Mikets 5772 (par Romain Nouchi)

« Soyez saints, car Je suis saint, Moi, l’Eternel votre Dieu ». 
C’est par cette injonction que commence La paracha Kedochim. A sa suite sont énoncés de nombreux commandements par l’accomplissement desquelles les Juifs se sanctifient et établissent un lien avec la sainteté de Dieu. Trois de ces mitsvot sont :
« Ne va point colporter le mal parmi les tiens »
« Tu ne haïras point ton frère dans ton cœur »
« Ne te venge pas et ne garde pas rancune ».
Si je commence cette dracha par ces mots tirés du Lévitique, c’est qu’ils ont un lien direct avec la paracha de cette semaine, Mikets.

Depuis l’arrivée de Jacob a Haran, nous assistons à une saga familiale des plus agitées. Et c’est précisément dans la paracha Mikets, que celle-ci prend fin. La fratrie conflictuelle est un thème récurrent de la genèse, et ce depuis le récit de Caïn et Abel qui se solde par un meurtre fratricide, se poursuit avec Isaac et Ismaël, qui eux se séparent dès l’enfance, puis Jacob et Esaü, en lutte pour le droit d’ainesse. En hébreu, « être frère » signifie également  coudre des liens. Visiblement c’est un échec.

Les disputes entre Joseph et ses frères débutent dans la paracha précédente, Vayecheve, et ils iront  de mal en pis. On nous dit que Jacob c’est installé dans le pays où son père Abraham a séjourné, le pays de Canaan. « Vayecheve », le premier mot de la paracha, signifie « installé », ce qui est fondamentalement diffèrent d’Abraham qui lui, y a séjourné. A ce propos, le Midrash nous enseigne qu’à chaque évocations du mot Vayecheve « installé », une catastrophe c’est produite dans la Torah, entre autre quand les Hébreux ce sont installé au pied du mont Sinaï, juste avant le veau d’or. Les sages du Talmud nous mettent également en garde sur le risque encouru lorsque l’on s’installe. Quitter le nomadisme physique, entraine également l’immobilisme intellectuel et l’oublie de la fragilité de l’être, comme si la conscience morale devait toujours rester en éveil. Comme il est dit « les justes ne connaissent pas le repos ». Jacob a lutté toute sa vie, contre son frère, et ce dès le ventre de leur mère, contre Laban, pour ses épouses, et avec l’ange de Dieu. Il est un combattant fatigué qui aspire à une retraite paisible. Mais avec 12 fils et 4 femmes, son repos semble compromis.
Si Laban n’avait pas empêché Jacob d’épouser Rachel avant Léa, Joseph aurait été son 1er fils, ce qu’il aurait souhaité. Et voilà, une fois de plus le droit d’ainesse entraine des rivalités.  Jacob, installé, semble ne pas avoir tiré les leçons de sa propre expérience. Ainsi il offre à Joseph un vêtement de couleur qui le distingue d’entre ses frères. Quelle maladresse ! S’il avait étudié le Talmud, il saurait que les parents ne doivent pas montrer de préférence pour l’un des enfants. Du coup, les frères de Joseph le jalousent et leurs relations se dégradent. Joseph était jeune berger avec ses frère nous dit le texte,  « avec » que nous pouvons aussi traduire « par » ou « de » ses frères, ce qui fait résonnance à la réponse de Caïn face à Dieu, « suis-je le gardien de mon frère ? », suis-je le berger de mon frère ? Joseph endosse donc une certaine responsabilité qui l’amènera à s’inquiéter de l’entente fraternelle, puisqu’il ne supportera pas les paroles médisantes de ses frères, et ira les rapporter  à son père. Un comportement peu judicieux, qui lui vaudra l’exclusion du groupe des fils de Léa,  première femme de Jacob. Le verset qui suit nous dit : « Joseph demeurait avec les fils de Bilha et Zilpa ». Les épouses de Jacob certes, mais surtout les servantes de Léa. Ses frère le haïssent et ne lui parlent plus en en paix. La situation peut-elle être pire ? Eh bien oui, Joseph fait 2 songes qu’il raconte à ses frères. Influencés par leur haine, ils les interprètent comme une provocation, Joseph à travers ses rêves, voudrait leur dire qu’il souhaite régner sur eux. Ce qui est faux. Jacob intervient, enfin, il réprime Joseph, le gronde, mais sans grande conviction puisque le texte nous dit «il garda la chose ». La haine et les non-dits ont bien gangrené la situation, le conflit peu éclater. Les frères de Joseph lui arrachent son vêtement de couleur, le vendent comme esclave, et le font passer pour mort auprès de leur père. Il est intéressant de remarquer l’absence de Dieu dans toutes ces péripéties, même si l’on suppose que c’est Lui qui envoie les rêves à Joseph, le texte ne le mentionne pas, Dieu n’intervient donc pas, comme si cette dispute devait se régler entre eux seulement.

En Egypte, 12 ans s’écoulent pendant lesquels Joseph passe de l’état d’esclave à celui de prisonnier, pour finir à la tête de toute L’Egypte. Après 7 ans d’abondance économique, une famine fait rage, touchant tout le pays et ses alentours. Comme ce fut le cas pour Abraham, Jacob envoie ses fils en Egypte pour y acheter des ressources, mais Benjamin le plus jeune, reste. Joseph à force d’épreuve, a gagné en maturité, il est également un homme de terrain, et c’est lorsque qu’il se trouve dans la dernière grange encore en activité, qu’il voit arriver ses frères. Eux ne le reconnaissent pas. Va-t-il se venger ou bien chercher la réconciliation ? Joseph leur parle durement, « vous êtes des espions, c’est pour voir la nudité du pays que vous êtes venu » ! Ce qu’il dit comporte un double sens : en mentionnant la nudité du pays il fait référence à sa propre nudité lorsque ses frères l’ont dévêtu pour le jeter dans le puits. C’est pourquoi la réponse de ses frères ne lui convient pas. Et comme dans un interrogatoire, il insiste et formule l’accusation trois fois de suite pour les obliger à se dévoiler. Il attend des informations, il s’inquiète de savoir si son père est toujours en vie, si son petit frère de sang Benjamin, a subit les mêmes mésaventures que lui, face au poids de la fratrie, mais aussi il veut que ses frères mentionnent son existence. Et ça marche ! Après lui avoir dit  « nous sommes tous fils d’un seul homme »ils se reprennent et répondent « nous sommes 12 frères, le plus jeunes est resté avec notre père, et l’un n’est plus » les souvenirs ressurgissent. Joseph échafaude un plan risqué qui peut définitivement dissoudre la famille. Il maintient qu’ils sont espions et ainsi, ses frères sont à leur tour bouc émissaire. Il les place en prison et leur offrira la liberté à l’unique condition que l’un d’entre eux  revienne avec Benjamin. Durant trois jours d’incarcération, nous pouvons imaginer l’angoisse et la peur vécu par les neuf frères, quand ils ont évoqué l’existence d’un frère qui n’est plus. On imagine qu’à huis-clos les remords font enfin surface, ils se sentent coupables et Ruben l’ainé, se disculpe en les accusant. Après ces trois jours, Joseph change un peu sa stratégie, il décide finalement d’en garder un, contraignant ainsi ses frères à revivre l’abandon de l’un d’entre eux, mais aussi la confrontation avec leur père lorsqu’ils lui annonceront. Avant leur départ, Joseph fait remplir leurs bagages de blé et restituer l’argent destiné à cet effet. Rendez-vous compte leur surprise une fois à la maison, lorsqu’ils ouvrent leurs sacs et que l’argent en tombe, et la réaction de Jacob ! Les croit-il ? Pour la seconde fois ils reviennent avec de l’argent en plus, comme lors de la vente de Joseph, et sans l’un d’eux, et tout en se plaignant de la dureté avec laquelle  Joseph c’est adressé à eux, ils réclament à Jacob son plus jeune fils Benjamin, pour y retourner. Ruben tante bien de le convaincre en lui proposant le sacrifice de ses deux fils s’il ne le ramène pas mais cette attitude est complètement irresponsable, cela ne fera qu’empirer les choses en ajoutent deux morts à une macabre liste qui s’allonge. Bien entendu Jacob refuse. Il faudra attendre que les réserves soient épuisées, pour que l’un d’eux se révèle enfin et fasse front à cette situation de détresse, cet homme, ce mench comme on dit en yiddish, c’est Yehouda, celui-là même qui a pris l’initiative de vendre Joseph. Juda dit à Israël son père : « Envoie le jeune homme avec moi, que nous puissions nous disposer au départ ; et nous survivrons et ne mourrons pas, et nous et toi et nos familles.  C’est moi qui répondrai de lui, c’est à moi que tu le réclameras : si je ne te le ramène et ne le remets en ta présence, Je serai coupable à jamais envers toi. » Pour la première fois dans la Torah nous entendons ceci, un frère se porte garant d’un autre. Jacob acquiesce, il leur dit : « Puisqu’il en est ainsi, alors, faites ceci : mettez dans vos bagages des meilleures productions du pays, et apportez-les en hommage à cet homme : un peu de baume, un peu de miel, des aromates et du lotus, des arachides et des amandes… » Le suspense est insoutenable, et enfin la délivrance, il consent à leurs laisser emmener Benjamin. Arrivé en Egypte Joseph reçoit ses frères pour un grand diner, visiblement ils lui ont manqué, mais Joseph leur prépare un deuxième coup. Avant leur retour, il fait placer sa coupe dans le sac de Benjamin. Juste avant de quitter le pays, les gardes les rattrapent et les fouillent du plus vieux au plus jeune, la tension était descendue mais voilà qu’elle regrimpe en flèche, nous savons bien qui va se faire prendre, mais l’attente est insupportable jusqu’à l’arrestation de Benjamin. Son sort est l’esclavage, quant aux autres, ils sont priés de rentrer chez eux. Mais cette fois-ci, personne ne rentrera sans que la fratrie soit au complet.

La métamorphose finale a lieu. Benjamin accusé à tort, ses frères s’interposent entrainés par Yehouda, qui devant Joseph argumente tout un plaidoyer pour que sont frère Benjamin soit laissé libre de retrouver leur père, quitte à prendre sa place. Sur ces mots Joseph ne peut se contenir, il fond en larmes et se dévoile à ses frères, il espérait tant cette transformation qui apportera la réconciliation, il les aime. Ses frères sont affligés et se confondent en excuse. Joseph les console en leur disant qu’ils ont mal agi, mais que Dieu a transformé ce mal en bien, car si le choix de faire le bien ou le mal nous est donné, Dieu a néanmoins un projet. Il avait prédit à Abraham que sa descendance serait étrangère dans un pays qui n’est pas le sien, et cette réconciliation amènera les 70 personnes du clan de Jacob en Egypte, et de ceux-ci naitra un peuple, qui recevra la Tora et l’accomplissement d’une promesse. Jacob, qui n’était plus que l’ombre de lui-même depuis un certain temps, ne vivait que dans l’espoir de voir se réaliser un jour cette réunification. Il mourra en paix.

CHABBAT CHALOM

Vayechev 5772


Chers amis,

Les récits que nous lisons en ce moment, issus de la fin de la Genèse, comptent parmi les plus connus de la Torah, et font partie du patrimoine de l’humanité. Le récit- les récits rapportant les péripéties des fils de Jacob, en plus d’être d’une beauté, d’une qualité littéraire d’un niveau qui n’a pas fini de nous surprendre, ont été considérés dans notre tradition comme une mythologie fondatrice, annonciatrice, explicatrice d’une certaine réalité provenant du milieu dans lequel elle a été produite : la population qu’on appelle Ivrim (les hébreux) qui compte une douzaine de tribus différentes mais parlant la même langue et se sentant proches, alliées face à des ennemis communs, se réfère à des récits fondateurs dans lesquels, dans un passé lointain, ils sont issus d’une histoire commune, d’une lignée d’ancêtres communs, dont l’existence va servir de référent et donner un sentiment d’unité, d’unification. Les douze tribus ont toutes un même ancêtre, un père, un « patriarche » : Yaakov, qu’on appelle aussi Israël. Par le pouvoir du mythe, le groupe de tribus va devenir un peuple, le peuple d’Israël.

Le fait que Yaakov ait eu douze fils est probablement un chiffre typologique, très utilisé dans la mythologie antique, et qui ne correspond pas à une réalité précise (la « tribu » de Lévy n’a pas de territoire mais quelques villes, il n’y a pas de tribu de Joseph mais des « demi-tribus », etc.) Néanmoins, on sent pointer derrière le mythe une certaine réalité politique : Yéhouda n’est pas l’ainé mais il est le leader, le chef incontesté. Shimon et Lévy sont des guerriers, parfois sauvages et brutaux. Benjamin est un éternel trublion, jamais soumis ni discipliné etc.

A l’intérieur de ces récits, certains textes prennent une place importante, que l’on arrive assez mal à expliquer rationnellement : quel intérêt, quelle fonction avaient les récits de mettant en scène des personnages féminins aux prises avec une violence masculine ? Si on imagine facilement que l’histoire du viol de Dina, que nous avons lue et étudiée la semaine dernière, fait écho à une guerre que les tribus de Shimon et Lévy ont mené contre la ville de Shkhèm, on se demande pour quelle raison le texte de la Torah donne une telle importance à l’histoire de Tamar, belle-fille de Yéhouda qui deviendra son épouse? Quels rôles jouent les personnages féminins dans la Genèse ? Que ce soient les quatre épouses de Yaakov ou Joseph, il y a toujours un mystère, un arrière-goût énigmatique à la lecture des récits qui mettent en scène ces personnages, et à leur rôle dans la suite narrative de la Torah. 

Vous avez bien entendu, dans les « personnages féminins » j’inclus Joseph. Je l’inclus pour plusieurs raisons :
1.     Il ressemble à sa mère, Rachel, qui était de grande beauté.
2.     Contrairement à ses frères il est le fils qui ne travaille pas dans les champs, il reste à l’intérieur, dans la tente, en compagnie des femmes. Position féminine de la gardienne du foyer.
3.     Il se distingue par un vêtement particulier (koutonet passim) dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il est différent de tous les autres, ceux de ses frères.
4.     Il est victime de violence de la part de ses frères qui le déshabillent.
5.     Il est jeté dans un puits, symbole féminin dans la littérature du Proche-Orient ancien (fertilité, sexualité féminine etc.)
6.     En Egypte il est acheté par un maître et il réussit dans une fonction de gestion de la maison (fonction féminine)
7.     Il est victime de harcèlement sexuel et même d’une tentative de viol de la part de la femme de Putiphar.

Inutile de préciser que lorsque je parle de personnage féminin il n’est question ni de sexe ni de genre, mais d’un rapport au monde particulier qui se caractérise par une certaine douceur, une fragilité, mais aussi un véritable génie pour les fonctions traditionnellement dévolues aux femmes : la gestion du foyer, l’organisation des tâches, l’optimisation des ressources, des recettes et des dépenses. Littéralement, étymologiquement, cette fonction c’est l’économie (mot composé de deux mots grecs qui signifient « loi de la maison » ou « administration du foyer »).

Parmi toutes les situations incroyables dans lesquelles ce personnage se retrouve –un vrai personnage de roman ! On le retrouve à la tête de l’économie de l’Egypte, un poste clef, capital, qui est par définition politique (règle la vie de la cité) dans lequel il réussit grâce à son expérience acquise dans le domaine de la gestion du foyer privé. Les péripéties qui précèdent son accession au pouvoir sont du domaine, encore une fois, de la littérature romanesque ou de contes de fées (il n’y a que lui dans tout le royaume pour interpréter les rêves de Pharaon !) mais ses qualités, la justesse de ce qu’il prévoit, le bon sens de son raisonnement qui va convaincre le Pharaon de le sortir de prison pour le mettre à la tête de l’état sont tellement simples, tellement évidentes, qu’elles en deviennent presque ridicules, comme si on sentait pointer une certaine ironie derrière le texte. En substance, que dit Joseph ? Qu’un jour, après les périodes de vaches grasses, viendront les périodes de vaches maigres. En conséquence, en prévision de ces temps difficiles qui ne manqueront pas d’arriver, il convient de faire des stocks, des réserves. Lorsque les temps de pénurie arriveront (sécheresse puis famine), nous garderons ce dont nous avons besoin, et nous vendrons l’excédent aux autres, à un prix très haut (puisque la marchandise sera devenue rare) et nous remplirons nos caisses d’or et d’argent, qui restera en notre possession même après la famine, une fois que l’activité de production aura repris. Tout cela est tellement primaire, évident et simple qu’on ne peut pas s’empêcher, encore une fois, d’y voir une pointe d’ironie : on dirait que Joseph invente l’eau chaude ! On voit se pointer la caricature, lorsqu’on réalise que parmi tous les conseillers de Pharaon, aucun n’y avait pensé ! Alors que tout cela est d’une simplicité… biblique.

En ridiculisant les personnages importants du royaume, les experts, les conseillers, les mâles dominants qui font de la politique par ambition, par volonté de domination, par recherche d’un statut social, mais qui sont tous incapables de gérer leur propre maison, Joseph oppose l’assurance tranquille d’une gestion raisonnable et prévoyante, tournée vers l’avenir, obsédée par le souci de nourrir (puisqu’il stocke de la nourriture), un souci par définition féminin.

Tout cela pour dire quoi ?

Premièrement, que la Torah, même si elle est issue d’un milieu essentiellement patriarcal, ne tombe jamais dans la caricature d’une littérature machiste et sexiste dans laquelle on veut souvent l’enfermer. Au contraire ! Même si peu de femmes dans la Torah jouent un rôle de premier plan, les textes sont à l’écoute d’une voie féminine, et encouragent, dans une certaine mesure, une position, une approche féminine de certains problèmes universels et intemporels, comme celui qui nous préoccupe tous à des degrés divers depuis quelques mois, la crise économique qui découle d’une crise de la dette, un sujet que nous allons étudier ce soir.

Deuxièmement, ce que j’ai l’occasion de répéter régulièrement, que lorsqu’on se donne la peine de lire les textes en prenant un peu de hauteur, en dépassant le caractère naïf et primitif qui saute aux yeux en premier, on découvre parfois que le message qui est véhiculé, un message étonnant de modernité et d’actualité, se présente sous une forme ironique, polémique, qui joue subtilement sur les paradoxes et la caricature. Mais surtout, ce qui m’étonne toujours autant, c’est l’écho et la permanence de sujets, de comportements, de mécanismes de pensée qui sont, répétons-le, universels : dans des périodes d’abondance, certains, voire même chacun d’entre nous, ressentent l’envie, le penchant naturel d’en profiter, de dépenser sans compter, croyant que l’opulence va toujours durer, qu’il sera toujours temps de voir plus tard, qu’on aurait tort de s’en faire, de ne pas en profiter. D’autres, et peut-être même une petite voix en chacun de nous, dit : « Attention, tu ne sais pas de quoi demain sera fait, gardes-en un peu… ».

C’est le génie de tous les grands textes classiques, de toutes les littératures du monde, de nous surprendre, de nous bouleverser lorsqu’on réalise qu’en parlant de tel ou tel personnage, de Joseph, de cigale ou de fourmi, c’est en fait de chacun de nous qu’il s’agit.

Chabbat chalom

Vayichlah 5772

Vayichlah 5772 – Hanouka/diner du TT

Chers amis,

Le thème de la paracha de cette semaine, le récit qui occupe la majeure partie du texte est la rencontre entre Yaakov et son frère Essav. Comme nous l’avons lu ou relu la semaine dernière, les deux frères s’étaient quittés en mauvais terme (c’est le moins qu’on puisse dire) puisque Essav s’était promis de tuer son frère, à qui il en voulait de lui avoir « volé » sa bénédiction, de l’avoir « dépassé », « devancé » à deux reprises, pour la bekhora (droit d’ainesse) et la berakha (bénédiction). Le texte s’est ensuite attaché à nous faire suivre les tribulations de Yaakov, sa fuite, son arrivée dans la famille de sa mère, ses rapports difficiles avec son oncle Lavan, ses mariages successifs et la naissance de ses enfants. Nous l’avions quitté la semaine dernière alors qu’une fois de plus il fuyait, partait sans prévenir, craignant qu’une ruse de son beau-père le force à rester encore au pays d’Aram, ou à abandonner une partie de ses richesses. Dans la première partie de Vayichlah, Yaakov fait route vers sa terre de naissance, la maison de son père, et il sait qu’il va revoir son frère Essav dont il n’a eu aucune nouvelle depuis 20 ans. La dernière fois qu’il l’a vu Essav était furieux et il voulait le tuer. Yaakov, de retour après 20 ans d’absence, n’imagine pas que son frère a changé. Il est littéralement mort de peur. Il hésite même à revenir : la tentation est grande de fuir encore une fois (c’est du moins comme cela que certains interprètent son mystérieux combat contre un ange). Finalement, malgré ses craintes, Essav va se montrer très heureux de revoir son frère et lui fait un accueil des plus chaleureux (même si les rabbins du midrach, qui n’en reviennent pas, doutent de la sincérité de Essav)…

Mais justement, si l’on laisse un peu de côté le texte littéral de la Torah, la tradition juive postérieure a fait de cette rencontre un archétype, un évènement fondateur et annonciateur des rapports entre les descendants de Yaakov/Israël : le peuple juif, et ceux que la tradition rabbinique associe à Essav : le monde gréco-romain, et plus tard l’occident chrétien. Cette tradition très ancienne n’est évidemment pas à prendre au sens littéral mais plutôt symbolique : on identifie les peuples à des personnages bibliques, des caractères, des récits étiologiques, ce qui permet d’expliquer et d’interpréter les évènements contemporains, de se donner l’illusion que l’on comprend quelque chose aux évènements internationaux qui parfois nous atteignent et bouleversent notre quotidien.

Cela permet aussi de donner une autre dimension à la lecture de récits anciens, mythiques, et contribue à les faire devenir mythologiques (au sens où ils deviennent des récits fondateurs). Ainsi donc les rapports entre deux frères, Yaakov et Essav, rapports compliqués, difficiles, faits de jalousie, de compétition et de violence, seraient une préfiguration, une théorisation des rapports entre le peuple juif et l’occident, représenté par la force dominante de chaque époque.

Nous sommes indirectement aussi dans la problématique de Hanouka, puisque cette fête évoque un évènement historique, une guerre, mettant en jeu les judéens du second siècle av. JC d’une part, et les « séleucides », une dynastie descendant d’un général d’Alexandre le grand, ayant fondé un royaume dans ce qui est l’actuelle Syrie, et qui représente le monde hellénistique. Les seules sources qui racontent cette guerre sont des sources juives (le/les livres des Macchabées), et évidemment ne sont impartiales (et ne prétendent pas l’être). Les juifs qui ont rédigé ces textes racontent l’histoire de leur point de vue, et suivant une idéologie, des codes thématiques et littéraires qui sont les leurs : les occupants, les syriens de culture hellénistique, sont les agresseurs. Par arrogance, par volonté d’hégémonie, ils ont cherché à imposer leur culture, leur civilisation, leur religion, à ce peuple juif dominé et oppressé (aidé en cela par une grande partie de ce peuple juif attiré par l’hellénisme et déjà en désir d’assimilation), ils interdisent aux juifs de pratiquer leur culte, d’étudier leur Torah et les obligent par la force à adopter leur mode de vie et leurs dieux, jusqu’à transformer le temple de Jérusalem en lieu païen. Face à ses agressions, se forme un petit groupe d’opposants, de résistants, qui se réfugient dans la montagne et harcèlent les troupes ennemies en utilisant une technique de guérilla, puis leurs rangs grossissent et ils les osent les affronter lors de batailles rangées, jusqu’à ce que contre toute attente ils finissent par obtenir la victoire (bien que moins nombreux et moins bien armés mais motivés par la justesse de leur cause… et par un peu d’aide divine) et conquérir Jérusalem et le Temple, le purifier de l’idolâtrie et le remettre en service pour le culte juif.

Un peu plus tard, cette histoire sera racontée et développée en termes encore plus manichéens, puisqu’on nous présentera l’histoire sous la forme d’un combat symbolique de la lumière contre l’obscurité, du bien contre le mal, de la justice qui triomphe contre l’iniquité.

La victoire de Yaakov (le peuple juif) contre Essav (l’hellénisme), en des termes si clivants et caricaturaux qu’on ne peut s’empêcher de penser à une certaine forme de réduction de la pensée, de vision en noir et blanc, qui confine au fanatisme (nous avons raison, ils ont tort), à l’intégrisme (tout ce qui vient de chez nous est bon, tout ce qui vient d’ailleurs est mauvais) et au totalitarisme (soit tout eux, soit tout nous).

Comme toujours, la vérité est probablement plus compliquée : les auteurs de l’histoire de Hanouka sont guidés par une visée idéologique et théologique qui voit en l’occident des ennemis héréditaires et irréductibles, prêts à tout pour les persécuter (comme le dit Rachi dans la paracha, en citant un midrach ancien : Halakha hi : Essav soné leYaakov).

C’est un sujet très sensible, et il faut être clair : cette vision des choses existe dans le judaïsme, mais ce n’est pas la seule. A côté de ce point de vue polémique, antagoniste, presque paranoïaque, existe, depuis les sources juives les plus anciennes, puis au moyen-âge et à l’époque moderne, un courant qui loin de jeter l’anathème sur la pensée occidentale, reconnaît son influence dans la pensée juive et les nombreux emprunts qui, consciemment ou inconsciemment, ont jalonné notre histoire, qui sont au moins aussi importants que l’influence du judaïsme dans la pensée occidentale : si nous leur avons transmis le monothéisme et la Bible (avec le christianisme) l’influence de la culture hellénistique se fait sentir dans la pensée juive à travers l’astronomie, la philosophie, la démocratie, l’art, et bien d’autres choses encore.

Ainsi, la vision suivant laquelle un judaïsme pur, authentique, hermétique, doit être préservé et sauvegardé contre toute influence étrangère ne résiste pas à l’examen critique de nos sources. Cette conception se révèle rapidement être un fantasme, un mythe, dont l’existence et la persistance s’expliquent par des raisons historiques très anciennes de méfiance et de conflits entre peuples, entre Essav et Yaakov.

Est-il nécessaire de dire dans quel courant de pensée s’inscrit notre communauté massorti ? Nous affirmons régulièrement que s’il est impossible d’empêcher toute influence étrangère dans le judaïsme, il est tout aussi impossible d’imiter systématiquement les pratiques étrangères jusqu’à perdre toute spécificité. Il doit exister une voie médiane, une troisième voie.

Une voie qui permette d’intégrer de façon lucide et consciente les avancées de la pensée occidentale, dans ce qu’elle a de meilleur, et de conserver le message originel du monothéisme biblique et de la loi rabbinique.

Pour nous, Hanouka ne doit pas être une apologie du fanatisme, mais au contraire la conscience que si les rapports entre Essav et Yaakov n’ont jamais été simples, entre jalousie, compétitions et conflits, ils font néanmoins partie de la même famille, et le lien qui les unit est indissoluble. Ils sont solidaires l'un de l'autre, même si c'est parfois à leur corps défendant.

L’histoire de Hanouka se termine par la purification et la ré-inauguration du Temple de Jérusalem.
D'où vient que l'on allume des lumières? Une légende veut que les Maccabim ayant trouvé la Ménorah du Temple éteinte l'auraient rallumée et que les lumières ont brûlé 8 jours. Lumière de la Ménorah => se retrouve dans toutes les synagogues du monde par le Ner Tamid => la lumière, le feu requiert une présence. Pas la présence divine, mais la personne de celui/celle qui entretient la flamme!

La synagogue est un petit Temple (Miqdach Méat). Dans le Temple le Saint des Saints était un carré parfait fait de trois murs et fermé par un rideau qui faisait "écran"=> pas au sens d'un écran de cinéma, mais au sens d'une mini-séparation entre la présence divine et le peuple, le public qui venait assister au culte. Une séparation de tissu : on peut entendre mais on ne peut pas voir. "Voir" Dieu est très dangereux, l'entendre est possible et même souhaitable. Sa présence doit être suggérée sans être visible. Grand sujet d'incompréhension avec les greco-romains!
Voilà à quoi fait référence le rideau (parokhèt) que l'on trouve dans la plupart des synagogues. (En plus de la signification sémantique de la parokhet à Kippour)

Voilà pourquoi j'ai pesé depuis mon arrivée pour que notre synagogue possède aussi son propre rideau, ce qui est maintenant fait grâce à une généreuse donatrice et à l'insistance de notre présidente que je remercie.

Inévitablement, immanquablement, cela a donné lieu à quelques grincements de dents dans la communauté : de ce que j'ai pu entendre, ce n'est pas tant la couleur ou le tissu qui dérangent, mais tout simplement le fait que ce soit nouveau, et que tout ce qui est nouveau déclenche une certaine résistance chez les gens qui préfèrent comme c'était avant. Avant quoi? Avant que cela change.
Ce genre de réflexe est tout à fait naturel et se retrouve dans tous les milieux humains, même si je reconnais que je ne m'attendais pas à le trouver à ce point dans une communauté qui se veut moderne, massorti, (même si en anglais cela se dit conservative, nous ne sommes pas sensés être conservateurs sur tout), mais cela m'a donné l'occasion de réfléchir à un nouveau sens à donner à la fête de Hanouka : Hanouka en hébreu signifie inauguration, mais s'il faut trouver un symbole à combattre en s'inspirant des Maccabim, se serait à mon avis un combat contre un état d'esprit : l'inertie, la passivité, la résistance au changement, le fatalisme, tout ce qui fait croire que les choses ont toujours été comme ça et qu'il n'y a rien à faire.
Que Hanouka, la lumière, et pourquoi pas l'inauguration de ce rideau soit l'occasion de renouer avec l'esprit pionnier, militant et novateur des débuts du mouvement massorti, et des débuts de Maayane Or.

Chabbat chalom

Vayétsé 5772

Chers amis,

Un des offices de l’année qui sont les plus populaires dans les synagogues du monde entier est bien évidemment Kippour, et plus précisément l’après-midi de kippour, vers 17h00, l’affluence commence à se ressentir, on commence l’office de Minha, dans lequel on lit dans la Torah un texte du milieu du Lévitique : les interdits sexuels. Sans rentrer dans les explications de cette lecture à ce moment précis, ce qu’il est intéressant de noter c’est ce verset particulier :
« N’épouse pas une femme avec sa sœur, ce serait créer une rivalité en découvrant la nudité de l’autre de son vivant » => la Torah, qui reconnaît la polygamie (reconnaît et non pas autorise, je l’ai expliqué à de nombreuses reprises), lui prescrit des limites qui peuvent nous paraître évidentes ou naturelles, mais qui doivent malgré tout être consignées et codifiées, comme tous les tabous : un homme ne doit pas, ne peut pas épouser sa mère, sa sœur, sa fille, sa belle-mère etc. Il ne doit pas non plus, et c’est moins évident, épouser deux sœurs et vivre avec les deux en même temps. Je dis c’est moins évident, car de ce que l’on connaît des lois et coutumes du Moyen-Orient ancien, cette règle ne faisait pas partie des « tabous universels » et lors de mes études d’histoire ancienne on m’a fait rencontrer au moins un exemple. C’est moins évident, surtout parce que c’est en contradiction totale avec un récit de la Genèse, que nous lisons cette semaine : Jacob lui-même a épousé deux sœurs ! Ce qui pose un sérieux problème à certains exégètes, pour qui les patriarches observaient la totalité des mitsvot de la Torah, écrite comme orale. Ils vont donc tenter de justifier cette situation de différentes manières. Ne m’inscrivant pas dans cette tradition de pensée suivant laquelle tous les textes doivent s’enchainer de façon logique et ne surtout pas se contredire, je préfère de loin m’intéresser d’un point de vue littéraire, à la façon dont le texte construit l’intrigue et développe un thème qui n’apparaissait pas encore dans l’histoire familiale si compliquée et tourmentée de ce petit clan. 

Après avoir développé les thèmes de la jalousie/compétition entre frères (nous en parlions encore la semaine dernière), la paracha de cette semaine évoque la jalousie entre sœurs. Certains pourront dire « quelle différence ? » : dans un cas il y a deux frères, un aîné et un cadet qui se battent pour l’héritage et le poste de chef de famille/clan. Pourquoi les femmes seraient-elles différentes des hommes dans leurs sentiments, leurs ambitions, leur volonté de domination ? A cela la Torah répond : le simple fait qu’il existe un texte dont les femmes sont les actrices et les héroïnes prouve qu’à une certaine époque on éprouve le besoin de restituer une version féminine d’un thème largement développé, qu’on y accorde de l’importance et des moyens (du texte), car la rivalité entre deux femmes est différente de la rivalité entre deux hommes. Ces différences sont de plusieurs ordres, et pour bien comprendre il faut analyser les deux histoires parallèles, celle du couple Esaü/Jacob et celle du couple Léa/Rachel.

  1. Esaü/Jacob :
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Compétition physique depuis la conception (ils se battent dans le ventre de leur mère !)
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Deux caractères différents et opposés : brutalité physique contre passivité
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Deux parents => chacun est le préféré d’un des deux
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Enjeu : Bekhora et Bérakha
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Se termine par une séparation forcée pour éviter violence physique et mort d’un des deux.

  1. Léa et Rachel
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->On n’entend pas de compétition dans l’enfance : Midrach sur les yeux de Léa.
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Au contraire, le Midrach insiste sur la complicité entre les deux femmes devant cet épisode incroyable du « faux mariage ».
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Elles ne semblent pas protester contre le fait d’être considérées comme des objets par leur propre père
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->La rivalité s’installe par la faute de Jacob => SANA / il déteste Léa. Naissance de la compétition.
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Thème de la fertilité et de la stérilité.
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Compétition par le nombre d’enfants => elles utilisent leurs ventres et leurs enfants comme objets pour lutter l’une contre l’autre
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Les enfants sont même impliqués dans cette compétition => Réouven
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Elles sont prêtes à tout, non pas pour avoir des enfants, mais pour en avoir plus que l’autre sœur => cela va mal se terminer, avec le décès de Rachel en couches.

Paradoxe ! Alors que la rivalité entre frères est plus violente, c’est la rivalité des sœurs qui se termine par la mort !

Morale de l’histoire : la Tora a conscience qu’il y a un modèle féminin comme un modèle masculin des conflits. L’un est violent, l’autre ne l’est pas moins, et peut même l’être plus. L’un est extériorisé, l’autre intériorisé. L’un se joue au niveau des organes extérieurs (les bras/les jambes) l’autre au niveau des organes intérieurs (le ventre). L’un se joue en extérieur, l’autre dans la tente.

On pourrait développer ces différences à l’infini, mais ce qui est à retenir : les histoires mythiques mettent en scène des personnages archétypaux, des principes plus que des sujets ayant leur existence propre. Esaü, Jacob, Léa et Rachel sont importants car ils nous parlent de nous. Nous avons tous un peu des quatre en nous et sommes imbriqués dans ces schémas de violence.

Ce qui fait la force de ces récits c’est que nous croyons lire des histoires sur nos ancêtres, alors qu’en fait c’est de nous qu’il s’agit.

Chabbat chalom

Hayé Sarah 5772


Chers amis,

Le texte de la paracha de cette semaine tourne autour de la personnalité de deux femmes : Sarah et Rébecca (Rivka). Même si on ne parle de Sarah que pour annoncer sa mort, son ombre plane toujours sur la famille, sur son mari et sur son jeune fils Itshak. La semaine dernière la Torah se faisait l’écho du caractère capricieux, imprévisible et irrationnel de cette femme, qui, souffrant au plus haut point de sa stérilité, jette sa servante dans les bras de son mari pour en faire une mère porteuse, puis, dévorée de jalousie, exige d’Avraham qu’il la renvoie, puis l’accepte à nouveau, finit par tomber enceinte et avoir un fils, exige de nouveau le départ de sa servante Hagar et de son fils Ishmael, comme si elle ne supportait pas de « concurrence », d’autre présence féminine dans la famille. Comme si sa jalousie extrême, maladive, l’empêchait de « partager » ses hommes. Ce n’est donc qu’après sa mort que la venue d’une nouvelle femme dans la famille est possible, et qu’apparaît le personnage de Rivka. L’histoire de sa venue, le fait que le mariage ait été « arrangé » par Avraham et Eliezer son fidèle serviteur, viennent mettre en relief la passivité du personnage d’Itshak et l'hyperactivité de Rivka, comme une introduction à ce qui va se produire un peu plus loin dans le récit.

Mais en regardant la composition du texte, le thème qui tient une place centrale dans le récit est celui de la négociation.

Avraham négocie avec les gens qui occupent les environs de la ville de Hébron pour acheter un caveau où il pourra inhumer Sarah, et plus tard se faire lui-même enterrer. C’est là le signe d’un début d’enracinement sur la terre où il n’est jusque là qu’un étranger. Eliezer, arrivé à destination après un long voyage, se demandant comment il va procéder pour trouver une jeune femme qui accepte de le suivre pour épouser Itshak, fait une sorte de prière intérieure qui se présente sous la forme d’un long monologue dans lequel il fait littéralement un contrat avec Dieu, un contrat dont il négocie les termes en dictant à Dieu les signes qu’il attend pour « reconnaître » la jeune femme qu’il lui faut. Enfin, une troisième négociation se joue entre la famille de Rivka et Eliezer pour arranger le mariage et permettre à Rivka de partir le plus vite possible.

Ce thème, ce sujet de la négociation est un axe de réflexion qui s’impose à la lecture du texte biblique comme à la lecture de la presse quotidienne.

Dans la Tora, celui avec lequel les hommes négocient le plus souvent c’est… Dieu lui-même. Avraham bien sûr (avant la destruction de Sodome et Gomorrhe) mais surtout Moché, à maintes reprises, demande à Dieu de changer d’avis sur tel ou tel sujet, et use de persuasion pour se faire entendre. L’idée qu’un homme puisse se placer au même niveau que Dieu pour lui parler d’égal à égal, et que Dieu puisse se laisser convaincre par ses arguments, est une idée révolutionnaire, une idée biblique, une idée fondamentalement juive. Plus que cela, certains théologiens dont le plus célèbre est Avraham Heschel, affirme que c’est ce que Dieu recherche, et que la finalité de la création de l’Homme trouve sa source dans une quête divine, la recherche d’un partenaire qui puisse se confronter à Lui et se « hisser » à son niveau.

Quoi qu’il en soit, dans le texte de Hayé Sarah, les principales négociations se font entre hommes.

Il est peut-être inutile de le rappeler, mais une négociation est avant tout la rencontre entre deux parties, chacune cherchant à obtenir quelque chose de l’autre. C’est toujours un processus long et difficile, lorsque deux partis opposés essaient de se mettre d’accord sur un objectif, sur un prix. Mais l’accord fixé fait loi et fait autorité pour ceux qui l’ont conclu comme pour leurs familles et le groupe qu’ils représentent, même si dans ce groupe certains sont opposés aux termes du contrat. Ce même processus se retrouve lors des questions de dette : lorsque je mandate quelqu’un pour contracter un emprunt en mon nom ou au nom de mon pays, je suis « solidaire de cette dette » même si l’utilisation de l’argent ne me convient pas.
Ce qui est remarquable dans notre histoire, c’est que les négociateurs ne sont pas des tyrans : le représentant demande l’accord des individus concernés. (Le roi demande à Efron, et Bethouel demande à Rivka).

La négociation est un pas vers l'autre : je dois lui présenter une image de moi en position de force. (Que ce soit vrai ou que ce soit du bluff). Le but est de se mettre d'accord : il faut qu'il comprenne mon intérêt et que je comprenne le sien. Chacun doit être conscient qu'il devra bouger un peu de sa position initiale.

Ainsi, il serait malvenu de prendre au premier degré ce que nous dit le texte de la négociation pour le caveau : les Bné Het paraissent supplier Avraham de prendre possession du champ gratuitement, mais c’est la forme que doit prendre une négociation entre nomades sémites ! Chacun se jauge, se juge, évalue son adversaire, et finit par dire un prix. Ce qui est étonnant, c’est qu’Avraham ne négocie le prix à aucun moment !

Pour négocier, c'est encore une évidence mais il faut toujours le rappeler, il faut une langue et un langage commun. Langue : aspect technique de communication minimale. Langage : connaître les codes et usages, l'arrière plan culturel de l'autre. C'est cela qui est extrêmement difficile. Ex : Les hittites ne comprennent pas l'importance pour Avraham d'acquérir un champ dans cet endroit là particulièrement. Pourquoi là et pas ailleurs? Pourquoi insiste-t-il pour l'acheter à prix d'argent? C'est qu'au-delà de la question financière, il y a un arrière-plan politico-religieux. Pourquoi Betouel et Lavan acceptent-ils immédiatement de laisser partir Rivka avec cet inconnu? Parce qu'il a convaincu grâce aux bijoux. Parallèle : une version très ancienne des négociations internationales. Aujourd'hui la langue n'est plus un problème.
Trouver un langage commun est un des grands drames de l'humanité : combien de négociations, de traités de paix, d’échanges commerciaux ou technologiques ont échoué car l’une ou l’autre des parties n’arrivait pas à comprendre non pas la langue, mais la culture de l’autre, ses tabous, ses formes, sa politesse, tout ce qui fait sa manière d’être au monde et d’échanger avec les autres. Sa « communication non-orale ».
Pour faire un parallèle avec le thème de ce chabbat, la Tsédaka, les sages font grand cas de la relation que l’on entretient avec la personne nécessiteuse qui vient nous demander de l’argent, des vêtements ou de la nourriture. L’exigence que les rabbins nous transmettent c’est la volonté de ne pas humilier la personne, déjà humiliée par la situation, et de faire en sorte que pour un instant, dans le regard de l’autre, cette personne retrouve toute sa dignité. Il existe une méthode pour cela : faire sentir à cette personne qu’elle possède quelque chose dont nous avons besoin, et que le don ponctuel se fait dans le cadre d’un échange, d’une négociation, sur la base de laquelle les deux parties sont égales.

Dans cette optique la fameuse maxime talmudique prend tout son sens : « Tsedaka tatsil mimavet » => « La tsedaka sauve de la mort » habituellement, cette expression est très mal comprise : on croit que donner de l’argent aux pauvres encouragera Dieu à nous récompenser en nous accordant une longue vie. Mais il s’agit d’abord et avant tout d’empêcher le pauvre de mourir de faim ! Il faut aussi l’aider à conserver ce qu’il ne doit surtout pas perdre : sa dignité.

Chabbat chalom

Vayéra 5772

Chers amis,

La paracha de cette semaine est placée sous le signe de l’hospitalité et de l’accueil. « sous le signe » c’est-à-dire que le début raconte la façon dont Avraham accueillait les étrangers dans sa tente, mais ce récit est à lire à l’aune du contre-exemple, de l’antithèse que constitue l’histoire de Sodome et Gomorrhe, qui montre une société dans laquelle on refuse l’étranger et on cherche à lui porter atteinte par tous les moyens. 

Il faut lire attentivement les deux récits en parallèle : Avraham est chez lui , au bord de sa tente (ouverte aux « 4 vents »), il se repose, nous dit le Midrach, après son opération, il fait chaud, des étrangers apparaissent, il les invite, pour ne pas dire qu’il les supplie de venir se reposer chez lui et leur offre à manger et à boire, ils le bénissent et lui confient qu’ils sont sur la route pour une mission : anéantir Sodome et Gomorrhe. S’ensuit le dialogue dans lequel Avraham tente de convaincre Dieu de renoncer à son projet, marchandage etc., et les « messagers » fonctionnent comme un fil conducteur au niveau de la narration, pour nous faire découvrir la ville de Sodome et ses mœurs dépravés vis-à-vis des étrangers, et à l’intérieur de cette description le personnage de Lot sert de révélateur, de mise en relief. Si nous reprenons brièvement le récit, Lot accueille les étrangers chez lui, comme son oncle Avraham. Différence : il habite (déjà !) une maison en dur, qui va lui servir pour se protéger, puisque le rôle de la porte est fondamental. Ce n’est plus la chaleur de la journée mais la nuit, et pour ceux qui connaissent la région, les nuits sont plutôt fraîches… encore une fois ce détail sert à mettre en relief le fait que ce n’est plus le climat qui est chaud, mais les hommes eux-mêmes, qui bouillent de violence et de désir sexuel. (L’année dernière j’avais expliqué que la scène où les hommes tentent de forcer la porte d’entrée est la métaphore d’un acte sexuel violent), etc. Et puis un détail dans le récit de Lot qui contraste totalement non seulement avec le récit d’Avraham, mais avec toutes les valeurs de la société de l’époque, autant que de la nôtre : pour calmer les ardeurs de la foule déchainée, il propose de leur livrer ses deux filles vierges pour qu’ils assouvissent leurs besoins et laissent ses visiteurs tranquilles. Une offre, une proposition incompréhensible ! Tous les commentateurs le soulignent : il dérape, il en fait trop, il perd la tête ! Sa volonté de respecter certaines valeurs lui fait perdre conscience de l’existence d’autres valeurs, peut-être plus importantes ou prioritaires : d’abord protège ta famille, ensuite défend l’étranger. Plus tard dans le récit, Lot sera « puni » en subissant les conséquences de ses actes, ce que les rabbins du Midrach appellent « Mida Kenegued mida » : ses filles vont coucher avec lui à son insu et ils donneront naissance à deux nations de bâtards.

Avraham, lui, sera récompensé par la naissance d’un fils légitime. Qu’est-ce qui justifie d’une telle différence de traitement ? Après tout, Avraham et Lot n’ont fait qu’accomplir la mitsva de l’hospitalité, le second un peu plus maladroitement que le premier, mais tous deux en appliquant le principe dont Avraham, dans la Kabbale, est l’archétype : Hessed, la générosité. Mais les commentateurs mettent le doigt sur un point fondamental : Avraham, lui, s’il n’avait pas de filles à proposer aux visiteurs, aurait très bien pu leur proposer sa femme ! Sarah dont, dixit le midrach, la beauté était la même à 99 ans qu’à 17 ans. Sarah qu’il n’avait pas hésité à céder lorsqu’il était en Egypte, cette fois, il la laisse s’occuper de la cuisine, mais pas plus. 

Cet acte, ce non-acte ou non-don, le fait d’éviter d’offrir un être humain, qui, en droit de l’époque est considéré comme un bien meuble c’est-à dire que vous pouvez en faire ce que vous voulez, le fait d’éviter de considérer l’autre comme sa chose dont il peut disposer, c’est ce qui différencie fondamentalement Avraham de Lot à ce point précis du récit. 

Il faut dire qu’Avraham a été un peu guidé dans son évolution personnelle : depuis quelque temps, on lui a demandé de ne plus appeler sa femme « Saraï » (ma princesse) mais « Sarah », « princesse » tout court. La circoncision aussi a pu servir de castration temporaire pendant laquelle il a cessé de considérer sa femme comme un objet.

Le récit semble nous dire qu’Avraham est arrivé au terme de longues épreuves et d’un examen qui avait pour but de l’initier à une autre conception de l’autre, même si cet autre fait partie de son clan. C’est comme si Dieu lui disait : « maintenant que tu as compris, seulement maintenant, tu peux avoir un fils ». 

Cette conception Avraham la démontrera quelques années plus tard lorsqu’il acceptera de sacrifier son fils. Même si cet acte nous semble barbare, symboliquement, il veut dire « mon fils ne m’appartient pas, et j’accepte de prendre le deuil de tous les projets que j’avais pour lui, de l’idée même qu’il me survivra, pour le laisser vivre seul son histoire, et se séparer de moi »

Ce qui est touchant avec ces histoires vieilles de 4000 ans, ce sont leur humanité, leur modernité, leur actualité. Combien sommes-nous à avoir du mal à ne pas considérer nos enfants comme une extension de nous-mêmes ? Dans combien d’occasions est-ce que nous nous servons des autres non pas pour ce qu’ils sont mais pour l’utilité qu’on peut en tirer ? Pire, combien sommes-nous à nous définir, dans le monde du travail, par la valeur que nous pouvons apporter à l’entreprise, par le montant de notre salaire, et non pour qui nous sommes ?

Avraham a mis très longtemps avant de comprendre cela, sa chance étant qu’à l’époque l’espérance de vie était un peu différente, on pouvait devenir Papa à 110 ans et profiter de son enfant de longues années.

Le mieux que l’on puisse souhaiter à chacun d’entre nous c’est de pouvoir apprendre des expériences des autres le plus tôt possible, afin de pouvoir éviter à nous et à notre entourage beaucoup de souffrance et d’incompréhension. 

Chabbat Chalom.

Lekh Lekha 5772

Chers amis,
La semaine dernière nous avons eu droit, grâce à Romain, à une comparaison très intéressante et riche entre deux héros de l'antiquité qui ont survécu à un déluge : le héro Sumérien/Assyrien Gilgamesh, et le héro biblique, Noah. Cette semaine nous sommes dans la paracha Lekh-lekha, qui nous introduit un nouveau personnage, Avraham. Contrairement à une idée répandue, ce n'est pas la première fois que nous entendons parler d'Avraham : le personnage est déjà introduit à la fin de la paracha précédente, dans laquelle on apprend que ce n'est pas lui qui fut à l'origine du départ de Mésopotamie mais son père, Térah. Terah étant mort lors d'une étape, en chemin, dans une ville dont le nom évoque justement la "route" (Haran en akkadien signifie le chemin, la route), son fils Avraham prend la tête de la famille et s'engage à poursuivre ce voyage, après avoir entendu une voix qui l'encourageait en lui donnant un but : "Lekh Lekha" : Va t'en toi-même, va faire ton propre voyage, distinct de celui de ton père. Va-t'en pour toi, et fais-moi confiance pour te guider ("vers le pays que je te montrerai").
Pour certains biblistes contemporains qui s'occupent d'analyse littéraire, l'apparition du personnage d'Avraham dans la Tora marque la naissance du héro biblique. Non pas un héro au sens littéraire, car il y a déjà eu des personnages, des caractères (Adam, Caïn, Noah…), mais avec Avraham, c'est la première fois que nous avons un héro au sens qu'a pu prendre ce mot dans la littérature grecque : la littérature rabbinique ne s'y est pas trompée puisque depuis le midrach (dans lequel on nous décrit les dix épreuves d'Abraham) jusqu'au Zohar les rabbins ont compris tous les avantages qu'ils pouvaient tirer de la comparaison entre le premier héro biblique et son cousin éloigné, d'une autre partie de la méditerranée, le héro grec, le héro homérique.

Avraham, personnage venu du fin fond de l'orient, Our Kasdim (Chaldée), dont on ne sait rien si ce n'est qu'il a choisi volontairement de devenir nomade et d'errer à la recherche… au départ à la recherche de rien du tout. On devine à la lecture du texte biblique qui est très sec et énigmatique, que la vie dans sa cité d'origine lui était devenu insupportable (à lui et à sa famille), et que l'état de nomade convenait peut-être mieux, comme le disait l'écrivain Thomas Mann, à son état personnel de recherche, d'inquiétude. Comparons-le à un autre personnage, l'Ulysse d'Homère. Lui aussi décide à un moment donné de quitter sa terre et son peuple pour un long voyage. Lui part des confins de l'occident pour se diriger vers l'orient. Je ne vais pas vous faire un cours de littérature classique, j'en serais bien incapable, mais je crois profondément, à l'instar d'un de mes maîtres, que les comparaisons, lorsqu'elles font ressortir les différences, permettent de répondre à bien des questions d'identité, surtout pour des juifs de l'exil comme nous, partagés entre deux cultures.

Ulysse donc, décide de partir de chez lui, non pas à la suite d'un appel, non pas pour une quête spirituelle, mais pour participer à une guerre, la guerre de Troie, qu'il sait devoir être longue et difficile, mais dans laquelle il espère trouver gloire et honneurs. Il part avec ses compagnons d'armes, entre homme, et laisse sa femme et toute sa famille à la maison. Après avoir été l'artisan de la conquête de Troie non pas grâce à sa valeur militaire ou à son courage mais plutôt grâce à sa malice, son astuce, à son retour il est condamné par les dieux à subir une longue errance, avec de multiples péripéties, des "épreuves" dans lesquelles il sera bientôt seul car tous ses compagnons vont mourir, et il devra utiliser toutes ses ressources pour atteindre son but ultime qui est … de rentrer chez lui, sur la terre de ses ancêtres, là où il est roi, pour rejoindre sa femme et son fils, son peuple, et goûter enfin à la retraite à laquelle il avait droit.

Avraham, je le redis, et nous le lirons demain au tout début de la paracha, prend la décision de partir, avec tout les dangers que cela implique, à la suite d'un appel spirituel, une recherche, une quête, qui n'a rien à voir avec la quête de gloire militaire. Il ne part pas avec une armée, mais avec toute sa famille, ce qui montre qu'il n'avait aucune intention de revenir "chez lui", sur la terre où il est né. C'est un départ définitif, une coupure totale avec le passé. Ses aventures, les épreuves qu'il subit ne sont pas du domaine du fantastique, de l'extraordinaire, de la science fiction : pas de sirène ni de cyclope, il subit simplement ce que tout nomade doit s'attendre à subir, en position de faiblesse quand il passe dans des territoires appartenant à des peuples déjà sédentarisés. Les épreuves d'Abraham ne sont pas l'expression de la vengeance d'un ou de plusieurs dieux, mais il traverse les épreuves grâce au rapport privilégié qu'il entretient avec Dieu, en puisant au fond de lui-même la foi et la force de trouver des solutions pratiques.

Enfin, Ulysse en partant avait déjà un jeune fils, un descendant, un successeur, qu'il laissait à l'abri à la maison, Télémaque, qui pourrait prendre sa suite si jamais il ne revenait pas. Avraham part en espérant guérir de sa stérilité, et que Dieu, en récompense de sa fidélité, lui accordera le bonheur d'avoir un fils, une descendance qui pourra prendre la relève… et à son tour continuer de voyager dans un but incertain, mais avec Foi, c'est-à-dire avec une certaine confiance dans l'avenir.

On pourrait développer les différences à l'infini, mais je crois que sur le principe tout est là : pour le héro grec, l'histoire est une parenthèse, une épopée, un voyage initiatique, avec un point de départ et un point de retour qui doit être le même que le point de départ, et pour que l'histoire soit parfaite, pour qu'il y ait un "happy end", il doit retrouver tous ceux qu'il avait quitté vivant et en bonne santé, afin que la boucle soit bouclée.
Ce qui différencie fondamentalement le héro de la Torah, c'est la conscience qu'il n'est pas le point de départ de l'histoire, pas plus que le point d'arrivée. Son propre parcours s'inscrit dans le récit des généalogies humaines, et se termine non pas par son retour au point zéro, mais par l'assurance qu'il a formé un successeur, qu'il a pu transmettre à quelqu'un son rapport avec le divin, qui est plus une recherche que "la foi" du vocabulaire chrétien.

Le héro grec est un carriériste, obsédé par le fait d'avoir à accomplir une œuvre, des hauts faits desquels ses descendants pourront se réclamer et glorifier, perpétuer le souvenir et la gloire. C'est sa façon d'atteindre l'immortalité et de ne pas tomber dans l'oubli.
Pour le héro biblique, toutes les épreuves ne sont que des péripéties qui doivent le préparer à la plus grande et la plus noble mission, le but ultime de toute sa vie : avoir un enfant, et lui transmettre son identité. Et si Avraham et les patriarches ne sont pas tombés dans l'oubli et sont devenus des héros immortels desquels tellement de gens se réclament, ce n'est pas le but recherché mais la conséquence de la réussite de leurs actions éducatives.

Chabbat Chalom.

Noah 5772 (par Romain Nouchi)

Ce chabbat nous lisons la paracha Noah. La Torah nous raconte son histoire, à travers le récit du déluge.

"Dieu vit que les méfaits de l’Homme se multipliaient sur la terre, Il se ravisa de l’avoir créé, et s’affligea en son cœur." Visiblement, Dieu se repent d’avoir créé l’Homme, Il décide donc de l’effacer de la surface du globe pour recommencer à zéro.

Néanmoins Dieu sauve un homme, Noah. Est-ce par pur bonté et espoir d’un renouveau pour l’humanité, ou bien pour garder un témoin de sa toute-puissance ?
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de résumer d’avantage l’épisode du déluge, ses pluies diluviennes, son arche et ses animaux.

Le déluge a-t-il existé ? Voilà une question récurrente.
Au début du siècle dernier, des spécialistes d’histoire antique ont découverts d’anciens textes Sumériens, qui précèdent d’environ 2000 ans le don de la Torah: "l'épopée de Gilgamesh" Ces récits complètent une dizaine d’autres récits, contenant tous une histoire similaire à la nôtre, soit une inondation planétaire.
Puisqu’il semble que la Torah puise ses sources littéraires dans ce mythe fondateur qui appartient à l’humanité, pourquoi devrais-je plus m’attacher au texte Biblique, plutôt qu’au texte Sumérien qui prime par son ancienneté.

Premièrement, comme je l’ai dit précédemment, ce texte appartient à l’humanité.
Deuxièmement, comme tous les mythes fondateurs, la mise par écrit est la fixation d’une tradition millénaire transmise oralement. En venant à la synagogue, un conte hassidique m'est revenu en mémoire, et je vais vous le raconter car je trouve qu’ il éclaire mon propos au sujet de la transmission oral : Lorsque le grand Rabbi Israël Baal Shem-Tov voyait qu'un malheur se tramait contre le peuple juif, il avait pour habitude d'aller se recueillir à un certain endroit de la forêt ; là, il allumait un feu, récitait une certaine prière et le miracle s'accomplissait, révoquant le malheur. Plus, tard lorsque son disciple, le célèbre Maguid de Mezeritsch devait intervenir auprès du ciel pour les mêmes raisons, il se rendait au même endroit dans la forêt et disait : Maître de l'univers, prête l'oreille. Je ne sais pas comment allumer le feu, mais je suis encore capable de réciter la prière. Et le miracle s'accomplissait. Plus tard, le Rabbi Moshe-Leib de Sassov, pour sauver son peuple, allait lui aussi dans la forêt et disait : je ne sais pas comment allumer le feu, je ne connais pas la prière, mais je peux situer l'endroit et cela devrait suffire. Et cela suffisait, là encore le miracle s'accomplissait. Puis ce fut le tour de Rabbi Israël de Riszin d’écarter la menace. Assis dans son fauteuil, il prenait sa tête entre ses mains et parlait à Dieu : Je suis incapable d'allumer le feu, je ne connais pas la prière, je ne peux même pas retrouver l'endroit dans la forêt. Tout ce que je sais faire, c'est raconter cette histoire : cela devrait suffire. Et cela suffisait…
Troisièmement, parce que la Torah reprend le conte, à son compte, pour lui insuffler un message révolutionnaire pour l’époque, et qui perdure encore de nos jour
Quatrièmement, parce que je suis juif, et que la seconde paracha de la Torah, au même titre que toute la tradition juive précieusement gardée depuis le mont Sinaï, fait partie de mon patrimoine.

Mais en quoi le texte Biblique se distingue?
Le héros Sumérien Gilgamesh, est un roi, et pour cela sa destinée est exceptionnelle.
Noah lui, n’est qu’un Homme, vous moi, et parce qu’il est maitre de ses actes, son destin devient exceptionnel.
Les dieux Sumériens (car les Sumériens son polythéistes) haïssent Gilgamesh car il souhaite les atteindre.
Le Dieu de la Bible instaure un dialogue avec l’Homme, et ce depuis Adam, puis à la fin de la paracha Noah, il conclue une alliance avec l’Homme.
Gilgamesh est en quête d’immortalité.
Noah sauve sa famille, car l’immortalité ne doit pas être une quête individuelle mais s'accomplir dans la transmission.
Enfin, les dieux Sumériens entreprennent de réduire les naissances humaine, alors que le 1er commandement du Dieu de la Torah est "croissez et multipliez-vous".

On voit à quel point la Torah désire casser tous les codes établis.
Dès lors, vous comprendrez que la question « le déluge a-t-il existé », perd tout intérêt. Et quand bien même aurait-il eu lieu tel que le décrit la bible, observeriez-vous les commandements ? Non, car la foi juive ne réside pas en  la croyance de ce qui existe, mais en un engagement  personnel.

Puisque j’en conclue que le judaïsme ne dépend pas de la vérité littérale de ses textes, de quoi dépend-il ?
Qu'est-ce que la Torah, que me dit-elle, Etant donné qu’elle est là sur terre, et non dans les cieux comme nous l’enseigne notre maitre Rabbi Yehoshoua?
Les sages du Talmud déjà, nous éclairent sur la manière d’aborder les textes. Ils ne cherchaient rien d’autre que le sens moral et symbolique des récits tels que celui du déluge. Ils ne se privaient d’ailleurs pas d’y ajouter dans une lecture Midrashique, quelques détails croustillants et parfois même invraisemblables, dans le seul but de développer une réflexion éthique et herméneutique. Plutôt qu'une boite à récit, la Torah devient une boite à outil. Ce n’est donc pas l‘histoire qui importe, c’est ce qu’elle dit. Le texte me parle, il ne parle pas à des historiens ou à des archéologues, il ne parle pas au passé, il parle au présent, l’interprétation est sans cesse renouvelée, suivant l’humeur, l’actualité, ou bien les connaissances engendrés. Comprendre un texte, c’est ce comprendre soi-même. Comme le dit le philosophe russe Jacob Gordin « le 1er personnage du livre, c’est toi ». Déjà dans la 1er paracha Berechit, que nous avons lus la semaine dernière, le texte nous interpelle à ce propos. Apres leur faute, Adam et Eve se cachent dans le gan éden. « Ils entendirent la voix de l’Eternel parmi les arbres du jardin. L’Eternel appela l’homme et lui dit : où est tu » ? A cet instant, Dieu interroge chacun de nous. Car aussitôt que nous « entendrons et comprendrons » la question Biblique comme nous étant  personnellement adressé, nous prendrons conscience de ce que cela signifie lorsque Dieu demande « où es-tu, où te situes-tu dans ce monde » ? Que la question soit adresse à Adam ou à qui que ce soit, quand Dieu questionne ainsi, ce n’est pas pour que l’homme lui apprenne une chose qu’il ne saurait pas encore, Adam se cache, pour ne pas avoir à se justifier, pour échapper à la responsabilité de sa vie. C’est maintenant que j’en reviens à Noah, car c’est tout ce que je lui reproche.

La paracha débute en nous disant que Noah était un homme juste, parfait dans ses générations. Rien de plus n’est ajouté sur le caractère de Noah. Il est juste et parfait, tout est dit. Comme si le choix de supposer les choses autrement nous était volontairement retiré. Mais c’est mal connaitre les rabbins.
Noah est qualifié de tsadik, le mot tsadik seul, sans adjectif, caractérise la relation entre l'homme et Dieu, en comparaison avec le tsadik tov, qui ajoute une détermination relative à la relation entre l'homme et son prochain.   « Juste et parfait », Nahmanide y attribue un sens restrictif. Il nous dit que Noah obéit strictement aux impératifs de la justice, alors qu’Avraham est allé au de la, en alliant l’idéal de justice, à celui de charité, clémence et accueil (tsadik tov).
Ensuite, quand le texte nous dit : « dans ses générations » Rachi en déduit que s’il était né dans la génération d’Avraham, il n’aurait pas était au niveau. A l’expression « Noah marchait avec Dieu » Rachi, encore lui, nous dit qu’Avraham marchait devant Dieu, il en conclut donc que Noah avait besoin d’un appui pour le soutenir.  De manière un peu schématique, Noah est un juste défini de façon essentiellement négative. Il ne fait pas le mal, car il en est incapable, comme tout aussi incapable d’accomplir le bien. Il est  un tsadik malgré lui.
Après l’énumération des couples d’animaux qui seront accueillis sur l’arche, Dieu dit à Noah « Je ferais pleuvoir sur la terre pendant 40 jours et 40 nuits. Si la Torah parle le langage des hommes, 40 jours et 40 nuits c’est clair, or au 7iem chap. de la paracha, on nous dit que les eaux furent grosses sur la terre pendant 150 jours. Dieu a visiblement débordé sur les délais prévus. Pourtant, Noah ne réagit pas, il reste impassible. Il faut attendre le chapitre suivant pour que Dieu, le soutient de Noah, daigne enfin se rappeler qu’Il a son serviteur (si c’est pas l’inverse) en train de croupir sur les eaux.  Précédemment dans la paracha, lorsque Dieu annonce qu’Il va détruire la terre et tout ce qu’elle renferme, Noah accompli l’ordre de construire l’arche, sans s’émouvoir un seul instant du  sort de l’humanité.
Comme le dit le Midrash, il ne pleure pas. Alors qu’entendant le même jugement, la même sanction annoncée contre Sodome et Gomorrhe dont la Thora nous dit qu'ils étaient les plus grands méchants (rechaim), Avraham plaide, discute avec Dieu lui-même, pour essayer de les sauver. Ainsi que moise, pour sauver les bné Israël après la faute du vœu d’or.
Quoi qu’il en soit, de tous les tsadikim présents à cette époque (car le texte ne nous dit à aucun moment que Noah était le seul) c’est lui qui est sauvé, c’est également lui qui sauve l’humanité. Mais ce n'est pas arbitraire. Il y a une raison à son salut, ce n'est pas son mérite, c'est sa descendance, c'est parce qu'il portait en lui la possibilité d'Avraham. C'est ce qu'annonce notre premier verset : « Voici l'histoire des engendrements de Noah... », ce qui aboutira à Avraham. Les contemporains de Noah ne peuvent pas comprendre pourquoi c'est lui qui est sauvé plutôt qu'un autre, Dieu seul le sait. Dieu seul sait que Noah porte en lui la possibilité d'Avraham. En réalité, c'est Avraham qui a sauvé Noé.

Vous trouverez surement que je juge sévèrement  Noah, voir que je lui en veux, mais c’est en réalité une autocritique, ferions-nous mieux que Noah, somme nous capable de choisir entre le monde et sa famille, même sans aller vers ce choix radical, somme nous capable de réels sacrifices pour le bien commun.

Je n’attends pas de mes héros qu’il soit irréprochable, car c’est seulement en m’identifiant à eux, de par leurs comportements très humains, qu’il me sera possible de faire ma propre connaissance.
« Lekh lekha », va pour toi, va vers toi, mais ça nous le verrons dans la prochaine paracha.

CHABBAT CHALOM.