Balaq

La composition littéraire de la paracha Balaq fonctionne sur le mode de l’antagonisme, du paradoxe entre l’apparence, la perception par les sens, et le réel, la vérité cachée derrière le visible.

Balaq, le roi de Moab, envoie chercher le prophète Bilaam pour qu’il maudisse le peuple d’Israël qui lui fait peur. Bilaam refuse d’abord puis accepte de venir tout en sachant que Dieu ne lui permettra pas de maudire mais plutôt de bénir – première ambigüité, paradoxe savamment entretenu.
Bilaam se croit prophète, possédant un lien direct avec Dieu, un voyant, une personnalité distinguée parmi les hommes. En chemin, un ange se dresse sur son chemin et il ne le voit même pas, c’est son ânesse qui l’évite et lui sauve la vie, alors que lui s’énerve contre elle, la frappe, la maudit pour s’être écarté du chemin – second paradoxe.
Une fois arrivé, Bilaam demande des sacrifices et ouvre la bouche, tout le monde croit qu’il va maudire mais il bénit – troisième paradoxe.
Déçu, mais pas découragé, Balaq lui demande de changer d’endroit et de recommencer. Peut-être qu’en changeant l’angle de vision, la perspective, le point de vue, les autres tentatives vont réussir - quatrième ambigüité.

Plus qu’une relation d’un évènement historique, le texte nous plonge dans une réflexion sur le thème des fausses apparences, des trompe-l’œil, des idées préconçues, des préjugés, des faux-semblants.
Bilaam est un prophète de renommée internationale, le plus grand de sa génération, on nous dit de lui « Yodéa daat elyon » « il connaît les pensées du très haut (Dieu) », il reçoit des révélations quand il veut, et à la fin de la paracha nous gratifie d’un « Hazon aharit hayamim », une vision eschatologique dans laquelle il prédit l’avenir des peuples de la vallée. Et pourtant le paradoxe est qu’il ne voit même pas ce que voit sa propre monture. Son ânesse est capable de voir et d’éviter le danger, alors qu’il se laisse aveugler par son impatience, et par la certitude que son animal ne peut que lui être inférieur.
Bilaam est en communication presque quotidienne avec Dieu et toutes les puissances célestes, mais il n’a jamais adressé la parole à son animal qui le sert fidèlement et avec dévouement depuis tant d’années. Dans son impatience, il admet lui-même que s’il avait eu en sa possession une arme il n’aurait pas hésité à la tuer pour la punir de sa désobéissance. Pour lui ouvrir les yeux, il aura fallu que l’animal parle, et que Bilaam l’entende. [Vous pourrez, à la lecture du texte, noter que l’auteur joue sur les sens, et que le seul mode de communication entre Bilaam et l’ânesse passe par le toucher (il frappe l’animal pour le redresser ou le punir), avant que la parole ne permette l’accès à la vue.] La morale de l’histoire est simple, courte et claire comme celle d’une fable de Lafontaine : « De Bilaam ou de son âne, le plus prophète des deux n’est pas celui qu’on croit ».
La situation de Bilaam sur son ânesse, cocasse, comique, grotesque, « Donquichotesque », serait le paradigme de tous ceux qui croient connaître, comprendre, tout savoir de ceux qui les entourent, et qui un jour réalisent qu’en s’arrêtant à notre perception immédiate, au rapport particulier qu’on entretient avec une personne donnée, on ne pourra jamais prétendre la connaître, la « cerner » entièrement, et c’est parfois au moment même où on juge quelqu’un « prévisible » qu’il nous surprend le plus, en bien ou en mal.
Bilaam réussit le tour de force d’être prophète, en communication avec Dieu, le seul, le Dieu Un, celui de la Torah, et en même temps, parallèlement, il est idolâtre. Idolâtre parce qu’il prétend pouvoir figer, fixer, prévoir l’Autre et le résumer à la seule relation qu’il entretient avec lui.
C’est donc à cette lumière qu’il faut comprendre la bénédiction que Dieu transmet à Israël par la bouche de Bilaam : le fait que vous ayez été distingués parmi les autres peuples pour recevoir une révélation et des prophéties ne vous donne pas de supériorité ontologique, mais vous donne la possibilité et le devoir de devenir chaque jour un peu plus saints, lorsque la sainteté est comprise comme une exigence éthique, qui se construit dans la relation avec autrui, dans tout ce qu’elle a de déstabilisante et de déroutante, d’incertaine, de dynamique, et dans tout ce qu’elle contient de remise en question de l’autre et de soi-même. Ce qui est vrai pour les relations entre une personne et une autre est aussi vrai pour les relations entre le peuple et Dieu, entre chaque individu et Dieu, car de la même façon que dans une relation chacun des deux partenaires influence l’autre, Dieu lui-même, et c’est la grande nouveauté du judaïsme, Dieu lui-même se transforme et se remet en question au contact de l’homme.
Je terminerai par le sentiment étrange, au regard de l’actualité, que procure l’idée apparemment saugrenue de Balaq suivant laquelle son projet de malédiction du peuple juif aurait une meilleure chance de réussite selon que l’on se place sur une montagne ou une autre. Comme si en changeant de point de vue, en regardant d’un autre angle, on pouvait subir une influence différente et trouver enfin le défaut de la cuirasse, le point faible par lequel une malédiction aurait prise. Depuis quelque temps on peut se rendre compte que Balaq est peut-être très moderne : comme s’il avait compris que la réputation d’un peuple, sa puissance ou sa faiblesse, ne dépendait pas de critères objectifs mais dépendait de la façon dont on le regarde et on le considère : s’il est faible, on trouvera le moyen de le soumettre, s’il est fort, on dira qu’il est un agresseur potentiel, et ses victimes trouveront des justifications pour le combattre par tous les moyens.
Or ici le stratagème ne fonctionne pas, non pas qu’Israël n’aie pas de points faibles bien au contraire, mais parce que tout simplement la « prophétie » de Bilaam n’est pas une parole destinée à être instrumentalisée politiquement, elle est simplement l’expression d’une alliance aussi indestructible qu’exigeante, tout à la fois contraignante et indéfectible entre Dieu et son peuple.

Chabbat Chalom

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