Hayé Sarah 5774

Comme chacun sait, nous avons 54 parachot dans la Torah. Elles sont toutes nommées, j’entends par là qu’elles portent un titre, en général constitué d’un ou deux mots qui sont au début du texte. J’ai déjà eu l’occasion de relever cette particularité du découpage juif du texte biblique : le titre n’est pas le reflet de l’action ou du sujet principal, à la différence du titre grec/latin : Genèse, Exode, Lévitique sont des titres qui conviennent beaucoup mieux à l’ensemble des livres qu’ils nomment. Alors que Berechit, Chemot et Vayikra ne disent rien sur le contenu du livre, ils sont plus une invitation à la lecture, peut-être destinée à éveiller la curiosité du lecteur qui cherche à savoir ce qu’il y a après les premiers mots. Certains éditeurs, en général pour des romans de jeunes auteurs peu connus, choisissent d’imprimer sur la quatrième de couverture les premières phrases du roman, à défaut d’un texte de présentation générale, d’une citation ou d’une critique élogieuse. Une manière de dire : « donnez-lui sa chance, lisez au moins le début, vous allez très vite avoir envie de lire la suite… ». J’aime penser que ce qui est vrai pour les livres nouveaux et inconnus est aussi vrai pour les livres que tout le monde croit connaitre, dont les histoires sont populaires et largement diffusées, au point que la (re)lecture semble parfois superflue. Comme si on nous disait : « donnez-lui au moins encore une chance, relisez-la, vous verrez qu’elle n’a pas encore livré tous ses secrets ».

Cette année, en relisant le titre (le début) de la paracha de cette semaine, j’ai réalisé quelque chose : il n’y a que très peu de parachot qui portent le nom d’un personnage. Il y a Noah, ce héros du récit du déluge. Yitro, le beau-père de Moché dont on fait le premier converti. Korah, un cousin de Moché, un révolté qui tente un putsch contre lui. Balak, roi des Moabites, un peuple ennemi du peuple hébreu. Et Pinhas, un Lévite lui aussi, de la famille d’Aaron (et donc de Moché), qui commet un meurtre controversé. Et évidemment Sarah, la première des matriarches, qui donne son nom à la paracha de cette semaine.

Je fais le compte : un personnage mythologique, deux non-juifs, un rebelle, un meurtrier… et une femme. 5 personnages tous très différents. Aucune paracha Moché ou Aaron, ni Avraham, Itzhak ou Yaakov. Comme s’il ne fallait pas donner d’importance particulière, de coloration supérieure ou inférieure à un chabbat plutôt qu’un autre, à une partie du texte ou un personnage spécifique.

Je retiens cette idée : un personnage aussi important qu’il soit ne doit pas prendre une place démesurée dans le récit, ni éclipser les autres. Ce qui est vrai dans le texte est aussi vrai dans la vie, et j’ai encore dans les oreilles les leçons du grand rabbin Bernheim qui, en commentant la première paracha de la Genèse, insistait lourdement sur l’interdiction de manger de l’arbre de la connaissance : « ne pas manger de la connaissance, disait-il, c’est ne pas s’approprier la relation à l’autre. C’est savoir ne pas considérer l’autre comme un objet. Ne pas l’utiliser, ni l’étouffer. »

Cette année, en relisant la paracha Hayé Sarah, j’ai réalisé une autre chose : dans la Genèse, les personnages féminins ne sont pas contemporains. A l’exception notable de Rachel et Léa, deux sœurs qui vont se jalouser et se livrer à une compétition violente, pour toutes les autres, et de Sarah et Hagar, il faut attendre que l’une disparaisse pour que la nouvelle entre en scène. Rivka n’a jamais connu Sarah, pas plus que Léa et Rachel ne l’ont connue. Et ce n’est pas une question de génération ou d’années. Yaakov a enterré son grand-père Avraham. Il y a donc eu une époque de quelques années dans laquelle tous les patriarches étaient vivants.

Mais la Torah évite de faire entrer en scène deux personnages féminins. Peut-être pour nous éviter disputes, jalousies et rivalités entre belles-mères et belles-filles, ou peut-être pour concentrer le récit sur la transmission de l’héritage et du pouvoir entre personnages masculins. Le fait est que nous n’avons qu’un seul personnage féminin à la fois.

Sarah meurt avant que Rivka entre en scène. Certains peuvent dire qu’il faut attendre que Sarah meure pour que Rivka puisse arriver dans la vie d’Itzhak.

Dans un livre qui est paru cette année, le rabbin Delphine Horvilleur se livre à une relecture des textes juifs au travers du thème du féminin. Elle rappelle très justement que les personnages féminins de la Torah jouent un rôle passif pendant la première partie de leur vie avant de subir un événement marquant, un retournement de situation qui leur fait prendre activement un rôle de premier plan. Elle rappelle aussi que contrairement à une lecture misogyne des textes, une longue tradition d’exégèse attribue un rôle féminin… au peuple juif, qui se « marie » avec Dieu sur le mont Sinaï, qui est la fiancée, la bien aimée de Dieu dans le Cantique des Cantiques et chez les prophètes etc.

Ce serait une lecture possible : un seul personnage féminin à la fois pour symboliser le peuple d’Israël. Peuple qui au cours de son histoire a eu très peu droit à l’initiative, qui a connu peu de moments historiques dans lesquels il pouvait être maître de son destin.
Sans rentrer dans une histoire lacrymale, on peut citer un nombre infini de situations où les juifs furent l’objet de décisions arbitraires les concernant, sur lesquelles ils n’avaient pas prise, et qu’ils étaient obligés de subir.

Mais il y eut aussi des tentatives de reprendre en main un destin national, un rôle actif dans l’histoire, dont la dernière est bien évidemment le sionisme.

D’une certaine manière, ceux qui refusent le sionisme sont un peu les alliés idéologiques de ceux qui refusent l’évolution du rôle de la femme : on préfère la femme à la maison, caché, voilée, comme on préfère le juif en exil, protégé mais soumis. Juifs et non-juifs, certaines mentalités refusent de changer par peur et par conservatisme.

C’est donc le rôle des femmes de montrer qu’elles sont capables de prendre en main les choses, d’être actives, de jouer un rôle social, et de le faire sinon mieux, du moins aussi bien que les hommes.

C’est aussi le rôle de l’Etat juif de montrer que les juifs sont capables de prendre leur destin en main et de le faire aussi bien que n’importe quel peuple, avec aussi un devoir d’exemplarité.

C’est le rôle de chacun de ceux qui écrivent l’histoire de donner envie aux lecteurs et témoins de lire la suite, voire d’en écrire une partie.



Chabbat chalom

Vayéra 5774

Le mot Vayera, qui est le premier de la paracha de cette semaine, signifie « Il s’est fait voir », « Il est apparu ». Il est question de Dieu évidemment, qui apparaît à Avraham, dans un endroit appelé Eloné Mamré, alors qu’il était assis à l’entrée de sa tente, pendant la chaleur de la journée. Jusqu’à présent, Dieu lui avait parlé (verbe Vayomer), mais ne lui était pas apparu sous forme de vision.

Contrairement à mon habitude, je vais vous résumer le début de la paracha : Pendant l’apparition, la conversation s’interrompt, car Avraham a quelque chose d’autre à faire, de plus important que de parler avec Dieu. Il doit accueillir de mystérieux visiteurs, les supplier d’entrer dans sa tente pour se reposer de la route, se laver et manger un morceau. Une double conversation s’installe, Avraham parle en parallèle avec ses invités et avec Dieu, jusqu’à ce que le double dialogue se fonde en un seul.

Ce que je viens de vous raconter, c’est la version officielle. La version juive, rabbinique, commentée et élaborée par des siècles de lectures attentives dérangées et troublées par ce texte difficile et surprenant.

Car le texte lu avec des yeux objectifs et rigoureux ne dit pas cela. Il livre une toute autre version : Dieu apparait à Avraham sous la forme d’une vision sensible et concrète, qui consiste en trois personnages s’avançant vers lui, parmi lesquels il en reconnait un au premier coup d’œil. Il s’adresse à lui en l’appelant « Adonaï », et le supplie de ne pas passer sans entrer chez lui. « Adonaï » lui fait alors l’annonce de la naissance d’Itzhak, et juste avant de partir ce même « Adonaï » a un cas de conscience, sous forme de long monologue intérieur (un soliloque) :
וַיהוָה, אָמָר: הַמְכַסֶּה אֲנִי מֵאַבְרָהָם, אֲשֶׁר אֲנִי עֹשֶׂה.
"Tairai-je à Abraham ce que je veux faire?"
Et Il lui annonce la destruction prochaine de Sodome et Gomorrhe, alors que les deux « compagnons » sont déjà partis pour accomplir cette mission.

Je répète, pour bien me faire comprendre : les juifs –pas seulement les rabbins- n’arrivent pas à lire ce texte objectivement. Pour deux raisons :
  1. L’idée que Dieu apparaît sous une forme quelconque, et de surcroît anthropomorphique est insupportable au monothéisme absolu et total que nous avons plus ou moins intégré, qui est le résultat d’un développement philosophique et théologique postérieur à l’écriture de certains textes de la Torah, dont celui-ci. Autrement dit, le Dieu de l’Exode, désincarné, total, absolu, invisible de l’homme et embrassant toute l’existence, a d’abord été le Dieu de la Genèse, capable d’apparaître physiquement et d’évoluer dans la création (Adam et Eve entendent Dieu marcher dans le jardin).
  2. Par réaction à une influence extérieure, par antichristianisme nous ne tolérons pas l’idée que Dieu puisse s’incarner en un homme (que le verbe puisse se faire chair, pour utiliser leur vocabulaire), qui plus est trois hommes (ressemblance avec la trinité).

Il est donc vital de comprendre le texte autrement, de l’interpréter sans le censurer, de le cachériser en affirmant que la seule lecture possible est une autre lecture. J’insiste là-dessus car même en ne connaissant pas les midrachim, on lit souvent avec ses propres présupposés, ses idées préconçues, et on n’imagine pas que le texte dise vraiment ce que nos yeux lisent. Il y a donc un processus très intéressant d’interprétation parallèle à la lecture, qui nous fait comprendre ce que le texte ne dit pas mais qu’il devrait dire suivant ce que nous croyons en savoir. Et évidemment ce qui est vrai des textes est aussi vrai d’autre chose, comme les conversations ou les autres relations humaines.

Nous avons donc un texte, je ne dirai pas païen mais du moins très anthropomorphique, et il faut se poser la question de sa place dans la Torah, dans la liturgie hebdomadaire, et dans le judaïsme.

On peut y voir un exemple de la proximité que les patriarches, dans des temps reculés, mythiques voire mythologiques, entretenaient avec le divin. En ces temps-là, que certains décrivent avec envie et nostalgie, Dieu était infiniment plus proche des hommes. Il ne se voilait pas, ne s’emmurait pas dans des longs silences de plusieurs siècles, ne refusait pas d’intervenir lorsque quelque chose n’allait pas dans Sa création. Il rendait la justice et l’exécutait lui-même, pour le déluge, Babel ou Sodome et Gomorrhe. Sa présence était active et Sa perception courante.

Ce qui est fascinant dans la Torah, c’est que Dieu réalise en même temps que le lecteur que Sa présence ne rend pas les gens meilleurs, ni plus croyants ou confiants dans Sa parole, Ses commandements ou Sa justice.

La proximité de Dieu ne rend pas fidèle à Sa parole (j’emploie le terme fidèle qui est une des traductions possibles du mot hébreu Emouna, la foi). Au contraire, en incarnant une sévérité qui ne laisse pas de place à l’expression des errements et des libertés humaines qui sont nécessaires pour le développement, Sa présence étouffe, inhibe, et appelle la transgression et la révolte.

Dans la Genèse, Dieu réalise peu à peu qu’en étant trop présent il empêche l’homme de s’exprimer, de se chercher, de s’affirmer, de grandir. Il agit comme un parent étouffant, qui par envie de bien faire empêche ses enfants de se tromper, de regretter ses erreurs et de les réparer.

On est en droit, et c’est tout-à-fait compréhensible et légitime, de regretter amèrement cette époque. L’intervention physique et concrète du Dieu du déluge, de la tour de Babel ou de Sodome et Gomorrhe, aurait été… appréciée, souhaitée, nécessaire à d’autres moments de l’histoire, où les hommes sont à nouveau devenus fous.

Mais en relisant encore une fois, on réalise que le personnage d’Avraham se distingue singulièrement des autres hommes de son époque. Là où tous ne voient que quelques voyageurs, des passants sans visage, sans intérêt, lui voit, reconnait Dieu dans la fragilité et la précarité de ces inconscients qui marchent dans le désert le jour en pleine chaleur. Plus que cela : il va à Sa rencontre, et Le fait entrer chez lui.

Il s’agit d’un acte conscient, fort et signifiant : « ne sois pas avec moi comme tu es avec les autres, distant et sévère, commandeur et vengeur. A moi, ne me dis pas ce que je ne dois pas faire, je le sais déjà. Dis-moi ce que je dois faire. Donne-moi, un but, une direction, un sens. Au lieu de rapports verticaux, je Te propose des rapports horizontaux. Je T’invite chez moi, dans ma vie, dans mon intimité. Je Te ferai entrer dans ma vie, au centre, et Tu agiras avec moi, par moi, nous marcherons ensemble ».

Un aphorisme du Talmud dit :
תלמוד בבלי מסכת ברכות דף לג עמוד ב
ואמר רבי חנינא: הכל בידי שמים - חוץ מיראת שמים, שנאמר +דברים י'+: ועתה ישראל מה ה' אלהיך שואל מעמך כי אם ליראה.
« Tout est entre les mains du ciel sauf la crainte du ciel » autrement dit on peut être témoin de manifestations prodigieuses, de miracles, et continuer à ne pas être « croyant », c’est-à-dire ne pas voir autre chose dans ce qui nous entoure que la manifestation de hasards ou de phénomènes expliqués ou explicables.

Ou à l’inverse on peut choisir, par un développement personnel conscient, réfléchi et défini, de laisser de la place pour une interprétation des événements individuels ou collectifs, dans le but de les organiser autour d’un sens. J’emploie le mot sens comme synonyme de direction et non comme synonyme de signification. Certains événements ou actes vont dans le bon sens, d’autres dans le mauvais. Il arrive que le croyant soit témoin des bienfaits de la création ou de la folie des hommes, à laquelle Dieu ne réagit ni ne répond.

Lévinas dit dans un texte sur Dieu après Auschwitz, de façon un peu brutale, que ceux qui ne croient plus en Dieu après la Shoah n’y croyaient pas vraiment avant. Une façon de dire que le Dieu de la Genèse, qui vient sévir lorsque la situation est devenue insupportable, ce Dieu est acceptable pour les enfants entre 3 et 5 ans, mais qu’après il faut évoluer vers ce qu’il appelle une religion d’adultes, ou ce que Manitou appelait une religion d’homme debout : un comportement dans lequel l’homme ou la femme fait entrer consciemment dans sa vie quotidienne cette sensibilité à l’interprétation des actes et des événements comme faisant partie de l’accomplissement d’une Histoire.

Encore cette semaine, lors d’un cours, quelqu’un me demandait : « comment la génération qui a pu voir le miracle de la mer rouge qui s’ouvre en deux, peut tomber trois mois plus tard dans la faute du veau d’or ? » en y réfléchissant, la réponse m’est venue un peu tard, une réponse de rabbin, sous la forme d’une autre question : « comment les générations qui n’ont vu aucun miracle ont pu Lui être fidèle même jusqu’au bûcher ? ».

Le Talmud dit : אין סומכין על הנס. On ne fonde pas de théologie sur des miracles. Une apparition divine donne la foi pendant un temps limité, une heure ou deux, quelques jours ou un peu plus. Un acte concret, réfléchi et mûri intellectuellement, une acceptation du défi que constitue l’alliance d’Avraham est beaucoup plus solide et pérenne, même s’il doit être constamment renouvelé.

Pour finir, et pour en revenir au texte, on peut passer des heures à tenter de comprendre comment Dieu a pu apparaître à Avraham sous cette forme et pas sous une autre. J’admets volontiers que la question peut avoir un certain intérêt. Mais je préfère de loin m’intéresser à autre chose. Car si vraiment la Torah est un texte fondateur, du monothéisme en général et du judaïsme en particulier, je dirais que cela résulte moins de l’apparition de Dieu à un homme, que de l’accueil qu’un homme a su faire à Dieu.


Chabbat chalom

Lekh Lekha 5774

La semaine qui s’achève fut riche en événements, pour le peuple juif en général et pour notre communauté en particulier.

Je ne peux pas faire l’impasse sur un événement qui nous touche tous directement ou indirectement : lundi dernier décédait un des plus grands juristes juifs de notre époque, l’ancien grand rabbin séfarade d’Israël Ovadia Yossef.

N’étant pas connecté cette semaine je n’ai pas bien suivi les réactions à son décès, j’imagine que vous avez suivi cela avec intérêt, si ce n’est pour l’homme, au moins pour le phénomène populaire autour de sa personne.

La dernière chose que je voudrais est que vous considériez cet événement comme touchant uniquement le public orthodoxe et ne nous concernant pas. Car l’action du rabbin Ovadia Yossef ne se résume pas à son engagement politique ou à ses déclarations dans les médias, toutes deux catastrophiques. Il est aussi le rédacteur d’une œuvre monumentale, une somme de questions/réponses écrites avec une érudition spectaculaire, et qui s’est imposée autant dans le monde séfarade que dans le monde ashkénaze.

Mais s’il n’y a avait eu que cela, Ovadia Yossef n’aurait été qu’un grand sage parmi les autres. Comme la quasi-totalité de ceux qui l’ont précédé dans le « panthéon » des maîtres du peuple juif, sa célébrité n’est pas due qu’à son génie ni à sa force de travail. Elle est due aussi et surtout à son esprit subversif et révolutionnaire. Je sais que c’est difficile à réaliser de notre point de vue, car il nous semble représenter ce que l’orthodoxie a de plus conventionnelle, rigide et immuable.

Et pourtant le jeune Ovadia Yossef s’est fait connaître dès l’âge de 17 ans comme un contestataire et un réformateur : sans rentrer dans des détails techniques, disons que la loi juive, la Halakha, s’enrichit à chaque génération de décisions et décisionnaires qui la font s’adapter, mais aussi pencher d’un côté ou d’un autre vers plus de rigidité ou plus de souplesse.

Ceux qui ont suivi les cours de judaïsme au commencement ou qui ont étudié dans les encyclopédies savent qu’un des plus grands codes de Halakha se nomme le Choulhan Aroukh et qu’il date du XVIème siècle, rédigé par un séfarade (Rabbi Yossef Karo) et un ashkénaze (Rabbi Moché Isserless). Ce que peu de gens savent, c’est que très rapidement ce texte est apparu à certains comme trop « léger » et légaliste, puisque basé uniquement sur le Talmud et les juristes postérieurs. (Vous allez me dire sur quoi d’autre ?) Eh bien certains pensaient qu’il fallait incorporer dans la loi quotidienne des enseignements de la Kabbale et de la mystique, ce qui en soi n’est pas interdit ni illégitime, le problème venant lorsqu’un enseignement en contredit un autre. Faut-il s’appuyer sur la tradition légaliste, ou sur l’enseignement ésotérique ? La majorité des sages séfarades postérieurs au Choulhan Aroukh et qui précédèrent Ovadia Yossef ont choisi de pencher vers la mystique. Très tôt et très jeune, il a su exprimer son désaccord.

Pourquoi ? Premièrement pour des raisons internes à la Halakha, deuxièmement et c’est ce qui m’intéresse, parce qu’il considérait qu’au XXème siècle le monde juif était face à des bouleversements qui nécessitaient une adaptation de la halakha, qui puisse s’adresser à l’ensemble du monde juif pratiquant et surtout aux séfarades dont le mode de vie était regardé avec condescendance et ignorance par l’élite ashkénaze. Il choisit donc ni plus ni moins que de s’opposer à tous les sages qui le précèdent, de refuser l’influence de la mystique dans la Halakha, non pas en tant que telle mais parce qu’elle tend à diviser plus qu’à rassembler. Or le monde dit « séfarade » est éclaté et n’a aucune unité. Il ambitionne de le rassembler, et choisit de le faire autour de l’œuvre la plus ancienne qui peut servir de dénominateur commun : le Choulhan Aroukh.

J’espère que vous m’avez suivi, et que ce n’est pas trop technique. Là où je veux en venir, c’est qu’au début de sa carrière il s’est mis à dos toute sa « famille ». Les sages de son milieu étaient furieux : « comment oses-tu t’opposer au Ben Ich Haï !? » (Rabbi Yossef Haïm de Bagdad, 19° siècle). Qui es-tu pour le faire ? Où va-t-on si n’importe qui commence à réformer la Halakha ?

Néanmoins il a tenu bon, je ne peux pas vous raconter sa vie en détail ni comment il s’est débrouillé pour conquérir le grand-rabbinat d’Israël, poste depuis lequel il a pu imposer ses idées.

Contrairement à une certaine hagiographie officielle, qui veut que les plus grands sages soient des prodiges protégés et encouragés dès leur plus jeune âge, les biographies honnêtes et rigoureuses insistent sur sa solitude et son isolement des débuts. Solitude et isolement qui sont le propre de tous les grands esprits, les prophètes, les visionnaires, les génies.

Nous en avons un exemple dans la paracha de cette semaine, Lekh Lekha, puisque le héros en est le personnage d’Avraham, rêveur solitaire, détenteur d’une vérité intransigeante et qui est prêt à payer le prix fort, à se mettre en danger pour ne pas transiger avec cette vérité.

Avraham se nomme lui-même ‘Ivri. Peut-être parce que son ancêtre s’appelait ‘Ever, peut-être parce qu’il venait d’ailleurs, de l’autre rive puisque en hébreu le verbe 'Avar signifie passer. Les interprétations les plus communes insistent sur le fait qu’Avraham faisait passer, était un passeur, pour toutes les âmes qu’il réussissait à convaincre d’abandonner l’idolâtrie et de reconnaitre le monothéisme.

Je préfère une autre interprétation du terme ‘Avar : « ‘avéra » est un péché, une faute, une transgression. Avraham le transgresseur. Transgresseur de quoi ? De toutes les certitudes qui le précèdent et au milieu desquelles il est né et a grandi. Ce qui est particulier avec Avraham, en tout cas au départ, c’est qu’il sait ce qu’il ne veut pas, mais pas encore ce vers quoi il marche. Lekh Lekha. Une promesse de long voyage dont il ne verra pas la fin. Mais tout vaut mieux que retourner là d’où il vient. Comme s’il refusait que la vie se résume à un cycle continu de saisons, de rythme, de vie et de mort, sans but, sans une direction, un sens. Rester dans une ville, fut-elle la plus grande et la plus belle de l’époque, c’est rester dans un cercle, avec la confortable impression d’être pris en charge du début à la fin, de connaître exactement sa place, son rôle et sa finalité. Partir, c’est briser le cercle. C’est transgresser. Et c’est cette transgression qui est l’acte fondateur du monothéisme décrit dans la Torah. (Maïmonide dira bien plus tard : « Toute personne qui refuse l’idolâtrie est appelée « juif » »)

Avraham est considéré par la Torah comme le père fondateur du peuple juif. Ce qui est partiellement vrai, et aussi partiellement faux, puisque d’autres peuples monothéistes se reconnaissent en lui.

Manitou aimait beaucoup commenter la paracha Lekh Lekha, et avait l’habitude de présenter Avraham comme un sioniste avant l’heure, lui qui avait quitté sa terre natale et toutes ses attaches pour suivre son idéal et placer sa confiance dans la promesse divine. Il en avait même développé une idéologie : celle du retour à l’hébreu (‘Ivri). Pour lui, les juifs (terme lié à l’exil) devaient se reconvertir et apprendre à devenir des hébreux (des israéliens).

J’avais un collègue étudiant rabbin au séminaire : Juan, jeune colombien il avait été élevé dans un monastère et souhaitait devenir prêtre, avant de découvrir que sa famille était d’origine marrane. Il était venu au Judaïsme, s’était converti et aujourd’hui il est rabbin et s’occupe des juifs marranes des pays d’Amérique latine. Un jour alors que nous parlions d’Avraham en classe il nous raconta son histoire et expliqua à quel point il était fier de ses origines, puisqu’il était un des rares parmi les étudiants rabbins, qui pouvait s’enorgueillir d’être un descendant direct d’Avraham avinou, le père des convertis.

C’était dit sous forme humoristique, mais cela voulait dire deux choses plus profondes et sérieuses :
  • Etre converti au judaïsme n’est non seulement pas une honte, mais c’est au contraire un sujet de fierté, puisque c’est la preuve qu’on a fait le même parcours spirituel qu’Avraham avinou, ce qui n’est pas le cas des descendants « biologiques ».
  • Se convertir au judaïsme ce n’est pas intégrer ou s’intégrer dans un milieu confortable, empli de certitudes, dans lequel chacun connait sa place et les récompenses de ses actions. Entrer dans le judaïsme s’est mettre ses pas dans ceux d’Avraham, dans une errance, un doute, une quête perpétuelle qui est le contraire de la quiétude : une in-quiétude qui est la seule attitude possible face au monothéisme absolu et exigeant que nous transmet la Torah.

Ainsi mon camarade, élève brillant, qui avait fait le choix non seulement de devenir juif, mais en plus de devenir juif massorti, alors qu’il avait toutes les possibilités d’intégrer le monde orthodoxe, tant par son érudition que par sa pratique quotidienne.

Mardi dernier, à la fin des entretiens pour le Bet Din qui ont tous été réussis avec brio, le rabbin Chaim Weiner disait souvent une phrase rituelle : « nous sommes heureux et fiers de faire partie du Bet Din chargé de vous accueillir dans le peuple juif ». Mais cette fierté n’est pas à comprendre au sens paternaliste « nous sommes fiers de vous ». En fait nous sommes surtout fiers de nous, qui réussissons à attirer des gens malgré le fait que contrairement à d’autres nous ne promettons ni salut, ni récompense, ni réponses toutes faites, ni assurance d’être dans le camp des justes, ceux qui iront droit au paradis après la fin des temps.

Le hasard qui a fait que le Bet Din se réunisse précisément à la paracha Lekh Lekha est une occasion de prendre en compte cette symbolique. Certains d’entre ceux qui viennent d’achever leur processus de conversion se satisferont d’être juifs et c’est déjà pas mal. Mais d’autres choisiront peut-être de devenir des hébreux : toujours en mouvements, éternels insatisfaits, cherchant perpétuellement à améliorer les choses, à faire bouger les lignes, à transgresser les certitudes pour tenter d’arriver au plus près de l’idée qu’Avraham se fait de Dieu, et que Dieu se fait de l’Homme.


Chabbat chalom

Noah 5774


Dans un roman de 1972, l’écrivain français Robert Merle met en scène une petite communauté d’amis d’un petit village français qui ont par hasard ou par chance survécu à une guerre nucléaire mondiale qui a détruit la terre. Il faut alors s’organiser pour survivre autour d’un leader, faire des récoltes, se défendre contre les autres survivants etc. Ce roman s’appelle Malevil, et ce n’est qu’un exemple parmi les milliers d’œuvres romanesques, de science-fiction ou malheureusement de témoignages réels qui représentent un ou un groupe de survivants après une catastrophe qui tentent de se débrouiller pour survivre et se reconstruire après.

C’est apparemment un mythe aussi vieux que la littérature puisqu’on retrouve des fragments de l’épopée de Gilgamesh, le Noé Babylonien, dans les écrits des Sumériens, qui sont considérés comme le peuple qui a inventé l’écriture…

Ces récits d’apocalypse ont évidemment, comme tous les récits, une fonction, un message dévoilé ou caché, et enseignent plus sur l’intention des auteurs et la culture des auditeurs/lecteurs que sur un éventuel événement historique.

Le récit de la fin du monde dans la Torah suit de peu celui de la création de ce monde. Une lecture attentive du texte semble conclure que la responsabilité de cette catastrophe est partagée : d’un côté une humanité emplie de « Hamas » (fureur ? corruption ?) disons quelque chose de très négatif que le texte ne dévoile pas par pudeur.

De l’autre côté un Dieu qui démontre sa puissance sur les éléments… et sa faiblesse sur les hommes. Impatient, découragé, dépassé par les événements de la liberté humaine qui s’exprime, il choisit la solution la plus facile, la plus immature et la plus infantile : tout effacer pour tout recommencer. Plus que les fautes des hommes, le récit biblique met en exergue l’échec de Dieu à réaliser un partenariat avec les hommes, but qu’il s’était fixé lors de la création.

Je vais être un peu extrême et provocateur : puisqu’il faut lire les textes en accord avec leur contexte, la paracha Berechit ne dit-elle pas que l’Adam fut créé « à Son image » ? Si grande est la faute pour Caïn d’avoir tué un homme –son frère- comment doit-être comprise l’initiative de tuer tous les hommes et les femmes ? Si un seul meurtre est un homicide, l’anéantissement de l’humanité par Dieu lui-même est un déicide. Un suicide de Dieu. Lors du déluge, la quasi-totalité de l’humanité meure. La quasi-totalité de Dieu aussi.

Après le Déluge, les hommes ne seront plus tout-à-fait les mêmes sans avoir profondément changé de nature puisque le penchant de leur cœur restera toujours tourné vers le mal. Après le Déluge, Dieu non-plus ne sera plus jamais le même : cette expérience Le fera mûrir sur Sa capacité de destruction et d’autodestruction, à tel point qu’Il limitera ses pouvoirs volontairement, pour S’empêcher de céder à la fureur par la suite.

Dans la paracha Berechit, l’humanité apprend qu’elle est mortelle, et quelques personnages meurent, çà et là, ponctuellement. Dans la paracha Noah, l’humanité fait l’expérience de la mort, massive, face-à-face, impitoyable et inévitable. Dans Berechit, la Techouva suffit pour permettre d’adoucir le châtiment. Dans Noah, la punition est irréversible et définitive, et n’a plus aucune valeur éducative.

Après Berechit, chaque être humain est une créature à l’image de Dieu. Après Noah, chaque être humain est un survivant, un chanceux qui a échappé par miracle à la destruction totale.

L’acte divin comporte encore une circonstance aggravante : il était prémédité. Et d’une façon que je trouve particulièrement cruelle. Noah reçoit l’ordre de construire une Téva. Il existe un mot en hébreu biblique pour le mot bateau (un seul car les hébreux n’étaient pas des marins mais des agriculteurs) : ONIYA. Le mot Téva n’a jamais voulu dire « bateau », encore moins « arche ». Le mot Téva renvoie à une boite, une caisse ou un coffre. Il ne faut donc pas s’imaginer l’arche de Noé comme les images d’Epinal, un bateau avec une quille et une coque qui l’empêche de se retourner et permet de naviguer. Cela devait plutôt ressembler à une caisse en bois rectangulaire, enduite de goudron, avec une ouverture sur le dessus. Sans fenêtres évidemment.

Un cercueil.

La réalité du texte, le « pchat », semble assez éloigné de l’image que nous avons communément du Noé confortablement installé au chaud et s’occupant avec amour de tous les animaux devenus doux et gentils. Tout d’abord, il devait y avoir dans ce coffre géant une obscurité et une promiscuité des plus insupportables. Ensuite le goudron rend le bois imperméable à l’eau, mais laisse passer les sons. On imagine à peine ce que les occupants ont dû entendre durant les premiers jours : des cris, des appels à l’aide, que le Midrach rend en imaginant qu’un certain nombre de personnes se sont accrochées à l’arche pour tenter de survivre. Puis le silence, et ce qu’il signifie. La solitude totale. Sans parler de l’incertitude quant à l’avenir. Dieu lui a promis de conclure avec lui une alliance, mais peut-on faire confiance à ce Dieu qui regrette ses actes, change d’avis et « efface » Sa création ?

Noah et sa famille se retrouvent prisonniers de cette boite, provisoirement en sécurité, en sursis, impuissants, n’ayant pas d’autre choix que d’attendre que Dieu finisse son œuvre funeste et se souvienne d’eux.

Comme une métaphore de la fragilité humaine devant l’intervention divine dans l’histoire et la nature.
Image qui sera utilisée un peu plus tard dans le texte par une femme aux prises avec une autre catastrophe, un danger mortel auquel bien peu échappent : contrainte de jeter son enfant à l’eau, elle obéit, mais pas tout-à-fait. Elle le jette à l’eau dans une petite boite (le mot est le même, « téva ») enduite de goudron pour qu’il flotte sur l’eau, et elle s’en remet à la volonté divine qui le guidera pour être le seul survivant de sa génération.

Du point de vue de l’initiateur, le Déluge est sans conteste un échec : tout s’est déroulé comme prévu bien sûr, sauf qu’à la fin l’être humain n’a pas changé, et ne devient ni meilleur ni pire : il fait ce qu’il peut. Le fait d’avoir sélectionné une personne et sa famille est inutile : la bonté et l’intégrité ne se transmettent pas par le patrimoine génétique.

Pour en revenir au récit du déluge et à l’influence qu’il a pu avoir sur toute une civilisation inspirée par la Bible, je dirais que cette influence est majeure par son message implicite : nous sommes tous les descendants de Noé. Nous sommes donc tous des survivants. Au propre comme au figuré. D’une façon ou d’une autre c’est une évidence que nous avons tendance à oublier dans notre univers hyper protégé, sécurisé et assuré contre presque « tous les risques ». Si nous sommes là aujourd’hui c’est que nos ancêtres ont d’une façon ou d’une autre eu les ressources -ou la chance- de survivre à tous les malheurs qui se sont abattus sur eux : guerres, famines, épidémies, persécutions, accidents et autres catastrophes.
Certains de ces dangers étaient d’origine naturelle (dans le langage de la Bible : d’origine divine), d’autres d’origine humaine.

La conscience d’être des survivants/des rescapés est un phénomène que l’on trouve en plus grande proportion dans certaines familles qui ont subi des épreuves ou des malheurs, et évidemment dans certaines communautés ou peuples qui ont particulièrement souffert.

Mais le génie du texte de la Torah est de présenter cette histoire comme universelle, de façon à ce que chacun puisse se représenter en puissance dans l’arche de Noé.

Les réactions face à la conscience de la fragilité humaine devant les enchaînements de l’histoire ou de la nature produit des réactions diverses et opposées. Certains, à notre époque, prenant conscience de la crise de civilisation dans laquelle nous a jeté l’existence de la Shoah –une catastrophe apocalyptique d’origine humaine- en viennent à professer un nihilisme pessimiste : le progrès technique n’entraine pas de progrès moral, donc le progrès n’existe pas, il n’y a aucun espoir d’amélioration de l’homme car même la société la plus raffinée et cultivée a pu produire la barbarie la plus abjecte.

D’autres en ont conclu que même les catastrophes d’origine humaine répondaient à des critères naturels de hiérarchisation et de sélection : ceux qui survivent sont les plus aptes, les plus habiles, les plus prévoyants, les plus malins… et tous les autres meurent. Puisque c’est l’ordre des choses depuis toujours, autant s’en accommoder et proposer un modèle de société basé sur la sélection des plus forts –le darwinisme social- dans lequel seuls survivront ceux qui parviennent à se distinguer de la masse, et pourront profiter des progrès de la science parce qu’ils pourront se les payer.

Ici, énoncer en conclusion la solution proposée par le judaïsme serait hasardeux et particulièrement long. Je préfère lire simplement la suite du texte biblique.

Après Noé, vient Abraham.

Après l’échec d’un partenariat dont les deux parties sont responsables, vient une nouvelle possibilité d’alliance basée sur une certaine confiance et la possibilité de bâtir une relation sur d’autres bases, en évitant certaines erreurs : pour Abraham, Dieu doit apprendre à ne pas être injuste (et donc épargner les justes de Sodome et Gomorrhe). Pour Dieu, Abraham doit apprendre à transmettre son héritage, par la circoncision et les autres commandements, à son fils et à ses descendants qui deviendront un peuple chargé de guider l’humanité dans la voie d’une alliance. 
Cette alliance permettra aux humains de comprendre et d’accepter leur place et leur rôle sur la terre, dans le but de se montrer dignes, de mériter la vie qui leur a été donnée et transmise. Donnée par Dieu, et transmise par les centaines de générations qui ont survécu pour nous.


Chabbat chalom