Nasso

Chers amis,

La paracha Nasso est particulièrement riche et comporte plusieurs sujets, parmi lesquels on trouve l’ordre de mission de la tribu de Levy (ceux qui seront chargés de transporter les objets du sanctuaire pendant les voyages du désert), les règles concernant la femme « sota » c’est-à-dire la femme soupçonnée d’adultère par son mari, les règles concernant le « naziréat » => une personne qui pour une raison ou une autre ferait un vœu d’abstinence et se priverait de boire du vin et de se couper les cheveux pendant une période donnée, on trouve aussi, presque perdu au milieu de la narration, la fameuse « birkat cohanim » cette bénédiction que les prêtres sont habilités à nous transmettre et qui est encore utilisée aujourd’hui dans la liturgie, et enfin une description assez précise de la façon dont Dieu parle à Moché à l’intérieur du sanctuaire. Mais l’unité textuelle qui prend une place démesurée dans cette paracha est un corpus qui détaille les sacrifices apportés par chaque tribu à l’occasion de l’inauguration du sanctuaire (entre parenthèses on a vraiment l’impression que cette inauguration n’en finit pas depuis le livre du Lévitique et la paracha Chemini…) : chaque tribu offre exactement le même sacrifice : « une écuelle d'argent, du poids de cent trente sicles; un bassin d'argent de soixante-dix sicles, au poids du sanctuaire, tous deux remplis de fleur de farine pétrie à l'huile, pour une oblation; une coupe de dix sicles, en or, pleine de parfum; un jeune taureau, un bélier, un agneau d'un an, pour holocauste; un jeune bouc, pour expiatoire; puis, pour le sacrifice de rémunération, deux taureaux, cinq béliers, cinq boucs, cinq agneaux d'un an. » si la Torah nous avait dit simplement que chaque représentant de tribu a offert la même chose, on aurait peut-être gagné du temps, économisé un peu d’encre et de parchemin, et l’office de demain aurait été un peu plus court. Au lieu de cela, la Torah nous impose de répéter ce texte exactement douze fois, en précisant à chaque fois le nom du représentant de chaque tribu (Nahchon ben Aminadav de la tribu de Judas, Nethanel ben Tsouar de la tribu de Issakhar etc.).

La semaine dernière, nous avons parlé des problématiques soulevées par le recensement pour la culture des hébreux du désert, et l’impossibilité de citer chacun par son nom. Cette semaine, il semble qu’il soit primordial que nous sachions que chaque tribu a contribué au sanctuaire exactement de la même façon. Ce sanctuaire, qui a été financé par chacun des membres du peuple par un impôt égalitaire, le demi sicle, n’est pas complet tant que n’y est pas associé la totalité des entités « politiques » ou plutôt claniques, familiales qui sont une composante de l’identité de chacun.

Le but recherché est que chacun puisse se sentir, pour une petite part, représenté dans et représenté par le sanctuaire. Ce sanctuaire n’est pas seulement l’endroit spatial dans lequel des gens se réunissent pour rendre un culte, il est aussi l’endroit qui rappelle à Dieu l’existence d’Israël, en tant que peuple et en tant que multitude d’individualités. Or si la représentation de chacun se limitait à la somme symbolique du demi-shekel, c’est-à-dire une représentation liée au seul mérite d’exister, d’être là et d’être compté, chacun aurait vraiment l’impression d’être comptabilisé comme du bétail. Il faut que la contribution de chacun soit aussi le reflet de son identité.

Dans le désert comme dans toutes les époques, pour les juifs en particulier comme pour tous les hommes en général, il n’existe pas d’identité simple. L’identité est par nature quelque chose de complexe, de multiple et de composé. Homme ou femme, blanc ou noir, premier né ou cadet, appartenant à telle famille, de tel clan à l’intérieur de telle tribu… Aujourd’hui nous dirions achkénaze ou séfarade, né en France ou ailleurs, juif de naissance ou juif de choix, français ou « binational » etc. mais c’est la même chose. Il faut donc payer, est c’est là que c’est difficile, au minimum deux impôts, voir plus. Un pour dire qu’on existe et qu’on est là, et l’autre pour représenter qui on est. (Moi + de la tribu de untel).

Ayant dit cela, on n’a pas expliqué pourquoi les offrandes de chaque tribu sont identiques. Cela peut même paraître problématique puisque la diversité semble se transformer en uniformisation.

C’est là qu’il faut faire intervenir la littérature rabbinique, qui donne à chaque détail des offrandes apportées un sens, une signification symbolique, historique, théologique, conceptuelle, je dirais même presque « cosmique » : par le biais de méthodes d’exégèse que je ne peux pas développer ici, chaque élément fait référence à un passage de la Torah :
-         l’écuelle d’argent est rapprochée du premier homme « Adam Harichon »
-         Le bassin de 70 sicles fait référence à Noé
-         La coupe : la Torah « donnée de la main de Dieu »
-         Dix sicles : les dix paroles
-         Pleine de parfum => ce sont les mitsvot
-         Un taureau => c’est Avraham
-         Un bélier => c’est Itzhak
-         Un agneau => c’est Jacob
-         Un jeune bouc pour expiatoire => pour expier la vente de Joseph
Etc. pour la suite il faudra venir demain matin suivre la lecture de la Torah.

Ainsi, payer son impôt, apporter une offrande ce n’est pas seulement s’acquitter de son devoir pour contribuer à la réalisation d’une œuvre commune. C’est aussi montrer que l’on adhère à la communauté à deux niveaux :
-         sur le plan identitaire
-         sur le plan idéologique, intellectuel et spirituel.

C’est s’inscrire et souscrire. S’inscrire en tant que présent, et souscrire en tant que militant.
Personne n’aime payer ses impôts. Mais pour faire passer la pilule on a besoin, en plus de compte précis sur ce que devient cet argent, s’il est bien utilisé et s’il a servi à quelques choses (ce qu’on trouve dans le livre des Nombres qui est aussi appelé Houmach Hapekoudim ou livre des comptes), on a besoin de savoir qu’on met son bien au service d’un idéal.

Une des caractéristiques du peuple juif, que l’on trouve déjà dans le livre des Nombres et qui se poursuit jusqu’à nos jours, c’est d’être rebelle à l’autorité. De râler.

À Maayane Or, j’ai parfois des échos au sujet de la participation à certaines activités : c’est trop cher, pourquoi ce doit être payant alors qu’on a déjà payé une cotisation, ou pire : « le prix ne correspond pas au service rendu » comme si nous étions un restaurant avec des consommateurs, et non une association avec des bénévoles et des militants.

J’invite donc chacun à ne pas oublier que les efforts que nous vous demandons ne sont pas dans un but commercial mais au service d’une idée, même si évidemment comme toujours nous tenons compte des cas particuliers.

Pour en revenir au texte de notre paracha, les commentateurs remarquent que l’ordre des tribus ne suit pas l’ordre hiérarchique de naissance des fils de Jacob, mais suivent un autre ordre : celui de la marche dans le désert. Comme si ce qui on cherchait à nous montrer que ce qui est important n’est pas d’être simplement présent, mais de se mettre en marche, en ordre de bataille au service de ce que nous croyons être juste.

Chabbat chalom

Houqat (par Joanna Kubar)


La parasha Houkat, mot dont je donnerai la signification plus tard, fait partie du livre BeMidbar, qu’on traduit de hébreu, « dans le désert». C’est le livre des Nombres dans la traduction et tradition chrétienne.

Bemidbar, car après la sortie d’Egypte, les enfants d’Israël vivent dans le désert.

Nous nous souvenons, la semaine dernière, Qorah de la tribu de Levi et Dathan et Abiran de la tribu de Ruben, se sont rebellés l’un contre Moshé, les autres contre Aaron. Une exigence de justice ou une excroissance de l’ego, un souci démocratique ou un excès de désir de pouvoir, ces questions ont été discutées à travers le globe terrestre il y a une semaine et au moins une fois par an depuis trois millénaires. Les rébellions ont résulté en des centaines des morts, par feu ou par engloutissement par la terre. La parasha Qorat se termine avec les mots qui impliquent la mort: veet kodshé bné Israël lo tihalelou velo tamoutou, « … les donations saintes des enfants Israël, ne les profanez pas et vous ne mourrez pas » (Bemidbar 18 :32)

La parasha houkat ouvre sur un rite très mystérieux, le rite de la Vache Rousse. Houka est un exemple classique des lois qui défient toute explication rationnelle, qui sont « impénétrables par l’esprit humain ». Il y a dans la Torah 4 telles lois qu’il ne faut pas « chercher à comprendre ». Ces 4 lois appelés houkim, sont en opposition avec toutes les autres lois, plus ordinaires, les mishpatim, les jugements, qui sont explicables et dont nous devons tenter d’approfondir le sens.

La loi de la vache rousse, concerne les rites et les commandements relatifs à la mort. Ainsi « … pour les enfants d’Israël, et pour l’étranger établi parmi eux…. » « …. celui qui touchera un cadavre d’un être humain quelconque sera impur durant sept jours ». (BeMidbar 19 : 10, 11). Une telle personne impure doit être purifiée. Le rituel de cette purification particulière comprend l’aspersion par un mélange d’eau vive avec des cendres de la vache rousse. Le processus même d’obtention de ces cendres à partir d’une vache, femelle, parfaite, sans aucun défaut, de couleur uniformément rouge, n’ayant jamais porté le joug, ce processus est non seulement particulièrement compliqué mais surtout son sens est insondable. Le produit final du processus, c’est à dire les cendres obtenues par la combustion de la vache servent à la purification de celui qui a touché un cadavre. Mais tout individu qui a participé à une des plusieurs étapes de la production de ces cendres, devient par là même impur jusqu’au soir et doit se laver ainsi que ses vêtements. Et même celui qui fait l’aspersion purificatrice, lui aussi est impur jusqu’au soir.

Le fait que les houkim sont incompréhensibles à priori, n’a pas empêché les Juifs, à travers les âges, d’en faire des commentaires et interprétations multiples : rationnelles, midrachiques, symboliques et cabalistiques. Nous ne citerons pas aujourd’hui ces commentaires, mais nous reviendrons vers la Vache Rousse.

Le récit se poursuit. Le verset suivant la description du rituel de purification (20 : 1), nous informe d’une part que « les enfants d’Israël, toute la communauté, arrivèrent au désert de Tzin, dans le premier mois, et le peuple s’arrêta à Qadêch… » et d’autre part, dans un simple demi verset, le récit nous annonce la mort de Miriam.

Immédiatement après la mort de Miriam la communauté manque d’eau et se révolte de nouveau contre Moshé et Aaron. Sur le conseil de Dieu, Moshé et Aaron assemblent la communauté pour faire couler l’eau d’un rocher, pour les gens et les bêtes. Mais Moshé dépasse la tenue exacte des instructions divines ; d’une part il se met en colère et réprimande  la communauté et d’autre part, il frappe le rocher de son bâton au lieu de simplement lui parler, comme Dieu le lui avait dicté. C’est donc le tour de Dieu d’être mécontent et de le montrer : Il dit à Moshé et Aaron : « Puisque vous n’avez pas eu la confiance en moi, pour me sanctifier aux yeux des enfants d’Israël, aussi ne conduirez-vous pas ce peuple dans le pays que je leur ai donné » (20 : 12) Autrement dit, Dieu annonce à Moshé et à Aaron leur mort avant l’entrée au pays de Canaan. C’est à dire une mort assez prochaine. Car, comme nous l’explique Rachi, on se trouve là dans la quarantième année. Les trente huit années d’errance dans le désert ne sont pas décrites dans la Torah, mais l’interprétation de Rachi implique que la génération née en Egypte, celle qui a connu l’esclavage et donc dont l’âme en est contaminée, est déjà décédée. La génération de la sortie d’Egypte est morte.

Pour s’approcher de Canaan et entrer au Pays par l’Est, Moshé demande au Roi d’Edom l’autorisation pour les bné Israël de traverser son royaume ; cette autorisation leur est refusée, fermement et sans explication, malgré toutes les garanties de bonnes conduites.

Le peuple d’Israël reprend la route, ils arrivent à la montage Hor. Nous assistons là, en quelques versets sobres (20 : 22-29), à la mort d'Aaron. « Toute la communauté d’Israël pleura Aaron trente jours ».

La marche continue, avec des difficultés externes et internes. Les bné Israël sont attaqués par le Roi d’Arad, ils sont faits prisonniers mais en sortent vainqueurs avec l’aide de Dieu : « l’Eternel écouta la voix d’Israël et lui livra les Cananéens (21 :3) ».

Viennent les obstacles et les maux internes, plus difficiles à surmonter. Les enfants d’Israël, de nouveau découragés et abattus recommencent leurs reproches et complaintes. Cette fois-ci ils récriminent Dieu, ouvertement, et Moshé : « Pourquoi nous avez-vous tirés de l’Egypte, pour nous faire mourir dans ce désert ? car il n’y a point de pain, point d’eau, et nous sommes excédés de cet aliment misérable (21 : 5). » Il s’agit bien sûr de la manne, offerte jour après jour gracieusement et gratuitement par Dieu au peuple. Imaginez vos invités traiter d’« aliment misérable » le dîner que vous leur proposez. Il y a de quoi se sentir attristé par tant d’ingratitude. Dieu se fâche et envoie « contre le peuple les serpents brûlants, qui mordirent le peuple, et il périt une multitude en Israël. (21 : 6) »

Comme d’habitude dans ces cas d’altercations, Moshé intercède et, comme d’habitude, une réconciliation entre Dieu et son peuple suit la brouille. 

Les enfants d’Israël continuent leurs longues marches à travers les étendues sauvages et désolées. Plusieurs versets décrivent leurs lieux de campement. Multiples sont les peuples qu’ils rencontrent en chemin et auxquels ils livrent les batailles. C’est une période favorable pour eux, ils ont de l’eau et ils gagnent les guerres. Ils chantent leurs victoires sur Sihôn, roi des Amorréens et sur Og, roi du Basan. « Et ils le [Og] battirent, ainsi que ses fils et tout son peuple, tellement qu’ils n’en laissèrent survivre aucun… (21 : 35) ».

A la lumière de ce résumé, je voudrais revenir maintenant à la Vache Rousse. Ma première question est la suivante : cette antique notion d’impureté attachée au cadavre humain, la notion elle-même, et cet inintelligible et obscur rituel de purification avec les cendres d’une vache de couleur rousse peuvent-ils, doivent-ils, être assignés à la classe des superstitions ?

Voici plusieurs aspects des superstitions (http://www.cnrtl.fr);

- Croyance religieuse irrationnelle, attachement inconsidéré aux doctrines et prescriptions qui sont du domaine du sacré. Superstition des reliques. La superstition consiste toujours, sans doute, à expliquer des effets véritables par des causes surnaturelles (Alain, Propos, 1936, p. 174).
Pour un athée rationaliste : l’ensemble des croyances (et pratiques) religieuses jugées contraires à la raison.

- Croyance irrationnelle à l'influence, au pouvoir de certaines choses, de certains faits, à la valeur heureuse ou funeste de certains signes. Superstition du mauvais œil.

- Attachement excessif, soin trop méticuleux porté à quelque chose. Synon. fétichisme, scrupule. Superstition de la science (Je signale ici un extraordinaire film de Kieslowski, la première partie de son cycle « Le Décalogue)

Ainsi je dirais que oui, la notion d’impureté et le rituel de la Vache Rousse entrent dans la classe des superstitions SI on choisit d’ignorer le contexte historique de leur invention et les trois mille ans qui se sont écoulés en discussions, commentaires et interprétations actives à ce sujet.

Sorti du contexte, le rituel de la Vache Rousse est une superstition. Voici pourquoi je pense qu’il est, pourtant, plus que ça.

Si tout à l’heure j’ai rapporté divers éléments de la parasha, c’est pour rappeler, vous vous en êtes bien sûr rendus compte, que l’humain est confronté à la mort. Dans la vie de tous les jours, pour avancer, pour procréer, pour agir, nous tentons de l’oublier. Mais depuis les origines et jusqu’aux confins temporels du vivant, la mort est là. Leolam vaed. A jamais. C’est la première évidence.

La deuxième, c’est que la spécificité de l’espèce humaine, est son besoin de faire sens. Or la mort s’ouvre sur l’inconnu - que ce soit l’âme ou le néant, ou un assortiment dispersé d’atomes - et entame le sens qu’a la vie. A l’époque de son invention et de son application, depuis Moshé jusqu’à la Destruction du Temple, le Rituel de la Vache Rousse amadouait, probablement, en partie, la peur et la douleur provoquées par la mort. Tout comme les rites qui entourent la mort aujourd’hui, religieux ou séculier. Je pense que le mystère du Rituel de la Vache Rousse s’opposait au scandale de la mort.

D’après la Michna (traité Para, chapitre III, § 5) de Moïse à Ezra (année 460 avant EC) on n’a brûlé que deux vaches et d’Ezra jusqu’à la Destruction du Temple (année 70 EC) cinq ou sept. Les vaches parfaites et parfaitement rousses étaient très rares et très chères.

Depuis ces temps là, les savoirs humains se sont élargis et approfondis de façon fabuleuse dans de nombreux domaines, grâce au désir humain d’agir, grâce à la soif de comprendre, grâce au besoin de faire sens.

Le plaisir de la connaissance consiste en ce qu’elle ne s’arrête jamais : plus on connaît, plus on a envie de connaître, et plus on a compris, plus il y a à comprendre. Imaginez que l’humanité puisse un jour tout connaître, tout expliquer. Ce comme si nous pouvions atteindre l’horizon. Ce serait tragique. Et ennuyeux à mourir. La Vache Rousse est là pour nous le rappeler. La Vache Rousse nous protège de l’hubris. Sans la Vache Rousse nous accumulons la connaissance comme si nous grimpions les étages de la tour de Babel.

Sans la Vache Rousse, notre condition humaine nous aspire dans l’illusion que nous savons tout et que nos explications sont définitives et « une fois pour toutes ».

Ce qui se manifeste comme la paresse intellectuelle n’est pas le privilège ni de la religion ni de la science. La difficulté de prendre la distance par rapport à sa propre pensée semble inscrite dans la structure même du cerveau humain et résulte de notre évolution. C’est ce que suggèrent les récentes découvertes des neurosciences (voir p.ex This is your brain on metaphors, Robert Sapolsky, New York Times Nov 14, 2010). La lutte contre la paresse intellectuelle doit donc chaque jour être renouvelée, car elle est, a priori, d’avance, partiellement perdue.

Divers obstacles se dressent devant chacun de nous dans cette lutte, ce sont les obstacles tout autant intellectuels qu’émotionnels. Cette dernière constatation vient, elle aussi, des découvertes récentes des neurosciences (voir par exemple les livres d’Antonio Damasio, traduit en français).

Avant de conclure je vais citer deux obstacles, deux formes d’ignorance, auxquelles il serait possible de remédier, au moins en théorie. Elles sont non exclusives et peuvent mener une coexistence pacifique dans la tête de la même personne.

L’une de formes très populaires est l’ignorance par dédain. Son slogan se résume en: « je n’y connais rien et j’en fais mon credo ». Par exemple :

- je ne connais rien à la religion, proclame tel athée militant
- je ne connais rien aux maths, jubile tel initié aux sciences sociales
- je ne connais rien en économie, s’exclame tel expert scientifique

Par contre certains domaines, médicales, pédagogiques, politiques, suscitent des avis populaires « clairs et nets ». Mais ces avis rentrent plutôt dans la deuxième catégorie d’ignorance que je nomme : l’ignorance par ignorance.

Parmi les cas extrêmes, je classerais cette merveilleuse réplique, mi digne mi frivole, que j’ai entendue quelques fois. A la question « Savez-vous que… ?» l’ignorant par ignorance répond « demandez-moi plutôt ce que je ne sais pas. »

Si on me demandait d’énumérer ce que je ne sais pas, je pourrais noircir des pages, et pour les lire nous risquions de passer ensemble des heures entières. Pour faire beaucoup plus court, demandez-moi donc ce que je sais.

En préparant cette dracha j’ai eu une idée qui me semble valoir réflexion. L'examen de maturité complet devrait comportait une épreuve intitulée : ce que je ne sais pas et pourquoi.

Ainsi pour terminer je vais évoquer encore une fois le rituel de la Vache Rousse, qui non seulement ne nous empêche en rien de multiplier nos connaissances mais aussi nous indique l’importance de connaître nos limites. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas connaître TOUT, que nous devons renoncer à apprendre. Un peu comme le texte des Pirké Avot qui dit "ce n'est pas à toi de terminer le travail, mais ce n'est pas une raison pour t'y soustraire" (Avot 2, 16). Cela aussi c’est un vrai savoir.

Shabat Shalom et bon été 2011. 

Korah 5771

Chers amis,

La paracha de Korah est l'histoire d'une révolte, l'ambition d'un homme, d'un groupe à atteindre non pas le pouvoir de régner et de diriger, mais plutôt cette fameuse sainteté dont la Torah parle très souvent sans jamais la définir totalement.

Dans le texte même de la Torah, les motifs de la révolte de Korah apparaissent comme une banale querelle au sujet du contrôle du pouvoir et de ses avantages. En lisant le texte simplement se dégage l'impression que ce qui anime Korah et son groupe c'est l'ambition de commander et de tirer profit du pouvoir.

Une fois de plus, j'exprime mon admiration sur la façon dont la littérature rabbinique, le midrach, réussit à partir d'un texte relativement simple et basique à rehausser le niveau, augmenter la difficulté, "réécrire l'histoire" de façon à ce qu'elle apparaisse beaucoup plus complexe, sérieuse, et que la querelle entre les deux ne soit plus une question d'ambition autour du pouvoir mais une question théologique profonde, moderne et actuelle pour les auteurs du Midrach comme pour nous aujourd'hui.

Les sages relient le passage du début de la paracha avec la fin de la paracha précédente, deux textes qui n'ont objectivement rien à voir l'un avec l'autre excepté leur proximité immédiate. La fin de Chelah-Lékha parle des Tsitsit, c'est un texte que vous connaissez tous puisque nous le citons régulièrement comme un des trois paragraphes du Chéma qui ont été codifiés à l'époque rabbinique.

"Parle aux enfants d'Israël, et dis-leur de se faire des franges aux coins de leurs vêtements, dans toutes leurs générations, et d'ajouter à la frange de chaque coin un cordon d'azur. 39 Cela formera pour vous des franges dont la vue vous rappellera tous les commandements de l'Éternel, afin que vous les exécutiez et ne vous égariez pas à la suite de votre cœur et de vos yeux, qui vous entraînent à l'infidélité. 40 Vous vous rappellerez ainsi et vous accomplirez tous mes commandements, et vous serez saints pour votre Dieu. 41 Je suis l'Éternel votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d'Egypte pour devenir votre Dieu, moi, l'Éternel votre Dieu!"

Le Midrach fait comme si la révolte de Korah prenait lieu immédiatement après que Moché ait transmis ce commandement au peuple, et en fait même le sujet de la dispute entre Korah et Moché :

מדרש תנחומא (בובר) פרשת קרח סימן ד
[ד] ויקח קרח. מה כתיב למעלה מן הענין, דבר אל בני ישראל [ואמרת אליהם] ועשו להם ציצית (במדבר טו לח), א"ל קרח למשה רבינו, משה טלית שכולה תכלת, מהו שתהא פטורה מן הציצית, א"ל משה חייבת בציצית, א"ל קרח טלית שכולה תכלת אינה פוטרת עצמה, וארבעה חוטין פוטרין אותה, בית שמלא ספרים, מהו שיהא פטור מן המזוזה, א"ל חייב במזוזה, א"ל כל התורה כולה רע"ה פרשיות יש בה, ואינן פוטרות את הבית, ושתי פרשיות שבמזוזה פוטרות את הבית, א"ל דברים אלו לא נצטוית עליהם, אלא מלבך את בודאם, הדה הוא דכתיב ויקח קרח.

Un peu plus tard le texte du Midrach dit que Korah était un grand sage (Hakham gadol, ils avaient dit la même chose des explorateurs auparavant) pour signifier la pertinence de la question et de l'objection qu'eux même viennent de lui mettre dans la bouche. "Si un talith est entièrement bleu, pourquoi aurait-il besoin de Tsitsit ?" "Si une maison est entièrement remplie de livres (et ici on parle de Sifré Torah) pourquoi aurait-elle besoin de mézouza? Evidemment il n'est pas question ici d'une simple question "technique" en matière de halakha. Il s'agit d'une question beaucoup plus profonde, puisque la mitsva des tsitsit est une mitsva qui est sensée "rappeler" à l'homme qu'il doit-être toujours entouré par les 613 commandements, et donc la Torah. C'est comme si Korah disait : toutes ces mitsvot, ces commandements que tu nous transmets, nous les comprenons et nous en voyons le but et la finalité : l'éducation du peuple, des simples, des masses incultes et ignorantes. Mais nous, gens issus d'un milieu social et culturel supérieur, nous qui savons et qui comprenons, pourquoi veux-tu aussi nous obliger à pratiquer ces commandements? Ne "sommes-nous pas "au-dessus" de cela? Est-ce qu'on ne pourrait pas créer deux catégories de personnes à l'intérieur du peuple juif : d'une part les nobles éduqués, qui, de par leur naissance et leur éducation pourraient se permettre d'être "au-dessus des lois" et d'autre part le commun des mortels à qui les mitsvot sont nécessaires pour son élévation spirituelle, pour permettre d'être facilement gouverné, et qui y seraient soumis sans exception.

C'est une question qui prise sous un autre angle, revient à demander : "à quoi sert une loi?" "Quel est son but, et par extension, quel est le sens des mitsvot?"

La première réponse qui nous vient à l'esprit en comparant avec nos codes civils dans les pays occidentaux est que la loi sert à pouvoir vivre ensemble avec des règles qu'une communauté donnée s'est fixée et accepte de plein gré. Dans nos régimes démocratiques, la loi est "l'expression de la volonté du peuple", représenté par son parlement élu. Mais dans le cas qui nous occupe cette réponse ne peut-être que partiellement valable : une partie des Mitsvot de la Torah est certes consacrée aux commandements dits "Ben adam lehavero" "entre un homme et son prochain", mais une autre partie, peut-être la plus importante, concerne des actions totalement gratuites sans but précis, directement identifiable et visible : celles qu'on a l'habitude de classer dans la catégorie des mitsvot "entre l'homme et Dieu" comme par exemple placer une mézouza et porter des tsitsits, mais aussi manger cacher ou faire chabbat.

Par définition cette seconde catégorie ne sert pas à vivre ensemble, et n'est pas non plus l'expression de la volonté du peuple, mais au contraire représentent une volonté de Dieu dont le but est soit inconnu soit précisé dans la Tora, comme pour le cas des Tsitsit : "lema'an tizkerou" "afin que vous vous souveniez". Or comme dans toutes les actions de cet ordre, on serait tenté de répondre : "je n'en ai pas besoin car je me souviens déjà". Si le but de manger cacher et de faire chabbat est de se souvenir qu'il y a Dieu unique et qu'il a conclu une alliance avec le peuple juif, c'est très important de le faire faire aux enfants et aux simples d'esprit, mais à partir du moment où l'on a compris et intégré le message, pourquoi continuer à s'embarrasser de ces lois?

A cela la tradition juive a donné plusieurs réponses, à Korah et à tous ses partisans :

1. La raison pour laquelle la Tora ne donne pas de justification ou d'explication à certains commandements est justement pour ne pas donner ce sentiment de pouvoir se passer de la loi.

2. La Tora n'a pas été donnée à un ensemble d'individus mais à un peuple et tout le monde est soumis aux mêmes lois sur le plan collectif.

3. L'idée que quelqu'un puisse arriver à un stade "supérieur" au-delà duquel il ne serait plus possible de revenir en arrière est étrangère à la pensée tant biblique que rabbinique. L'être humain, s'il peut au prix de nombreux efforts, arriver momentanément à un certain niveau de sainteté, c'est-à-dire de proximité ou d'identification avec la sainteté divine, ne pourra jamais se croire définitivement arrivé à un tel niveau sans possibilité de retour.

4. Quand bien même quelqu'un arriverait à se maintenir à un niveau aigu de conscience d'une certaine proximité avec Dieu, quel moyen aurait-il d'avoir l'assurance de transmettre cela à ses enfants?

 5. Enfin, avec l'obligation de pratiquer vient immédiatement celle de chercher non seulement à comprendre, mais aussi de renouveler le sens à chaque génération, chaque année, voire à chaque fois que l'on fait l'action de nouveau. Le fameux "naassé venichma" => si nous cessons de faire, comment espérer continuer à comprendre?

Cette question du rapport entre la pratique et le sens est au cœur de nombreuses polémiques entre juifs ou entre les juifs et d'autres groupes. Entre juifs on se pose souvent la question si on continuera à pratiquer les commandements même après la venue du Messie. Pour nos relations avec les chrétiens la question centrale est : Jésus est-il venu abolir ou accomplir la loi? Mais de façon plus concrète et plus actuelle, cette question se pose à chacun d'entre nous au moment très diffus de la réflexion qui accompagne l'acte, lorsque l'on se pose toute une série de questions : faire ou ne pas faire? Pourquoi? A quoi cela sert? Ma vie sera-t-elle changée après cela? Ou dans une vision utilitariste, presque consumériste de la religion : est-ce que j'en ai besoin? Est-ce que cela me plait, me convient, me correspond?

Etre un juif pratiquant, paradoxalement, c'est ne jamais se croire complet, entier, parfait, arrivé à un état "supérieur" aux autres hommes ou autres juifs pas ou moins pratiquant. Etre pratiquant c'est justement se placer dans cet état d'inquiétude permanent, de quête de sens jamais terminée et toujours renouvelée qui fait que la composante proprement religieuse de l'identité juive a toujours été, est et sera toujours en mouvement, en recherche, en éternelle recomposition, c'est ce qui fait sa force, et aussi sa difficulté au plan individuel. Pour savoir ce qui est advenu de Korah et de ses partisans, il suffit de venir demain à la lecture de la Tora. Mais un commentaire hassidique met l'accent sur un verset qui dit que les enfants de Korah ne sont pas morts avec lui, et disent que ses enfants sont encore là, parmi nous, et cherchent à chaque génération, à trouver de nouveaux arguments pour remettre en cause ce lien entre chaque juif et la pratique.

Chabbat chalom

Chelakh Lekha (par Sergio Wax)


Chelah Lekha traite, pour presque 2/3 (78 versets), de l’expédition des explorateurs, de la punition divine et du désastre qui s’ensuivit ; le dernier tiers (41 versets), donne les instructions pour les oblations à adjoindre aux sacrifices (à offrir une fois entrés à Canaan), quelques versets sur le prélèvement de la chala, d’autres prescriptions pour les sacrifices de réparation des erreurs involontaires, la condamnation du transgresseur du Chabbat et finalement le troisième paragraphe du Chemá qui conclut notre Sidra.

C’est une paracha fameuse, qui a fait couler beaucoup d’encre et qui nous interpelle un peu.
Avant tout, on fait spontanément le rapprochement avec le Lekh Lekha de Bereshit. Sauf que le “lekha“ ordonné à Abram est l’indication d’un chemin à suivre, pour tout être humain d’ailleurs, à la recherche d’une dimension qui le dépasse, “la terre que je t’indiquerai“, comme dit le texte. Dans notre paracha, en revanche, le “lekha“ est bien plus modeste ; Rachi interprète “d’après ton opinion, je ne t’ordonne pas, mais si tu veux, envoie….“ Autrement dit, Dieu n’ordonne pas à Moshe d’envoyer les explorateurs mais Il comprend que le défi est important et que le peuple veut être rassuré. Dans le Deutéronome (1,22) Moché rappellera plus clairement les faits : “Mais vous vîntes envers moi tous en disant : “Nous voudrions envoyer quelques hommes en avant qui exploreraient pour nous ce pays, et qui nous renseigneraient sur le chemin que nous devons suivre et sur les villes où nous devons aller“ Donc le “lekha“ de notre paracha n’est pas du tout un commandement. Au contraire, c’est le peuple qui demande d’envoyer des explorateurs, Moche qui, comme d’habitude, intercède et Dieu qui concède. Le lekha d’Abram est une impulsion puissante vers la Foi, le “lekha de notre paracha est une concession aux tremblements de la Foi.

Et comme ce sont des humains qui décident s'ils doivent aller et comment, le désastre ne tarde pas. Les explorateurs choisis par Moshé, reviennent avec des propos incontrôlés, des fabulations invraisemblables (deux personnes pour transporter une grappe, les géants, la terre qui dévore ses habitants etc.) Le peuple se révolte et presque lapide Caleb et Joshua, Dieu fini par punir toute cette génération ; toute personne de plus de 20ans, Moshe compris, bien entendu, devra mourir dans le désert - une pérégrination de 38 ans, alors qu’on était si proche de Canaan.

Mais finalement, qui avait raison ? C’est vrai que le texte s’en prend aux explorateurs et semble les condamner sans appel. Mais Dieu, en vérité, ne fait que corroborer la décision des explorateurs. S’Il condamne toute une génération à périr dans le désert c’est justement parce qu’elle n’était pas prête à entrer à Canaan – un peuple encore trop habitué à l’esclavage, encore trop proche des rituels idolâtres et donc vulnérable aux pratiques des Cananéens avec qui il se serait forcément mélangé. Ne s’adonna-t-il pas aux rites de Baal Peor (à la fin de la paracha Balak) quelque temps après, suscitant, par ailleurs, le fondamentalisme de Pinhas ? L’exercice de la liberté exige une maturité que le peuple évidemment n’avait pas encore atteinte, si, comme le texte le montre clairement, à chaque difficulté il évoque l’Egypte et il est tenté d’y retourner.

En revanche la paracha sauve Joshua (qui s’appelait Hoshea, mais Moche lui rajouta un yud, comme pour signaler l’investiture divine ; autre parallèle avec Abram qui devient Abraham avec l’addition d’un hé), et pour Caleb, dont on parlera assez peu dans tout le Tannach. Ce n’est peut-être pas par hasard que la paracha critique les dix Nassi des tribus et sauve justement Caleb de la tribu de Juda et Joshua de la tribu d’Ephraïm, qui traditionnellement représente le royaume du Nord ; les deux personnages seraient donc les symboles, dans un texte qui incorpore sûrement l’idéologie de la période monarchique, d’une unité retrouvée, peut-être même de l’espoir messianique du grand Israël.

Et dans ce cadre de vision messianique, je ne peux m’empêcher de citer un commentaire du Rabbin Léon Askenazi, Manitou, qui établit un parallèle entre nos explorateurs, un peu prudents, et les juifs de la Diaspora d’aujourd’hui, pour lesquels Israël serait la Terre Promise, mais non la terre “donnée“, la patrie ; ces juifs maintiendraient avec Israël la même relation ambiguë que le peuple hébreux, dans le désert, avait avec Canaan. On peut réfléchir sur ce point de vue, mais je ne suis pas du tout convaincu que les conditions soient exactement les mêmes 30 siècles après nos pérégrinations dans le désert, et que la comparaison soit valable 100%. Sans compter que la plupart des archéologues ont la tendance à démonter toutes les théories sur la glorieuse conquête de Canaan …

Malgré tout, malgré l’histoire qui semble donner raison aux explorateurs (il fallait bien laisser le temps à Joshua de mûrir pour conduire le peuple vers son destin), ce que j’aime retenir est ce que Rachi fait remarquer au tout début de la paracha. L’épisode des explorateurs suit immédiatement celui de la médisance d’Aaron et Myriam: Miriam aurait parlé mal de son frère et les dix explorateurs, qui n’avaient pas appris la leçon, auraient annihilé par leur discours, l’enthousiasme du peuple. C’est la terrible responsabilité de la parole qui peut détruire des rêves mêmes possibles et réalisables, en dépit des difficultés. Eux, les chefs choisis par Moché étaient ´des princes, des hommes “cachèrs“ au départ, mais ils se sont rendus responsables d’un désastre au retour.

L’autocontrôle, le recul et, souvent, le silence ne sont pas les moindres des vertus des chefs… 

Chabbat Chalom


17 juin 2011

Behaalotekha 5771

Chers amis,

Dans la paracha de cette semaine nous trouvons, après l’allumage de la Ménorah par Aaron, la consécration des Léviim, un passage concernant la fête de Pessah, une description de la mise en route des hébreux dans le désert, un passage de révolte dans lesquels ils réclament de la viande, Moché se décourage et demande à Dieu de le délaisser de ce fardeau, le partage de la prophétie à 70 « anciens » la vengeance de Dieu qui « gave » les bené Israël de viande de caille jusqu’à provoquer une épidémie, et enfin l’épisode célèbre où Myriam médit de la femme de Moché et Dieu la punit par la lèpre.

Par deux fois dans le même texte (ce n’est pas très clair mais il semble qu’il y ait eu deux épisodes différents) le peuple se rebelle et est puni. La première fois, « ils se plaignent ». Réponse automatique et immédiate : un feu les brûle. La seconde fois, ils se plaignent de manquer de viande, expriment leur lassitude de manger toujours la même chose (la manne) et regrettent la bonne nourriture qu’ils avaient en Egypte. Cette fois, la réponse est beaucoup moins directe et automatique : c’est d’abord Moché qui exprime son découragement (il demande même à Dieu de lui enlever la vie !) ce qui a pour effet de déclencher une nouvelle colère divine contre le peuple, avec la punition que l’on connaît : les cailles qui viennent mourir sur la côte et empoisonnent un grand nombre parmi les hébreux.

La majorité des commentateurs insistent sur le fait que les juifs sont un peuple rebelle à l’autorité, indiscipliné, « à la nuque raide », et ces épisodes s’inscrivent dans une suite narrative de remous et révoltes récurrentes qu’il y eut dans le désert (voir la suite avec Datan et Aviram, Korah etc.). En lisant et en relisant ce texte (en essayant à chaque fois de le faire avec des yeux neufs), on ne peut pas décemment accepter cette interprétation qui sonne comme une condamnation unilatérale et globale, une généralisation inacceptable. Comment peut-on dire de ce peuple qu’il est par nature « rebelle à l’autorité » à la seule lecture du chapitre 11, alors qu’au chapitre 10 la Tora nous raconte dans le détail la façon dont ils se déplaçaient dans le désert : la nuée qui résidait sur le tabernacle se déplaçait de façon totalement imprévisible, et ils devaient la suivre parfois pendant quelques jours sans s’arrêter. Au moment où elle bougeait, Moché qui avait reçu l’ordre de se fabriquer deux grosses « trompettes » (on dirait plutôt des espèces de cors) et au son de ces trompettes (je serai tenté de dire de façon provocante « au premier coup de sifflet ») tout le peuple se mettait en marche dans l’ordre, avec discipline, tribu par tribu derrière son chef et derrière son fanion, un véritable défilé militaire. Et avec ça on dit que ce peuple est indiscipliné ?

Puisque chaque lecture, chaque année doit être différente, suivant l’évolution et la personnalité du lecteur, je dois dire que cette année la relecture de la paracha Béhaalotekha m’a laissé un goût amer, une impression bizarre et inconfortable de me retrouver devant la description d’un régime totalitaire : d’un côté on oblige les masses à défiler dans un ordre hiérarchique militaire, stricte et discipliné, de l’autre on réprime violemment toute parole, opinion divergente qui est prise comme une tentative de déstabilisation du régime par l’intérieur. Sans parler d’une certaine dose de xénophobie, puisqu’on fait retomber la faute sur « les étrangers », ceux qui ont suivi les hébreux en sortant d’Egypte.

Quel « crime » ont donc commis tous ces gens dont on nous décrit la mort violente par le feu ou par une indigestion de cailles ? Celui d’avoir osé râler. Exprimer non pas leur désaccord, leur refus, leur rébellion, mais simplement leur découragement, la fatigue d’une errance qui apparaît sans but, et l’angoisse face à l’inconnu. Bel exemple de liberté ! On se croirait devant une accusation « d’activité contre-révolutionnaire » qui touche tous ceux qui osaient émettre des critiques contre un des régimes totalitaires du 20° siècle.
Maintenant, je vais cesser de feindre de découvrir que la Tora n’est pas un modèle de démocratie occidentale telle que nous la connaissons avec sa liberté d’expression. Je vais plutôt me concentrer sur cette notion qu’on essaie de nous transmettre tout au long de cette paracha : l’apprentissage de la liberté passe par la maîtrise de la parole. L’idée que pour exprimer ma liberté je doive dominer ma langue et surveiller ce qui sort de ma bouche est commune à chacune des histoires qui se suivent dans cette paracha.
En fait, toutes les fautes évoquées dans cette paracha ont un rapport avec la parole.
Mais ici il n'est pas question de "lachone hara", la médisance (sauf peut-être dans le cas de Miriam, mais il faut lire les commentaires pour lesquels elle médisait de Moché en prenant la défense de son épouse), il est plutôt question d'un manque de filtre entre la pensée et la parole.

Les moments de découragement par lesquels passent les hébreux sont naturels et légitimes, tant qu'ils restent au niveau du ressenti individuel. Dans ce cas, il est possible, et même recommandé de mettre le mal en mots devant un interlocuteur qui va aider à canaliser cette angoisse et guider vers une façon de la surmonter. Ce qui est dangereux et risque de mener à la catastrophe, ce sont les mouvements de masse incontrôlés, la panique de la foule que personne ne peut maîtriser. L'histoire des révoltes et des révolutions montre qu'il n'y a rien de plus incontrôlable qu'une foule qui se déchaine, sans chef, sans leader ni but particulier. Dans ces moments de délire collectif, n'importe quelle parole peut avoir des conséquences dramatiques : on peut crier "à la bastille!" comme "mort aux juifs"! Et le sens commun est brouillé. Il faut donc impérativement éduquer, élever, cette foule, cette masse, ce "troupeau" pour reprendre la métaphore du chef qui est appelé "pasteur" ou "berger", même si, il faut le reconnaître, c'est fait de façon très violente, avec beaucoup de morts (par le feu ou par l'indigestion de cailles). Mais qui a déjà eu un groupe à mener sait que parfois il faut être sévère avec le groupe pour protéger les individus en particulier.

Tout le but de la tradition juive par la suite va être de se donner les moyens d'éduquer chaque individu afin de ne plus jamais avoir à sévir contre la masse. Mais ce travail est évidemment de très, très longue haleine. Ainsi le fait d'enseigner à nos enfants la pratique des Mitsvot, le respect de la Halakha, la domination de soi, la maîtrise de ses instincts, au niveau individuel, permettra peut-être un résultat positif qui rejaillira sur l'ensemble du peuple.

Mais ce qu'il faut bien avoir à l'esprit, c'est que l'aspiration n'est pas d'avoir un peuple entièrement discipliné qui parle d'une seul voix, mais une communauté de gens qui réussissent à accéder à la liberté, une liberté maîtrisée qui n'est pas dangereuse ni destructrice.

Chabbat chalom

Bemidbar

Chers amis,

La semaine dernière nous avons terminé, avec un certain soulagement, le livre du Lévitique (soulagement peut-être pas pour vous mais en tout cas pour tous les rabbins qui essaie de se débrouiller pour trouver un message, un commentaire intéressant et profond qui se dégage de la graisse et des entrailles des animaux sacrifiés), et nous entrons vaillamment dans le livre des Nombres.

En hébreu, ce livre se nomme Bemidbar ("dans le désert"), pour ses descriptions des évènements qui se sont déroulés pendant les 40 ans d'errance. En grec, en latin puis en français on lui a donné le nom de "Nombres" à cause de l'impressionnante liste de noms et de chiffres qu'on trouve au début, puisqu'il est question du dénombrement des hébreux lors de la mise en route, de la marche dans le désert, et de l'évaluation de leurs capacités militaires pour des questions d'autodéfense, puisque dans l'antiquité un peuple sans terre est toujours très vulnérable (=> il n'a ni défenses, ni réserves ni bases arrières pour se retirer).

Pour ceux qui se souviennent de la paracha Ki Tissa, nous avions vu qu'une des raisons pour lesquelles la Torah demandait de compter les individus par le biais d'une "astuce", le demi-chekel, c'est que le recensement est tabou, pour plusieurs raisons :

- la crainte du mauvais œil

- la crainte d'un sentiment de fierté et de puissance qui empêche la reconnaissance du fait que la victoire militaire est d'origine divine

- L'interdit de "figer" une situation à un moment donné => parallèle à l'interdit de l'idolâtrie qui demande de ne pas "figer" Dieu.

- Enfin le risque de transformer des êtres humains en numéros

Concernant cette dernière raison, la paracha de cette semaine, Bemidbar, qui nous donne justement sans aucun complexe le résultat précis du dénombrement (sans la moindre allusion au fait que ce procédé pouvait être dangereux) emploie une expression un peu bizarre, même en hébreu biblique : "BEMISPAR CHEMOT" => "par le nombre des noms". Dans un de ses commentaires, Manitou dit que "ce sont les corps qu'on dénombre et les âmes qu'on nomme". Comme souvent avec Manitou, c'est un commentaire très poétique qui met le doigt sur une particularité du texte : certaines personnes sont désignées par leur nom, les chefs de chaque tribu, de chaque clan, ceux qui sont sensés les représenter, alors que d'autres se confondent dans la masse anonyme et deviennent une petite partie du chiffre total.

On serait tenté de peser les avantages et inconvénients du dénombrement par le chiffre ou par les noms : si à première vue, être réduit à un numéro peut-être quelque chose de très mal perçu par un individu par peur d'être oublié, confondu dans la masse, la numérotation a l'avantage de mettre tous les êtres humains sur un pied d'égalité : que l'on soit descendant d'une illustre lignée de haute noblesse ou le premier venu, orphelin ou né de parents inconnus, la place de chacun est égale à un, ni plus ni moins. Un autre avantage serait de remettre en place certains égos surdimensionnés en leur rappelant qu'ils ne sont qu'une goutte d'eau dans l'océan.

Quant au dénombrement par les noms, si à première vue il peut-être séduisant de rappeler que chacun possède une identité propre et un caractère particulier, que chacun est unique, la longue énumération fastidieuse des listes de noms, comme notre paracha en donne un exemple, nous montre les limites d'un tel exercice : qui peut trouver un intérêt quelconque à une suite ininterrompue de 600 000 noms, sans parler des contraintes techniques (la place , le parchemin, l'encre ou… la mémoire), et qui peut imaginer un "appel" collectif dans lequel chacun attendrait des semaines voir des mois avant d'avoir la gloire éphémère d'avoir son nom égrené pendant quelques secondes?

La question centrale, je crois, est la question de l'utilité. A quoi sert ce dénombrement qu'on nous livre comme introduction à la lecture des péripéties du désert? La réponse est qu'il est indispensable de se compter parce qu'on va voyager. Il faut s'assurer, se donner toutes les chances de n'oublier personne en route. Pour cela, un appel doit être fait, non pas au plan national évidemment, mais au plan le plus petit, particulier, local possible : chaque matin, avant de partir, chaque famille devra compter ses membres, rendre compte pour savoir combien exactement participeront au voyage, afin que le soir on sache qui attendre, qui rechercher si quelqu'un s'est perdu ou s'est laissé distancer, et qui ne pas attendre. Chaque clan doit compter un certain nombre de familles, et chaque tribu doit compter un certain nombre de clans etc. S'il manque quelqu'un, tout le monde s'arrête! Ainsi posé, si nous avons en tête la finalité du recensement, on réalise que la question de la modalité (chiffres ou noms) est secondaire, car le dénombrement n'est pas une fin en soi, mais la seule façon possible de voyager en nombre, en masse sans se perdre, un peu comme un corps humain qui rassemble ses forces avant de faire un effort physique. Que vous soyez considéré comme un nom ou un numéro, l'important est que l'on ne vous oublie pas sur le bord de la route. Cela se pose même sous forme d'interdit : sans vous, on ne peut pas continuer, et vous avez le "pouvoir" de retarder tout le peuple par votre seule absence.

Une phrase très célèbre de la Michna dit "kol Israël arévim zé lazé" => ce qui prouve que l'enseignement du désert est toujours valable : pour que le peuple d'Israël puisse avancer, continuer à exister, nous avons besoin des forces de chacun, peu importe la façon dont il choisit d'être compté : certains se comptent par une petite somme envoyée chaque année, un chiffre, d'autres ont besoin de se raccrocher à des noms illustres reconnus de tous, ce qui pose un autre problème, car ceux qui ont en charge de représenter la collectivité se doivent d'être inévitablement irréprochables : lorsqu'un juif célèbre se couvre de honte, c'est tout le peuple juif qui est entâché.

Chabbat chalom