Vayelekh 5772


Chers amis,

Sans dévoiler ce que va dire Joachim demain, la paracha de cette semaine est une histoire de succession. C'est de succession politique dont il est question ici : Moché, dans une cérémonie sobre et émouvante, passe le relai publiquement à Josué, son fidèle serviteur, son meilleur élève.

Pourquoi ?
דברים פרק לא
(ב) ויאמר אלהם בן מאה ועשרים שנה אנכי היום לא אוכל עוד לצאת ולבוא ויקוק אמר אלי לא תעבר את הירדן הזה:
Moché a 120 ans mais ce n'est pas cela qui le retient. C'est le fait que Dieu ne lui a pas donné l'autorisation de continuer.

L’expression utilisée par Moché à trois reprises est : Hazak vé-émats 
La traduction du rabbinat : « Sois fort et vaillant! »
Autres traductions : « sois fort et montre-toi ferme! » Ou « sois fort et tiens bon! »

Une expression devenue depuis classique en hébreu, et qui est utilisée chaque fois que quelqu’un accède à un nouveau poste à responsabilité. La première fois, Moché l’emploie au pluriel, en s’adressant à tout le peuple :
דברים פרק לא
(ו) חזקו ואמצו אל תיראו ואל תערצו מפניהם
« Soyez forts et courageux ! N’ayez pas peur… »
Comme pour dire : « je compte sur chacun d’entre vous »

Puis l’expression est employée au singulier, à deux reprises, à l’attention de Josué :
דברים פרק לא
(ז) ויקרא משה ליהושע ויאמר אליו לעיני כל ישראל חזק ואמץ כי אתה תבוא את העם הזה אל הארץ אשר נשבע יקוק לאבתם לתת להם ואתה תנחילנה אותם:
« devant tout le peuple d’Israël » => il s’agit d’une passation de pouvoir publique, « officielle » dans laquelle le prédécesseur tente de donner confiance et courage à son successeur.

Seconde partie de la cérémonie de passation se passe devant Dieu, qui descend dans la tente (le michkan) pour une annonce, en fait pour prédire le futur et expliquer que pour le peuple le penchant vers l’idolâtrie reprendra bientôt le dessus. Au niveau théologique il est passionnant de voir que Dieu se déclare impuissant d’éviter les égarements futurs du peuple, et préviens qu’il a déjà prévu de « voiler sa face » pour ne pas intervenir et du coup les laisser sombrer à cause de leurs fautes. Néanmoins, pour éviter que le peuple juif n’oublie son Dieu, il leur délivre un cadeau, un chant/hymne, dont le but affiché est de les empêcher d’oublier. Cela aussi c’est très fort : Il met la Torah par écrit et donne des instructions pour la conserver précieusement. Mais c’est comme s’il savait que presque personne ne la lira ; Il faut donc un outil d’instruction des masses, quelque chose qui se répande dans toutes les couches de la population, traverse les générations et ne s’oublie jamais : une chanson, un poème, littérature orale par excellence, populaire et donc beaucoup plus facile à répandre. Nous connaissons ce poème sous le nom de « Haazinou » => la paracha suivante.
Mais ce qui m’intéresse ici c’est la cérémonie : d’abord acclamation populaire puis « validation » divine.

La seconde fois :
דברים פרק לא
(כג) ויצו את יהושע בן נון ויאמר חזק ואמץ כי אתה תביא את בני ישראל אל הארץ אשר נשבעתי להם ואנכי אהיה עמך:

La deuxième fois fait partie du discours de Dieu lui-même, qui annonce à Josué qu’il sera avec lui.
L’apparition publique de Dieu est ici à comprendre comme un « validation » de cette succession. Un prophète ce n'est pas un politicien : on ne peut pas se réclamer et s'autoproclamer "des valeurs de", il faut que Dieu lui-même, par un signe ou encore mieux par un discours annonce qu’il a trouvé un remplaçant à Moché.

La succession des chefs est un problème récurrent dans l'antiquité. Lorsque un chef doit laisser la place à un autre, il y a plusieurs cas de figures possibles : soit il désigne son fils en espérant que cela ne donnera pas lieu à une guerre fratricide (quel fils, quel numéro, de quelle femme…), soit il nomme un de ses généraux (lequel…), soit il n’a pas l’occasion d’organiser sa succession et c’est le chaos du fait de luttes fratricides à cause de l’héritage. Ici le risque de guerre de succession était grand. Pourquoi? Le peuple d’Israël est divisé en tribus clans familles, et Josué n’est pas d’origine noble (il est de la tribu d’Efraïm => Joseph !).

Or contre toute attente ici nous avons l’exemple d'une transition douce, rapide et incontestée. Même si on ne peut pas vraiment parler d'alternance, disons simplement transition.

Ce n’est pas une transition démocratique au sens où nous l’entendons car le successeur n'est pas choisi par le peuple, il est désigné. D'un autre côté, c'est bien le meilleur qui est désigné, et non le « fils de ».
Mais la succession d’un prophète ne s’organise pas comme la succession de n’importe quel chef ou leader politique. Le lecteur occidental contemporain est troublé par le fait que la succession ne peut intervenir qu’à la fin de la vie du leader précédent. Dans la Torah, dans l’antiquité, pas de « retraite » des hommes d’états ! On passe la main le jour de sa mort. Le prophète est mort, vive le prophète ! Quelqu’un qui détient le pouvoir ne peut s’en retirer que par la force ou par la mort. J’ai cherché dans la littérature juive, biblique ou talmudique, et je n’ai pas vu d’exemple de ce que nous appelons aujourd’hui « transition démocratique », c’est-à-dire un leader qui, après avoir gouverné un certain nombre d’années, se retire au profit d’un successeur et redevient un citoyen comme un autre, soumis aux décisions du nouveau chef.

Tous les discours apologétiques n’y feront rien : en cela la Torah ne propose pas de modèle différent, supérieur ou novateur par rapport à ce qui se fait dans l’antiquité, ce qui se pratique chez les rois de France ou chez certains dictateurs africains : on n’accepte pas de quitter le pouvoir volontairement de son vivant.

Avantages et inconvénients :
Avantage : le leader retraité ne risque pas de semer le trouble dans la population en clamant partout « moi j’aurais fait autrement » ce qui est un  sentiment humain, qui pousse à critiquer les actions de son remplaçant.
Inconvénients (entre autres) : les atmosphères de fin de règne dans lesquelles les décisions ne sont pas prises, même lorsqu’il n’y a pas d’incertitude politique sur la succession.

En fait, ce que la Torah cherche à nous transmettre ici, c’est la facilité de cette transmission parce qu’elle n’est que de façade : le prophète change, mais le Dieu est le même et il ne changera pas son alliance. De la même façon que c’est Dieu qui a aidé le peuple à combattre les peuples ennemis dans le désert, Il assistera le peuple dans la conquête de la terre comme Il l’a promis.

Dans le texte qui précède de quelques jours l’entrée en terre de Canaan, l’entrée du peuple juif dans l’histoire, Dieu cherche à éviter ce qui s’est produit 40 ans plus tôt, à la paracha Chelah-lekha : le découragement, la crainte, la panique. C’est la peur qui avait fait manquer la génération précédente. Car la peur est communicative. Si la tête a peur, que fera la base ? C’est la peur que Dieu et Moché cherchent à conjurer par cette insistance « Hazak vé-émats ».

Chabbat chalom

Réflexions après la "marche de la mémoire" au col de cerise le 9 septembre 2012.


Chers amis,

Quelques mots pour parler de l'actualité de la semaine. Et quand je dis "actualité" je ne dis pas forcément actualité nationale ou internationale, je pense à un évènement local et communautaire auquel j'ai participé, avec quelques autres membres de Maayane Or dimanche dernier, et qui est passé largement inaperçu dans la communauté, je veux parler de la "marche de la mémoire" sur les hauteurs de Saint Martin Vésubie organisée comme chaque année par le comité local "Yad Vachem", en mémoire des familles qui ont fui la France par les montagnes en direction de l'Italie en 1943. Je voudrais profiter de ce soir pour vous livrer quelques unes de mes impressions et les relier à une autre actualité : celle de la paracha de la semaine et des fêtes de Roch Hachana.


Personnellement, c'était la deuxième fois que je participais à cette marche, et comme après la première, je me dis que c'est probablement la célébration autour de la Shoah de la plus grande qualité à laquelle il m'a été donné d'assister.

Vous savez certainement que dans le calendrier les "journées officielles de commémoration" nationales ou internationales se succèdent, ce que je déplore personnellement : entre la journée de libération du camp d'Auschwitz fin janvier, la journée de commémoration de la rafle du Vel d'hiv en juillet, du jour du souvenir des déportés en Avril, et des dizaines voire des centaines de cérémonies locales plus ou moins ponctuelles, nous assistons à une dérive de surdose mémorielle un peu problématique. A Maayane Or nous célébrons le Yom Hashoa officiel fixé par l'état d'Israël en 1953, et uniquement ce jour.

La principale difficulté est de donner un contenu à ces cérémonies officielles. Souvent on a droit à des discours officiels des élus et des responsables communautaires dans lesquels on répète un peu les mêmes choses d'année en année, et on emploie des expressions un peu toutes faites/surfaites : « l'indicible, l'innommable, l'horreur, la barbarie humaine ». Des mots qui perdent peu à peu leur sens tant ils sont galvaudés dans les discours. Des discours plus ou moins intéressants et novateurs, un rabbin de service pour le Yizkor et un kaddich de rigueur, une minute de silence, allumage de quelques bougies… et puis c'est terminé.

En France comme en Israël, on est confronté à la difficulté d'imposer un contenu juif à ces célébrations, un contenu qui se transmette et qui permette d'identifier la fête et son importance. Nous les juifs, ce n'est pas un secret, avons un long savoir faire en ce qui concerne la transmission de la mémoire, et chacune de nos fêtes est associée à un contenu populaire immédiatement identifiable et reconnaissable, porteur d'une multiplicité de sens : le chofar, la pomme et le miel, le jeûne, le loulav, la souka, les bougies, les matsot => symbolique forte facilement transmissible et relativement bien transmise et conservée.

Grande question contemporaine : par quel symbole, quel acte concret allons nous transmettre à nos enfants l'expérience vécue de la Shoah?

- il semble qu'il y ait un consensus assez large autour de l'allumage des 6 bougies pour les 6 millions de victimes
- Tradition très forte et émouvante initiée par le rabbin Daniel Farhi du MJLF : lire un à un les noms des déportés.
- autres tentatives de plus ou moins bon goût et avec plus ou moins de succès : "méguilat Hashoah",  jour de jeûne, marche de la vie, pèlerinage à Auschwitz etc.

Cette marche, donc, est de loin la meilleure façon de "matérialiser" et de "symboliser", de "revivre" les évènements à laquelle j'ai pu assister. Pourquoi ?

1. Ce n'est pas un discours creux de témoignage ou intellectuel, c'est un effort que chacun fait à son rythme et avec ses propres forces.
2. Tous les participants savent très bien pourquoi ils sont là, et pourtant l'atmosphère n'est pas à la tristesse larmoyante.
3. L'effort physique est un excellent moyen d'intégrer et de reproduire sur soi, de "revivre" littéralement un peu de ce que les victimes ont vécu, sans évidemment prétendre "reconstituer" ce qui serait de très mauvais goût.
4. Pas de glorification de la souffrance pour la souffrance, mais sobriété et recueillement.
5. Une fois qu'on est engagé, on a du mal à renoncer.
6. L'effort physique et l'altitude contribue à entrer dans un état second, dans lequel les émotions sont plus sensibles. Quand on marche, surtout en montée, on parle peu, donc on réfléchit beaucoup.
7. L'identification et la comparaison est inévitable et sensible : est-ce que moi j'aurais tenu le coup à l'époque, dans les conditions de leur fuite ? Plusieurs personnes m'ont dit : "et en plus, ce jour là il pleuvait!"

Dimanche dernier, je ne cache pas que j’ai eu un sentiment de frustration à cause du peu de participation de la communauté juive niçoise, qui était sûrement plus occupé par les préparatifs de Roch Hachana que par l’hommage aux disparus.

Ce qui m’a conduit à une réflexion plus générale sur le sens de la préparation aux fêtes de Tichri, et aussi sur la place de la montagne dans la Torah.

La montagne renvoie au personnage de Moché, celui pour qui chaque évènement central de la carrière se fait à la montagne :
- le buisson ardent
- la révélation du Sinaï (Pirké Avot => Moché quibel Torah Misinaï)
- la Théophanie dans la cavité
- la mort de son frère
- son discours final et sa propre mort

La montagne dans la Torah, c’est un lieu de refuge, où l’on peut se cacher des hommes, s’isoler et –parfois- rencontrer Dieu :

- Avraham doit « faire monter » Isaac sur une montagne
- Le Temple est sur une montagne
- Elie se réfugie sur une montagne (=> kol demama daka)
- Rabbi Shimon se cache des romains dans une montagne et y découvre la mystique
- Qumran se trouve dans des montagnes proches de la mer morte

On pourrait encore développer mais le principe est compris : la montagne est le lieu où l’on monte pour s’isoler, se cacher, éviter les autres hommes et certains se cachent tellement bien qu’ils y font –parfois- la rencontre de Dieu et de ses manifestations.

N’est-ce pas un des sens des fêtes de fin d’année, au-delà du rapprochement familial (culinaire) et communautaire, de jouer sur la tension, l’équilibre entre le côté festif et social, et le processus de préparation individuelle, d’introspection, de bilan personnel que la tradition nous enjoint de faire ?
Savoir, le temps des fêtes, se couper des autres pour se retrouver seul, isolé, en haut de la montagne. Prendre de la distance, mais pas seulement avec les autres : aussi avec ses habitudes, son confort matériel, ses idées toutes faites, la torpeur, l’inertie du quotidien.

Simplement s’élever.

Prise de distance symbolisée par le chofar, par le son que l’on doit entendre dans un silence total. Allusion chofar – Roch Hachana –ligature d’Isaac.

Tout cela me rappelle une expression politique israélienne, employée par les politiques pour exprimer la real politik : דברים שרואים מכאן לא רואים משם => les choses que l’on voit d’ici, on ne les voit pas de là-bas.

Valable pour tous les rabbins et les dirigeants communautaires !

En-haut, on voit les choses autrement. En cette fin du mois d’Eloul : voyons les choses différemment ! Que chacun quitte son propre confort individualiste pour penser collectif (processus du retour / Téchouva !)

Chabbat chalom

Ki Tavo 5772


Chers amis,

Ce n'est pas un secret, je le dis régulièrement : Ki Tavo est sans doute la paracha que j'aime le moins dans toute la Torah. Pourquoi? A cause de la fin : toutes les malédictions que Dieu promet d'envoyer sur le peuple juif s'il ne respecte pas Ses commandements. Ce texte est volontairement atroce, terrible, et se veut dissuasif pour que le peuple juif n'abandonne pas l'alliance et les commandements. Il est aussi malheureusement responsable de conceptions théologiques problématiques : chez certains juifs, qui vivent l'alliance comme un engagement dans lequel la rétribution et le châtiment sont immédiats, et chez certains non-juifs qui dénoncent dans le Dieu de "l'ancien testament" un Dieu vengeur, violent et impitoyable.

Les versets sur lesquels je voudrais me pencher aujourd'hui sont tirés du début :
דברים פרק כו
(יז) אֶת יְקֹוָק הֶאֱמַרְתָּ הַיּוֹם לִהְיוֹת לְךָ לֵאלֹהִים וְלָלֶכֶת בִּדְרָכָיו וְלִשְׁמֹר חֻקָּיו וּמִצְוֹתָיו וּמִשְׁפָּטָיו וְלִשְׁמֹעַ בְּקֹלוֹ:
(יח) וַיקֹוָק הֶאֱמִירְךָ הַיּוֹם לִהְיוֹת לוֹ לְעַם סְגֻלָּה כַּאֲשֶׁר דִּבֶּר לָךְ וְלִשְׁמֹר כָּל מִצְוֹתָיו:

"Tu as glorifié aujourd'hui l'Éternel, en promettant de l'adopter pour ton Dieu, de marcher dans ses voies, d'observer ses lois, ses préceptes, ses statuts, et d'écouter sa parole; 18 et l'Éternel t'a glorifié à son tour en te conviant à être son peuple privilégié, comme il te l'a annoncé, et à garder tous ses commandements."

La traduction de ce mot est difficile : il s'agit d'un "Hapax", un mot qui n'apparaît qu'une seule fois dans tout le Tanakh et dont le sens est incertain.

Rachi : "Tu as sélectionné (hèèmarta) […] et il t’a sélectionné (hèèmirkha) Il n’existe pas d’autre endroit dans le texte où soient employés ces mots. Il me semble qu’ils comportent une connotation de « séparation » et de « distinction » : « Je t’ai séparé des divinités des idolâtres “pour être pour toi comme Eloqim”, et Lui t’a distingué des peuples du monde “pour être pour Lui un peuple de prédilection”. » Et je leur ai trouvé un texte pouvant servir de caution et comportant une connotation de « gloire » : « Se vanteront (yithamrou) tous les ouvriers d’iniquité » (Tehilim 94, 4)."

Le grand penseur du XXème siècle Yeshayahou Leibowitz choisit de traduire ce mot par "reconnaître"[1]. Leibowitz, j'ai déjà eu l'occasion d'introduire sa pensée, est un penseur très exigeant et très rationaliste. Dans son œuvre, ses essais sur le judaïsme, se dégage une conception rationaliste radicale, dans laquelle il insiste sur l'application des commandements pour eux-mêmes (lichma) et pour ce qu'ils représentent : l'expression de l'alliance entre Dieu et le peuple juif. Pour lui, respecter les mitsvot est une question d'engagement, de fidélité, de "tenue devant Dieu", et il ne faut rien attendre en retour : ni récompense, ni mérite particulier, ni même satisfaction personnelle. Je pratique les commandements parce que, comme mes ancêtres, je me suis engagé à les pratiquer.

C'est donc avec une certaine curiosité que j'ai été chercher son commentaire sur la paracha Ki Tavo, qui est une paracha typique de la théologie du Deutéronome : "si vous observez mes commandements, vous aurez toutes ces bénédictions…" "En revanche, si vous n'observez pas les commandements, voici les malédictions qui s'abattront sur vous : …" Une théologie qui va totalement à l'encontre de tous les philosophes rationalistes comme Leibowitz (grand admirateur de Maïmonide).

Contrairement à toute attente, il affirme que dans ce texte se trouve "la clé pour comprendre ce qu'il y a de plus fondamental dans la foi juive, le lien entre Israël et son Dieu, ou entre le Dieu d'Israël et son peuple.

Puis il développe sur ces deux versets, qu'il isole habilement de leur contexte, en se demandant s'ils constituent une réciproque, un parallèle,  s'ils ont un rapport de conséquence. Mais il finit par écrire : "ces deux versets ne sont pas parallèles, ni l'un la cause de l'autre, ils sont une seule et même chose. Le rapport entre Dieu et Son peuple ou entre le peuple et son Dieu ne sont pas deux choses complémentaires mais une seule et même chose. Le fait que le peuple accepte Dieu comme son Dieu est identique au fait que Dieu choisisse ce peuple. Telle est la signification profonde de l'élection d'Israël : Dieu a choisit le peuple d'Israël. Comment cela se manifeste-t-il ? Par le fait que le peuple d'Israël ait choisi Dieu comme son Dieu."

Voici un des traits du génie des commentateurs de la Torah. Même lorsqu'ils se trouvent devant un des textes les plus gênants et difficiles au plan théologique, ils arrivent à trouver le moyen de tirer le texte, ou une partie du texte, et à lui faire dire ce qu'ils aimeraient lui entendre dire. La vérité est que ce texte de Ki Tavo est extrêmement dérangeant : par son rapport direct entre pratique et bénédiction, non pratique et malédiction, comme un lien de conséquence entre action et rémunération, cette conception est non seulement fausse, elle est dangereuse : comment interpréter le problème du juste soufrant et du méchant qui prospère, si ce n'est en culpabilisant l'un et en déresponsabilisant l'autre? Comment comprendre et enseigner la suite de ces deux versets :
דברים פרק כו
(יט) וּלְתִתְּךָ עֶלְיוֹן עַל כָּל הַגּוֹיִם אֲשֶׁר עָשָׂה לִתְהִלָּה וּלְשֵׁם וּלְתִפְאָרֶת וְלִהְיֹתְךָ עַם קָדֹשׁ לַיקֹוָק אֱלֹהֶיךָ כַּאֲשֶׁר דִּבֵּר: ס
"Afin de te rendre supérieur à tous les autres peuples…"?

Est-ce que l'élection implique que le peuple "élu" soit supérieur aux autres? Non, répond Leibowitz : "la signification profonde du concept de l'élection n'est pas une gratification qu'il nous a offerte (il ose s'élever contre le texte de la Torah!), mais la mission la plus grande et la plus difficile qui nous a été imposée, à savoir Le reconnaître comme notre Dieu."

En cela, il ne fait que continuer une théologie déjà initiée avant lui, qui est d'origine rabbinique même si elle s'inspire de nombreux textes bibliques : l'élection d'Israël n'octroie pas aux juifs de droits supérieurs, mais une responsabilité pesante, parfois écrasante : porter le témoignage de la révélation du Mont Sinaï.

Je conçois que cette conception peut-être déstabilisante voire décevante pour les tenants d'une théologie naïve qui aimeraient que chacune de leurs actions soient récompensées, que ce soit de leur vivant ou après la mort, telle que le texte biblique le décrit. Cette vision est tellement rassurante! A l'approche des jours de jugements, Roch Hachana et Yom Kippour, jours d'introspection, il peut être bon de se dire que ce qu'on a fait va servir à quelque chose, que grâce à notre mérite Dieu nous inscrira dans le livre de la vie, protègera nos enfants, nous apportera cette année richesse et bonheur etc. mais cette conception naïve que certains d'entre nous regrettent peut-être doit céder la place à ce que le philosophe Lévinas appelle "une religion d'adultes" : une religion d'hommes et de femmes responsables, qui s'engagent à porter le témoignage sans rien attendre en retour.

Chabbat chalom



[1] "Brèves leçons bibliques", Desclée de Brouwer, Paris, 1995, p. 259.

Ki Tetsé 5772


Chers amis,

Depuis maintenant deux semaines nous sommes dans le mois d'Eloul, un mois qui en lui-même n'a rien de particulier : aucune fête ni célébration n'est "programmé" durant ce mois, ni à l'époque biblique, ni à l'époque talmudique, ni même –à ma connaissance- durant l'histoire juive médiévale. Une période "calme" au niveau religieux, à l'origine probablement car on ne pouvait pas imposer de célébration à cette époque de l'année à une population essentiellement agricole : fin de l'été = moissons et vendanges. Néanmoins la tradition orale en a fait une période d'attente et de préparation progressive au mois qui le suit directement dans le calendrier, le mois de Tichri, qui lui en comporte un grand nombre : Roch Hachana, Yom Kippour, Soukot, Chemini Atseret et Simhat Torah.

Le mois d'Eloul s'est imposé peu à peu comme la période par excellence de la Techouva : comment traduire ce mot? Retour, repentance, effort particulier à réaliser sur soi-même avant les jours d'angoisse (je traduis "yamim noraïm") que sont Roch Hachana et Yom Kippour. Les jours du jugement, période pendant laquelle symboliquement chaque individu, chaque collectif, et finalement toute la création passe en justice, devant Le Juge, qui n'est pas tout à fait impartial puisqu'il est aussi le créateur, l'auteur, mais qui doit se charger de "valider" sa création année après année. C'est précisément cela qui est considéré comme un motif d'angoisse, pour nous les humains : il faut faire en sorte, afin d'être "inscrits dans le livre de la vie" comme le dit la michna de façon poétique et allégorique, de justifier régulièrement son existence en prouvant que l'on mérite de continuer à exister et à agir, que le solde de nos actions est positif, ou, s'il ne l'est pas, qu'il le sera l'année prochaine.

Voilà pour le mois d'Eloul et pour le processus de Techouva avant les célébrations de début d'année. Mais le sujet sur lequel je voudrais insister ce soir est la question plus générale de la justice.

Il y a deux semaines, Roch Hodech Eloul, nous lisions la paracha Choftim :
דברים פרק טז פסוק יח

שֹׁפְטִים וְשֹׁטְרִים תִּתֶּן לְךָ בְּכָל שְׁעָרֶיךָ אֲשֶׁר יְקֹוָק אֱלֹהֶיךָ נֹתֵן לְךָ לִשְׁבָטֶיךָ וְשָׁפְטוּ אֶת הָעָם מִשְׁפַּט צֶדֶק:

"Tu te donneras des juges à chacune de tes portes". Un commandement positif, biblique (c'est-à-dire divin) d'instaurer des juges dans chaque ville pour juger la conformité des actions de chacun avec la loi divine et les différents entre personnes, et des chotrim c'est-à-dire des agents chargés d'appliquer la Loi.

La justice est aussi un des commandements donnés aux Bné Noah : la tradition juive considère que parmi les 7 commandements qui s'appliquent à toute l'humanité (et pas seulement aux juifs !) il y a celui d'instaurer des lois et un système judiciaire pour les faire respecter.

La loi orale développe ces commandements bibliques et on peut lire à quel point la préoccupation de justice entre les hommes et par rapport à la loi divine domine leur création littéraire : TB traité Sanhedrin, Michna Avot : Bet Din etc.

Dans la Torah écrite comme dans la Torah orale tout se passe comme si la justice humaine devait faire écho à la justice divine, et Dieu se charge non seulement de juger les hommes mais aussi de juger les juges :
דברים פרק טז

(יט) לֹא תַטֶּה מִשְׁפָּט לֹא תַכִּיר פָּנִים וְלֹא תִקַּח שֹׁחַד כִּי הַשֹּׁחַד יְעַוֵּר עֵינֵי חֲכָמִים וִיסַלֵּף דִּבְרֵי צַדִּיקִם:
(כ) צֶדֶק צֶדֶק תִּרְדֹּף לְמַעַן תִּחְיֶה וְיָרַשְׁתָּ אֶת הָאָרֶץ אֲשֶׁר יְקֹוָק אֱלֹהֶיךָ נֹתֵן לָךְ: ס

Deutéronome 16, 19-20 : « Ne fais pas fléchir le droit, n'aie pas égard à la personne, et n'accepte point de présent corrupteur, car la corruption aveugle les yeux des sages et fausse la parole des justes. 20 C'est la justice, la justice seule que tu dois rechercher, si tu veux te maintenir en possession du pays que l'Éternel, ton Dieu, te destine.” »

Et pour les justiciables :
דברים פרק יז

(ט) וּבָאתָ אֶל הַכֹּהֲנִים הַלְוִיִּם וְאֶל הַשֹּׁפֵט אֲשֶׁר יִהְיֶה בַּיָּמִים הָהֵם וְדָרַשְׁתָּ וְהִגִּידוּ לְךָ אֵת דְּבַר הַמִּשְׁפָּט:
(י) וְעָשִׂיתָ עַל פִּי הַדָּבָר אֲשֶׁר יַגִּידוּ לְךָ מִן הַמָּקוֹם הַהוּא אֲשֶׁר יִבְחַר יְקֹוָק וְשָׁמַרְתָּ לַעֲשׂוֹת כְּכֹל אֲשֶׁר יוֹרוּךָ:
(יא) עַל פִּי הַתּוֹרָה אֲשֶׁר יוֹרוּךָ וְעַל הַמִּשְׁפָּט אֲשֶׁר יֹאמְרוּ לְךָ תַּעֲשֶׂה לֹא תָסוּר מִן הַדָּבָר אֲשֶׁר יַגִּידוּ לְךָ יָמִין וּשְׂמֹאל:
(יב) וְהָאִישׁ אֲשֶׁר יַעֲשֶׂה בְזָדוֹן לְבִלְתִּי שְׁמֹעַ אֶל הַכֹּהֵן הָעֹמֵד לְשָׁרֶת שָׁם אֶת יְקֹוָק אֱלֹהֶיךָ אוֹ אֶל הַשֹּׁפֵט וּמֵת הָאִישׁ הַהוּא וּבִעַרְתָּ הָרָע מִיִּשְׂרָאֵל:
(יג) וְכָל הָעָם יִשְׁמְעוּ וְיִרָאוּ וְלֹא יְזִידוּן עוֹד: ס

Deutéronome 17, 9-13 : « tu iras trouver les pontifes, descendants de Lévi, ou le juge qui siégera à cette époque; tu les consulteras, et ils t'éclaireront sur le jugement à prononcer.10 Et tu agiras selon leur déclaration, émanée de ce lieu choisi par l'Éternel, et tu auras soin de te conformer à toutes leurs instructions. 11 Selon la doctrine qu'ils t'enseigneront, selon la règle qu'ils t'indiqueront, tu procéderas; ne t'écarte de ce qu'ils t'auront dit ni à droite ni à gauche. 12 Et celui qui, téméraire en sa conduite, n'obéirait pas à la décision du pontife établi là pour servir l'Éternel, ton Dieu, ou à celle du juge, cet homme doit mourir, pour que tu fasses disparaître ce mal en Israël; afin que tous l'apprennent et tremblent, et n'aient plus pareille témérité. »

Le verset 12 ne s'adresse pas seulement à un individu qui entend se soustraire à la justice humaine, mais aussi à celui (ou celle) qui prétend se substituer à la justice, à appliquer soi-même sa propre vengeance (la vendetta) ou à "terminer"/"achever" un châtiment pas assez fort à son goût.

Tout cela pour dire quoi : que la Torah s'oppose avec force à la vengeance personnelle. Une société basée sur une loi et des moyens de l'appliquer peut perdurer. Une société qui repose sur la vengeance et le droit pour chacun de se venger suivant le mal qu'il estime avoir subi, tombe inexorablement dans l'anarchie.

Dans un état de droit, la justice n'est pas rendue par les victimes ni par la populace mais par les juges. Un juge dont la fonction n'est pas de satisfaire les victimes ni de calmer la vindicte populaire, mais simplement –et c'est déjà beaucoup- de dire si une personne est coupable du crime dont on l'accuse et si oui de la punir d'après les lois en vigueur dans le pays devant lesquelles tous les citoyens sont égaux. Une fois que le coupable a subit sa peine, on doit le laisser tranquille, c'est ce que dit le texte!

J'imagine que vous voyez où je veux en venir : dans l'actualité de cette semaine, une polémique a attiré mon attention : plus de 15 ans après l'affaire Dutroux, son ex-femme est sorti de prison et bénéficie d'un régime de semi-liberté. Comme d'habitude dans ce genre d'affaires on a assisté à l'emballement médiatique habituel autour des questions d'application de la justice. Les journalistes ont donné la parole à un certain nombre de victimes, de témoins et à la grande masse populaire qui dénoncent cette sortie de prison comme un "scandale" au vu des actions barbares de la coupable, manifestent en brandissant les portraits des victimes et, évidemment, immanquablement, il s'en trouve comme dans chaque affaire judiciaire particulièrement choquante pour réclamer "le rétablissement de la peine de mort" comme si cela allait changer quelque chose, comme si la fureur populaire ne devait retrouver le calme et la sérénité qu'après cela.

Je n'hésite pas à dire que c'est ce scandale que je trouve scandaleux. Et je le dis au nom de la tradition juive dont la préoccupation première est la question de la justice.

On peut évidemment avoir son avis sur la façon dont l'affaire a été instruite et jugée. On peut aussi trouver que les lois sont trop laxistes ou pas assez répressives et faire pression au niveau politique pour les changer. Mais quelle que soit l'émotion suscitée par l'horreur des crimes perpétrés, s'associer aux loups qui hurlent vengeance alors que la justice a été rendue et appliquée c'est remettre en cause l'état de droit dans lequel nous vivons, les lois qui rendent possible la vie en société, mais surtout, pour nous juifs, c'est remettre en cause le processus spirituel du mois d'Eloul et des fêtes de Tichri, processus entièrement basé sur l'idée de repentir devant la justice : une fois que chacun d'entre nous aura exprimé un remord sincère de toutes les mauvaises actions de l'année, se sera "mortifié" comme punition (c'est le principe de Yom Kippour ועניתם את נפשותיכם), chacun de nous pourra se considérer comme "purifié", "acquitté" et inscrit dans le livre de la vie.

Nier à un être humain, quel qu'il soit, le droit au repentir, le droit à payer pour les fautes/les crimes commis et continuer sa vie, c'est le nier pour toute l'humanité, et donc pour chacun d'entre nous.

Je l'ai déjà dit et je n'ai pas fini de le répéter : ce que j'admire dans la sagesse ancestrale, c'est qu'au-delà d'une expression qu'on peut parfois trouver archaïque se développe une pensée totalement révolutionnaire et civilisatrice : aux sentiments instinctifs de la masse en furie qui réclame le prix du sang, notre tradition oppose le calme raisonné, distancié, impartial de la justice avec un objectif civilisateur qui rejaillit sur l'ensemble du peuple et plus tard sur l'ensemble de l'humanité :
(יג) וְכָל הָעָם יִשְׁמְעוּ וְיִרָאוּ וְלֹא יְזִידוּן עוֹד: ס
Deut. 17, 13 : « afin que tous l'apprennent et tremblent, et n'aient plus pareille témérité. »

L'espoir de la Torah est que chaque juif devienne un jour un "tsadik", un Juste, comme disait Manitou : un Juste n'est pas quelqu'un qui rend la justice, mais quelqu'un qui a la capacité de faire juste ce qu'il faut faire.

Chabbat chalom