais échoué en pratique. Comme si imiter le comportement empreint de
bonté, de générosité et de moralité d'Avraham ne suffisait pas pour être un
second Avraham. Le prophète Ezechiel dira plus tard : "Ehad haya
Avraham" il était un, unique, et son unicité faisait écho à
l'unicité de Dieu.
Il semble que la Torah, à travers
l'opposition entre ces deux personnages cherche à nous faire passer le message
que la réussite d'Avraham n'est pas seulement la conséquence de son
comportement exemplaire mais provient surtout de son élection et de sa
bénédiction, qui l'accompagne et le protège dans toutes ses actions.
Idée dérangeante et problématique !
Ainsi peu importe ce que vous fassiez, cela ne vous réussira pas si vous n'êtes
pas Avraham ou un des ses enfants… biologiques! Si vous n'avez pas son sang,
Dieu ne vous protègera pas. En tout cas c'est ce qu'essaient de faire croire
quelques uns, tenant d'une conception ethnique et raciale de l'identité juive.
Même s'il me semble que c'est
effectivement le "pchat" du texte, je crois qu'on peu identifier un
autre niveau de lecture : "tu seras une bénédiction" cela ne veut pas
dire que tu auras le pouvoir de bénir! Mais plutôt : tous ceux qui se
réclameront de toi seront bénis. L'identification du comportement n'est pas une
fin en soi, il faut s'inscrire dans la lignée spirituelle et identitaire :
"marche devant Moi et sois tamim" se rapporte à la circoncision. Lot
n'était pas circoncis. Nous n'avons aucun indice sur son rapport personnel au
monothéisme de son oncle. Mais il me semble clair qu'en se séparant il n'a pas
pour objectif de continuer à ressembler à Avraham et porter son message dans un
autre endroit, mais simplement de devenir un autre Avraham. Il ne cherche pas à
imiter son modèle mais à lui ressembler au point de le remplacer et de se
substituer à lui. Ici nous avons un véritable problème dans la transmission,
difficulté irréductible : le rôle des enfants n'est pas de devenir leur père,
mais de continuer à leur façon les œuvres initiées avant eux.
La Torah nous raconte très peu de
choses sur Itshak, si ce n'est qu'il bénéficiait de la même bénédiction que son
père et que tout ce qu'il entreprenait lui réussissait. Elle décrit aussi une
des ses actions symboliquement très fortes : il fait recreuser les puits qui
avaient été creusés par son père et bouchés depuis. Il marche sur les pas de
son père, sans toutefois se prendre pour lui et s'attribuer le mérite des
puits. "Ce n'est pas moi qui ai trouvé l'eau, c'est Avraham. Moi je n'ai
fait que la faire rejaillir et en faciliter l'accès au plus grand nombre".
Or, évidemment, "אין מים אלא תורה",
chaque fois que l'on parle d'eau on parle de vie, d'irrigation, de fertilité,
de Torah, mais d'une Torah qui jaillit et se renouvelle pour abreuver tous ceux
qui se donnent la peine de venir jusqu'au puits.
Chabbat chalom