Mikets 5772 (par Romain Nouchi)

« Soyez saints, car Je suis saint, Moi, l’Eternel votre Dieu ». 
C’est par cette injonction que commence La paracha Kedochim. A sa suite sont énoncés de nombreux commandements par l’accomplissement desquelles les Juifs se sanctifient et établissent un lien avec la sainteté de Dieu. Trois de ces mitsvot sont :
« Ne va point colporter le mal parmi les tiens »
« Tu ne haïras point ton frère dans ton cœur »
« Ne te venge pas et ne garde pas rancune ».
Si je commence cette dracha par ces mots tirés du Lévitique, c’est qu’ils ont un lien direct avec la paracha de cette semaine, Mikets.

Depuis l’arrivée de Jacob a Haran, nous assistons à une saga familiale des plus agitées. Et c’est précisément dans la paracha Mikets, que celle-ci prend fin. La fratrie conflictuelle est un thème récurrent de la genèse, et ce depuis le récit de Caïn et Abel qui se solde par un meurtre fratricide, se poursuit avec Isaac et Ismaël, qui eux se séparent dès l’enfance, puis Jacob et Esaü, en lutte pour le droit d’ainesse. En hébreu, « être frère » signifie également  coudre des liens. Visiblement c’est un échec.

Les disputes entre Joseph et ses frères débutent dans la paracha précédente, Vayecheve, et ils iront  de mal en pis. On nous dit que Jacob c’est installé dans le pays où son père Abraham a séjourné, le pays de Canaan. « Vayecheve », le premier mot de la paracha, signifie « installé », ce qui est fondamentalement diffèrent d’Abraham qui lui, y a séjourné. A ce propos, le Midrash nous enseigne qu’à chaque évocations du mot Vayecheve « installé », une catastrophe c’est produite dans la Torah, entre autre quand les Hébreux ce sont installé au pied du mont Sinaï, juste avant le veau d’or. Les sages du Talmud nous mettent également en garde sur le risque encouru lorsque l’on s’installe. Quitter le nomadisme physique, entraine également l’immobilisme intellectuel et l’oublie de la fragilité de l’être, comme si la conscience morale devait toujours rester en éveil. Comme il est dit « les justes ne connaissent pas le repos ». Jacob a lutté toute sa vie, contre son frère, et ce dès le ventre de leur mère, contre Laban, pour ses épouses, et avec l’ange de Dieu. Il est un combattant fatigué qui aspire à une retraite paisible. Mais avec 12 fils et 4 femmes, son repos semble compromis.
Si Laban n’avait pas empêché Jacob d’épouser Rachel avant Léa, Joseph aurait été son 1er fils, ce qu’il aurait souhaité. Et voilà, une fois de plus le droit d’ainesse entraine des rivalités.  Jacob, installé, semble ne pas avoir tiré les leçons de sa propre expérience. Ainsi il offre à Joseph un vêtement de couleur qui le distingue d’entre ses frères. Quelle maladresse ! S’il avait étudié le Talmud, il saurait que les parents ne doivent pas montrer de préférence pour l’un des enfants. Du coup, les frères de Joseph le jalousent et leurs relations se dégradent. Joseph était jeune berger avec ses frère nous dit le texte,  « avec » que nous pouvons aussi traduire « par » ou « de » ses frères, ce qui fait résonnance à la réponse de Caïn face à Dieu, « suis-je le gardien de mon frère ? », suis-je le berger de mon frère ? Joseph endosse donc une certaine responsabilité qui l’amènera à s’inquiéter de l’entente fraternelle, puisqu’il ne supportera pas les paroles médisantes de ses frères, et ira les rapporter  à son père. Un comportement peu judicieux, qui lui vaudra l’exclusion du groupe des fils de Léa,  première femme de Jacob. Le verset qui suit nous dit : « Joseph demeurait avec les fils de Bilha et Zilpa ». Les épouses de Jacob certes, mais surtout les servantes de Léa. Ses frère le haïssent et ne lui parlent plus en en paix. La situation peut-elle être pire ? Eh bien oui, Joseph fait 2 songes qu’il raconte à ses frères. Influencés par leur haine, ils les interprètent comme une provocation, Joseph à travers ses rêves, voudrait leur dire qu’il souhaite régner sur eux. Ce qui est faux. Jacob intervient, enfin, il réprime Joseph, le gronde, mais sans grande conviction puisque le texte nous dit «il garda la chose ». La haine et les non-dits ont bien gangrené la situation, le conflit peu éclater. Les frères de Joseph lui arrachent son vêtement de couleur, le vendent comme esclave, et le font passer pour mort auprès de leur père. Il est intéressant de remarquer l’absence de Dieu dans toutes ces péripéties, même si l’on suppose que c’est Lui qui envoie les rêves à Joseph, le texte ne le mentionne pas, Dieu n’intervient donc pas, comme si cette dispute devait se régler entre eux seulement.

En Egypte, 12 ans s’écoulent pendant lesquels Joseph passe de l’état d’esclave à celui de prisonnier, pour finir à la tête de toute L’Egypte. Après 7 ans d’abondance économique, une famine fait rage, touchant tout le pays et ses alentours. Comme ce fut le cas pour Abraham, Jacob envoie ses fils en Egypte pour y acheter des ressources, mais Benjamin le plus jeune, reste. Joseph à force d’épreuve, a gagné en maturité, il est également un homme de terrain, et c’est lorsque qu’il se trouve dans la dernière grange encore en activité, qu’il voit arriver ses frères. Eux ne le reconnaissent pas. Va-t-il se venger ou bien chercher la réconciliation ? Joseph leur parle durement, « vous êtes des espions, c’est pour voir la nudité du pays que vous êtes venu » ! Ce qu’il dit comporte un double sens : en mentionnant la nudité du pays il fait référence à sa propre nudité lorsque ses frères l’ont dévêtu pour le jeter dans le puits. C’est pourquoi la réponse de ses frères ne lui convient pas. Et comme dans un interrogatoire, il insiste et formule l’accusation trois fois de suite pour les obliger à se dévoiler. Il attend des informations, il s’inquiète de savoir si son père est toujours en vie, si son petit frère de sang Benjamin, a subit les mêmes mésaventures que lui, face au poids de la fratrie, mais aussi il veut que ses frères mentionnent son existence. Et ça marche ! Après lui avoir dit  « nous sommes tous fils d’un seul homme »ils se reprennent et répondent « nous sommes 12 frères, le plus jeunes est resté avec notre père, et l’un n’est plus » les souvenirs ressurgissent. Joseph échafaude un plan risqué qui peut définitivement dissoudre la famille. Il maintient qu’ils sont espions et ainsi, ses frères sont à leur tour bouc émissaire. Il les place en prison et leur offrira la liberté à l’unique condition que l’un d’entre eux  revienne avec Benjamin. Durant trois jours d’incarcération, nous pouvons imaginer l’angoisse et la peur vécu par les neuf frères, quand ils ont évoqué l’existence d’un frère qui n’est plus. On imagine qu’à huis-clos les remords font enfin surface, ils se sentent coupables et Ruben l’ainé, se disculpe en les accusant. Après ces trois jours, Joseph change un peu sa stratégie, il décide finalement d’en garder un, contraignant ainsi ses frères à revivre l’abandon de l’un d’entre eux, mais aussi la confrontation avec leur père lorsqu’ils lui annonceront. Avant leur départ, Joseph fait remplir leurs bagages de blé et restituer l’argent destiné à cet effet. Rendez-vous compte leur surprise une fois à la maison, lorsqu’ils ouvrent leurs sacs et que l’argent en tombe, et la réaction de Jacob ! Les croit-il ? Pour la seconde fois ils reviennent avec de l’argent en plus, comme lors de la vente de Joseph, et sans l’un d’eux, et tout en se plaignant de la dureté avec laquelle  Joseph c’est adressé à eux, ils réclament à Jacob son plus jeune fils Benjamin, pour y retourner. Ruben tante bien de le convaincre en lui proposant le sacrifice de ses deux fils s’il ne le ramène pas mais cette attitude est complètement irresponsable, cela ne fera qu’empirer les choses en ajoutent deux morts à une macabre liste qui s’allonge. Bien entendu Jacob refuse. Il faudra attendre que les réserves soient épuisées, pour que l’un d’eux se révèle enfin et fasse front à cette situation de détresse, cet homme, ce mench comme on dit en yiddish, c’est Yehouda, celui-là même qui a pris l’initiative de vendre Joseph. Juda dit à Israël son père : « Envoie le jeune homme avec moi, que nous puissions nous disposer au départ ; et nous survivrons et ne mourrons pas, et nous et toi et nos familles.  C’est moi qui répondrai de lui, c’est à moi que tu le réclameras : si je ne te le ramène et ne le remets en ta présence, Je serai coupable à jamais envers toi. » Pour la première fois dans la Torah nous entendons ceci, un frère se porte garant d’un autre. Jacob acquiesce, il leur dit : « Puisqu’il en est ainsi, alors, faites ceci : mettez dans vos bagages des meilleures productions du pays, et apportez-les en hommage à cet homme : un peu de baume, un peu de miel, des aromates et du lotus, des arachides et des amandes… » Le suspense est insoutenable, et enfin la délivrance, il consent à leurs laisser emmener Benjamin. Arrivé en Egypte Joseph reçoit ses frères pour un grand diner, visiblement ils lui ont manqué, mais Joseph leur prépare un deuxième coup. Avant leur retour, il fait placer sa coupe dans le sac de Benjamin. Juste avant de quitter le pays, les gardes les rattrapent et les fouillent du plus vieux au plus jeune, la tension était descendue mais voilà qu’elle regrimpe en flèche, nous savons bien qui va se faire prendre, mais l’attente est insupportable jusqu’à l’arrestation de Benjamin. Son sort est l’esclavage, quant aux autres, ils sont priés de rentrer chez eux. Mais cette fois-ci, personne ne rentrera sans que la fratrie soit au complet.

La métamorphose finale a lieu. Benjamin accusé à tort, ses frères s’interposent entrainés par Yehouda, qui devant Joseph argumente tout un plaidoyer pour que sont frère Benjamin soit laissé libre de retrouver leur père, quitte à prendre sa place. Sur ces mots Joseph ne peut se contenir, il fond en larmes et se dévoile à ses frères, il espérait tant cette transformation qui apportera la réconciliation, il les aime. Ses frères sont affligés et se confondent en excuse. Joseph les console en leur disant qu’ils ont mal agi, mais que Dieu a transformé ce mal en bien, car si le choix de faire le bien ou le mal nous est donné, Dieu a néanmoins un projet. Il avait prédit à Abraham que sa descendance serait étrangère dans un pays qui n’est pas le sien, et cette réconciliation amènera les 70 personnes du clan de Jacob en Egypte, et de ceux-ci naitra un peuple, qui recevra la Tora et l’accomplissement d’une promesse. Jacob, qui n’était plus que l’ombre de lui-même depuis un certain temps, ne vivait que dans l’espoir de voir se réaliser un jour cette réunification. Il mourra en paix.

CHABBAT CHALOM

Vayechev 5772


Chers amis,

Les récits que nous lisons en ce moment, issus de la fin de la Genèse, comptent parmi les plus connus de la Torah, et font partie du patrimoine de l’humanité. Le récit- les récits rapportant les péripéties des fils de Jacob, en plus d’être d’une beauté, d’une qualité littéraire d’un niveau qui n’a pas fini de nous surprendre, ont été considérés dans notre tradition comme une mythologie fondatrice, annonciatrice, explicatrice d’une certaine réalité provenant du milieu dans lequel elle a été produite : la population qu’on appelle Ivrim (les hébreux) qui compte une douzaine de tribus différentes mais parlant la même langue et se sentant proches, alliées face à des ennemis communs, se réfère à des récits fondateurs dans lesquels, dans un passé lointain, ils sont issus d’une histoire commune, d’une lignée d’ancêtres communs, dont l’existence va servir de référent et donner un sentiment d’unité, d’unification. Les douze tribus ont toutes un même ancêtre, un père, un « patriarche » : Yaakov, qu’on appelle aussi Israël. Par le pouvoir du mythe, le groupe de tribus va devenir un peuple, le peuple d’Israël.

Le fait que Yaakov ait eu douze fils est probablement un chiffre typologique, très utilisé dans la mythologie antique, et qui ne correspond pas à une réalité précise (la « tribu » de Lévy n’a pas de territoire mais quelques villes, il n’y a pas de tribu de Joseph mais des « demi-tribus », etc.) Néanmoins, on sent pointer derrière le mythe une certaine réalité politique : Yéhouda n’est pas l’ainé mais il est le leader, le chef incontesté. Shimon et Lévy sont des guerriers, parfois sauvages et brutaux. Benjamin est un éternel trublion, jamais soumis ni discipliné etc.

A l’intérieur de ces récits, certains textes prennent une place importante, que l’on arrive assez mal à expliquer rationnellement : quel intérêt, quelle fonction avaient les récits de mettant en scène des personnages féminins aux prises avec une violence masculine ? Si on imagine facilement que l’histoire du viol de Dina, que nous avons lue et étudiée la semaine dernière, fait écho à une guerre que les tribus de Shimon et Lévy ont mené contre la ville de Shkhèm, on se demande pour quelle raison le texte de la Torah donne une telle importance à l’histoire de Tamar, belle-fille de Yéhouda qui deviendra son épouse? Quels rôles jouent les personnages féminins dans la Genèse ? Que ce soient les quatre épouses de Yaakov ou Joseph, il y a toujours un mystère, un arrière-goût énigmatique à la lecture des récits qui mettent en scène ces personnages, et à leur rôle dans la suite narrative de la Torah. 

Vous avez bien entendu, dans les « personnages féminins » j’inclus Joseph. Je l’inclus pour plusieurs raisons :
1.     Il ressemble à sa mère, Rachel, qui était de grande beauté.
2.     Contrairement à ses frères il est le fils qui ne travaille pas dans les champs, il reste à l’intérieur, dans la tente, en compagnie des femmes. Position féminine de la gardienne du foyer.
3.     Il se distingue par un vêtement particulier (koutonet passim) dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il est différent de tous les autres, ceux de ses frères.
4.     Il est victime de violence de la part de ses frères qui le déshabillent.
5.     Il est jeté dans un puits, symbole féminin dans la littérature du Proche-Orient ancien (fertilité, sexualité féminine etc.)
6.     En Egypte il est acheté par un maître et il réussit dans une fonction de gestion de la maison (fonction féminine)
7.     Il est victime de harcèlement sexuel et même d’une tentative de viol de la part de la femme de Putiphar.

Inutile de préciser que lorsque je parle de personnage féminin il n’est question ni de sexe ni de genre, mais d’un rapport au monde particulier qui se caractérise par une certaine douceur, une fragilité, mais aussi un véritable génie pour les fonctions traditionnellement dévolues aux femmes : la gestion du foyer, l’organisation des tâches, l’optimisation des ressources, des recettes et des dépenses. Littéralement, étymologiquement, cette fonction c’est l’économie (mot composé de deux mots grecs qui signifient « loi de la maison » ou « administration du foyer »).

Parmi toutes les situations incroyables dans lesquelles ce personnage se retrouve –un vrai personnage de roman ! On le retrouve à la tête de l’économie de l’Egypte, un poste clef, capital, qui est par définition politique (règle la vie de la cité) dans lequel il réussit grâce à son expérience acquise dans le domaine de la gestion du foyer privé. Les péripéties qui précèdent son accession au pouvoir sont du domaine, encore une fois, de la littérature romanesque ou de contes de fées (il n’y a que lui dans tout le royaume pour interpréter les rêves de Pharaon !) mais ses qualités, la justesse de ce qu’il prévoit, le bon sens de son raisonnement qui va convaincre le Pharaon de le sortir de prison pour le mettre à la tête de l’état sont tellement simples, tellement évidentes, qu’elles en deviennent presque ridicules, comme si on sentait pointer une certaine ironie derrière le texte. En substance, que dit Joseph ? Qu’un jour, après les périodes de vaches grasses, viendront les périodes de vaches maigres. En conséquence, en prévision de ces temps difficiles qui ne manqueront pas d’arriver, il convient de faire des stocks, des réserves. Lorsque les temps de pénurie arriveront (sécheresse puis famine), nous garderons ce dont nous avons besoin, et nous vendrons l’excédent aux autres, à un prix très haut (puisque la marchandise sera devenue rare) et nous remplirons nos caisses d’or et d’argent, qui restera en notre possession même après la famine, une fois que l’activité de production aura repris. Tout cela est tellement primaire, évident et simple qu’on ne peut pas s’empêcher, encore une fois, d’y voir une pointe d’ironie : on dirait que Joseph invente l’eau chaude ! On voit se pointer la caricature, lorsqu’on réalise que parmi tous les conseillers de Pharaon, aucun n’y avait pensé ! Alors que tout cela est d’une simplicité… biblique.

En ridiculisant les personnages importants du royaume, les experts, les conseillers, les mâles dominants qui font de la politique par ambition, par volonté de domination, par recherche d’un statut social, mais qui sont tous incapables de gérer leur propre maison, Joseph oppose l’assurance tranquille d’une gestion raisonnable et prévoyante, tournée vers l’avenir, obsédée par le souci de nourrir (puisqu’il stocke de la nourriture), un souci par définition féminin.

Tout cela pour dire quoi ?

Premièrement, que la Torah, même si elle est issue d’un milieu essentiellement patriarcal, ne tombe jamais dans la caricature d’une littérature machiste et sexiste dans laquelle on veut souvent l’enfermer. Au contraire ! Même si peu de femmes dans la Torah jouent un rôle de premier plan, les textes sont à l’écoute d’une voie féminine, et encouragent, dans une certaine mesure, une position, une approche féminine de certains problèmes universels et intemporels, comme celui qui nous préoccupe tous à des degrés divers depuis quelques mois, la crise économique qui découle d’une crise de la dette, un sujet que nous allons étudier ce soir.

Deuxièmement, ce que j’ai l’occasion de répéter régulièrement, que lorsqu’on se donne la peine de lire les textes en prenant un peu de hauteur, en dépassant le caractère naïf et primitif qui saute aux yeux en premier, on découvre parfois que le message qui est véhiculé, un message étonnant de modernité et d’actualité, se présente sous une forme ironique, polémique, qui joue subtilement sur les paradoxes et la caricature. Mais surtout, ce qui m’étonne toujours autant, c’est l’écho et la permanence de sujets, de comportements, de mécanismes de pensée qui sont, répétons-le, universels : dans des périodes d’abondance, certains, voire même chacun d’entre nous, ressentent l’envie, le penchant naturel d’en profiter, de dépenser sans compter, croyant que l’opulence va toujours durer, qu’il sera toujours temps de voir plus tard, qu’on aurait tort de s’en faire, de ne pas en profiter. D’autres, et peut-être même une petite voix en chacun de nous, dit : « Attention, tu ne sais pas de quoi demain sera fait, gardes-en un peu… ».

C’est le génie de tous les grands textes classiques, de toutes les littératures du monde, de nous surprendre, de nous bouleverser lorsqu’on réalise qu’en parlant de tel ou tel personnage, de Joseph, de cigale ou de fourmi, c’est en fait de chacun de nous qu’il s’agit.

Chabbat chalom

Vayichlah 5772

Vayichlah 5772 – Hanouka/diner du TT

Chers amis,

Le thème de la paracha de cette semaine, le récit qui occupe la majeure partie du texte est la rencontre entre Yaakov et son frère Essav. Comme nous l’avons lu ou relu la semaine dernière, les deux frères s’étaient quittés en mauvais terme (c’est le moins qu’on puisse dire) puisque Essav s’était promis de tuer son frère, à qui il en voulait de lui avoir « volé » sa bénédiction, de l’avoir « dépassé », « devancé » à deux reprises, pour la bekhora (droit d’ainesse) et la berakha (bénédiction). Le texte s’est ensuite attaché à nous faire suivre les tribulations de Yaakov, sa fuite, son arrivée dans la famille de sa mère, ses rapports difficiles avec son oncle Lavan, ses mariages successifs et la naissance de ses enfants. Nous l’avions quitté la semaine dernière alors qu’une fois de plus il fuyait, partait sans prévenir, craignant qu’une ruse de son beau-père le force à rester encore au pays d’Aram, ou à abandonner une partie de ses richesses. Dans la première partie de Vayichlah, Yaakov fait route vers sa terre de naissance, la maison de son père, et il sait qu’il va revoir son frère Essav dont il n’a eu aucune nouvelle depuis 20 ans. La dernière fois qu’il l’a vu Essav était furieux et il voulait le tuer. Yaakov, de retour après 20 ans d’absence, n’imagine pas que son frère a changé. Il est littéralement mort de peur. Il hésite même à revenir : la tentation est grande de fuir encore une fois (c’est du moins comme cela que certains interprètent son mystérieux combat contre un ange). Finalement, malgré ses craintes, Essav va se montrer très heureux de revoir son frère et lui fait un accueil des plus chaleureux (même si les rabbins du midrach, qui n’en reviennent pas, doutent de la sincérité de Essav)…

Mais justement, si l’on laisse un peu de côté le texte littéral de la Torah, la tradition juive postérieure a fait de cette rencontre un archétype, un évènement fondateur et annonciateur des rapports entre les descendants de Yaakov/Israël : le peuple juif, et ceux que la tradition rabbinique associe à Essav : le monde gréco-romain, et plus tard l’occident chrétien. Cette tradition très ancienne n’est évidemment pas à prendre au sens littéral mais plutôt symbolique : on identifie les peuples à des personnages bibliques, des caractères, des récits étiologiques, ce qui permet d’expliquer et d’interpréter les évènements contemporains, de se donner l’illusion que l’on comprend quelque chose aux évènements internationaux qui parfois nous atteignent et bouleversent notre quotidien.

Cela permet aussi de donner une autre dimension à la lecture de récits anciens, mythiques, et contribue à les faire devenir mythologiques (au sens où ils deviennent des récits fondateurs). Ainsi donc les rapports entre deux frères, Yaakov et Essav, rapports compliqués, difficiles, faits de jalousie, de compétition et de violence, seraient une préfiguration, une théorisation des rapports entre le peuple juif et l’occident, représenté par la force dominante de chaque époque.

Nous sommes indirectement aussi dans la problématique de Hanouka, puisque cette fête évoque un évènement historique, une guerre, mettant en jeu les judéens du second siècle av. JC d’une part, et les « séleucides », une dynastie descendant d’un général d’Alexandre le grand, ayant fondé un royaume dans ce qui est l’actuelle Syrie, et qui représente le monde hellénistique. Les seules sources qui racontent cette guerre sont des sources juives (le/les livres des Macchabées), et évidemment ne sont impartiales (et ne prétendent pas l’être). Les juifs qui ont rédigé ces textes racontent l’histoire de leur point de vue, et suivant une idéologie, des codes thématiques et littéraires qui sont les leurs : les occupants, les syriens de culture hellénistique, sont les agresseurs. Par arrogance, par volonté d’hégémonie, ils ont cherché à imposer leur culture, leur civilisation, leur religion, à ce peuple juif dominé et oppressé (aidé en cela par une grande partie de ce peuple juif attiré par l’hellénisme et déjà en désir d’assimilation), ils interdisent aux juifs de pratiquer leur culte, d’étudier leur Torah et les obligent par la force à adopter leur mode de vie et leurs dieux, jusqu’à transformer le temple de Jérusalem en lieu païen. Face à ses agressions, se forme un petit groupe d’opposants, de résistants, qui se réfugient dans la montagne et harcèlent les troupes ennemies en utilisant une technique de guérilla, puis leurs rangs grossissent et ils les osent les affronter lors de batailles rangées, jusqu’à ce que contre toute attente ils finissent par obtenir la victoire (bien que moins nombreux et moins bien armés mais motivés par la justesse de leur cause… et par un peu d’aide divine) et conquérir Jérusalem et le Temple, le purifier de l’idolâtrie et le remettre en service pour le culte juif.

Un peu plus tard, cette histoire sera racontée et développée en termes encore plus manichéens, puisqu’on nous présentera l’histoire sous la forme d’un combat symbolique de la lumière contre l’obscurité, du bien contre le mal, de la justice qui triomphe contre l’iniquité.

La victoire de Yaakov (le peuple juif) contre Essav (l’hellénisme), en des termes si clivants et caricaturaux qu’on ne peut s’empêcher de penser à une certaine forme de réduction de la pensée, de vision en noir et blanc, qui confine au fanatisme (nous avons raison, ils ont tort), à l’intégrisme (tout ce qui vient de chez nous est bon, tout ce qui vient d’ailleurs est mauvais) et au totalitarisme (soit tout eux, soit tout nous).

Comme toujours, la vérité est probablement plus compliquée : les auteurs de l’histoire de Hanouka sont guidés par une visée idéologique et théologique qui voit en l’occident des ennemis héréditaires et irréductibles, prêts à tout pour les persécuter (comme le dit Rachi dans la paracha, en citant un midrach ancien : Halakha hi : Essav soné leYaakov).

C’est un sujet très sensible, et il faut être clair : cette vision des choses existe dans le judaïsme, mais ce n’est pas la seule. A côté de ce point de vue polémique, antagoniste, presque paranoïaque, existe, depuis les sources juives les plus anciennes, puis au moyen-âge et à l’époque moderne, un courant qui loin de jeter l’anathème sur la pensée occidentale, reconnaît son influence dans la pensée juive et les nombreux emprunts qui, consciemment ou inconsciemment, ont jalonné notre histoire, qui sont au moins aussi importants que l’influence du judaïsme dans la pensée occidentale : si nous leur avons transmis le monothéisme et la Bible (avec le christianisme) l’influence de la culture hellénistique se fait sentir dans la pensée juive à travers l’astronomie, la philosophie, la démocratie, l’art, et bien d’autres choses encore.

Ainsi, la vision suivant laquelle un judaïsme pur, authentique, hermétique, doit être préservé et sauvegardé contre toute influence étrangère ne résiste pas à l’examen critique de nos sources. Cette conception se révèle rapidement être un fantasme, un mythe, dont l’existence et la persistance s’expliquent par des raisons historiques très anciennes de méfiance et de conflits entre peuples, entre Essav et Yaakov.

Est-il nécessaire de dire dans quel courant de pensée s’inscrit notre communauté massorti ? Nous affirmons régulièrement que s’il est impossible d’empêcher toute influence étrangère dans le judaïsme, il est tout aussi impossible d’imiter systématiquement les pratiques étrangères jusqu’à perdre toute spécificité. Il doit exister une voie médiane, une troisième voie.

Une voie qui permette d’intégrer de façon lucide et consciente les avancées de la pensée occidentale, dans ce qu’elle a de meilleur, et de conserver le message originel du monothéisme biblique et de la loi rabbinique.

Pour nous, Hanouka ne doit pas être une apologie du fanatisme, mais au contraire la conscience que si les rapports entre Essav et Yaakov n’ont jamais été simples, entre jalousie, compétitions et conflits, ils font néanmoins partie de la même famille, et le lien qui les unit est indissoluble. Ils sont solidaires l'un de l'autre, même si c'est parfois à leur corps défendant.

L’histoire de Hanouka se termine par la purification et la ré-inauguration du Temple de Jérusalem.
D'où vient que l'on allume des lumières? Une légende veut que les Maccabim ayant trouvé la Ménorah du Temple éteinte l'auraient rallumée et que les lumières ont brûlé 8 jours. Lumière de la Ménorah => se retrouve dans toutes les synagogues du monde par le Ner Tamid => la lumière, le feu requiert une présence. Pas la présence divine, mais la personne de celui/celle qui entretient la flamme!

La synagogue est un petit Temple (Miqdach Méat). Dans le Temple le Saint des Saints était un carré parfait fait de trois murs et fermé par un rideau qui faisait "écran"=> pas au sens d'un écran de cinéma, mais au sens d'une mini-séparation entre la présence divine et le peuple, le public qui venait assister au culte. Une séparation de tissu : on peut entendre mais on ne peut pas voir. "Voir" Dieu est très dangereux, l'entendre est possible et même souhaitable. Sa présence doit être suggérée sans être visible. Grand sujet d'incompréhension avec les greco-romains!
Voilà à quoi fait référence le rideau (parokhèt) que l'on trouve dans la plupart des synagogues. (En plus de la signification sémantique de la parokhet à Kippour)

Voilà pourquoi j'ai pesé depuis mon arrivée pour que notre synagogue possède aussi son propre rideau, ce qui est maintenant fait grâce à une généreuse donatrice et à l'insistance de notre présidente que je remercie.

Inévitablement, immanquablement, cela a donné lieu à quelques grincements de dents dans la communauté : de ce que j'ai pu entendre, ce n'est pas tant la couleur ou le tissu qui dérangent, mais tout simplement le fait que ce soit nouveau, et que tout ce qui est nouveau déclenche une certaine résistance chez les gens qui préfèrent comme c'était avant. Avant quoi? Avant que cela change.
Ce genre de réflexe est tout à fait naturel et se retrouve dans tous les milieux humains, même si je reconnais que je ne m'attendais pas à le trouver à ce point dans une communauté qui se veut moderne, massorti, (même si en anglais cela se dit conservative, nous ne sommes pas sensés être conservateurs sur tout), mais cela m'a donné l'occasion de réfléchir à un nouveau sens à donner à la fête de Hanouka : Hanouka en hébreu signifie inauguration, mais s'il faut trouver un symbole à combattre en s'inspirant des Maccabim, se serait à mon avis un combat contre un état d'esprit : l'inertie, la passivité, la résistance au changement, le fatalisme, tout ce qui fait croire que les choses ont toujours été comme ça et qu'il n'y a rien à faire.
Que Hanouka, la lumière, et pourquoi pas l'inauguration de ce rideau soit l'occasion de renouer avec l'esprit pionnier, militant et novateur des débuts du mouvement massorti, et des débuts de Maayane Or.

Chabbat chalom

Vayétsé 5772

Chers amis,

Un des offices de l’année qui sont les plus populaires dans les synagogues du monde entier est bien évidemment Kippour, et plus précisément l’après-midi de kippour, vers 17h00, l’affluence commence à se ressentir, on commence l’office de Minha, dans lequel on lit dans la Torah un texte du milieu du Lévitique : les interdits sexuels. Sans rentrer dans les explications de cette lecture à ce moment précis, ce qu’il est intéressant de noter c’est ce verset particulier :
« N’épouse pas une femme avec sa sœur, ce serait créer une rivalité en découvrant la nudité de l’autre de son vivant » => la Torah, qui reconnaît la polygamie (reconnaît et non pas autorise, je l’ai expliqué à de nombreuses reprises), lui prescrit des limites qui peuvent nous paraître évidentes ou naturelles, mais qui doivent malgré tout être consignées et codifiées, comme tous les tabous : un homme ne doit pas, ne peut pas épouser sa mère, sa sœur, sa fille, sa belle-mère etc. Il ne doit pas non plus, et c’est moins évident, épouser deux sœurs et vivre avec les deux en même temps. Je dis c’est moins évident, car de ce que l’on connaît des lois et coutumes du Moyen-Orient ancien, cette règle ne faisait pas partie des « tabous universels » et lors de mes études d’histoire ancienne on m’a fait rencontrer au moins un exemple. C’est moins évident, surtout parce que c’est en contradiction totale avec un récit de la Genèse, que nous lisons cette semaine : Jacob lui-même a épousé deux sœurs ! Ce qui pose un sérieux problème à certains exégètes, pour qui les patriarches observaient la totalité des mitsvot de la Torah, écrite comme orale. Ils vont donc tenter de justifier cette situation de différentes manières. Ne m’inscrivant pas dans cette tradition de pensée suivant laquelle tous les textes doivent s’enchainer de façon logique et ne surtout pas se contredire, je préfère de loin m’intéresser d’un point de vue littéraire, à la façon dont le texte construit l’intrigue et développe un thème qui n’apparaissait pas encore dans l’histoire familiale si compliquée et tourmentée de ce petit clan. 

Après avoir développé les thèmes de la jalousie/compétition entre frères (nous en parlions encore la semaine dernière), la paracha de cette semaine évoque la jalousie entre sœurs. Certains pourront dire « quelle différence ? » : dans un cas il y a deux frères, un aîné et un cadet qui se battent pour l’héritage et le poste de chef de famille/clan. Pourquoi les femmes seraient-elles différentes des hommes dans leurs sentiments, leurs ambitions, leur volonté de domination ? A cela la Torah répond : le simple fait qu’il existe un texte dont les femmes sont les actrices et les héroïnes prouve qu’à une certaine époque on éprouve le besoin de restituer une version féminine d’un thème largement développé, qu’on y accorde de l’importance et des moyens (du texte), car la rivalité entre deux femmes est différente de la rivalité entre deux hommes. Ces différences sont de plusieurs ordres, et pour bien comprendre il faut analyser les deux histoires parallèles, celle du couple Esaü/Jacob et celle du couple Léa/Rachel.

  1. Esaü/Jacob :
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Compétition physique depuis la conception (ils se battent dans le ventre de leur mère !)
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Deux caractères différents et opposés : brutalité physique contre passivité
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Deux parents => chacun est le préféré d’un des deux
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Enjeu : Bekhora et Bérakha
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Se termine par une séparation forcée pour éviter violence physique et mort d’un des deux.

  1. Léa et Rachel
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->On n’entend pas de compétition dans l’enfance : Midrach sur les yeux de Léa.
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Au contraire, le Midrach insiste sur la complicité entre les deux femmes devant cet épisode incroyable du « faux mariage ».
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Elles ne semblent pas protester contre le fait d’être considérées comme des objets par leur propre père
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->La rivalité s’installe par la faute de Jacob => SANA / il déteste Léa. Naissance de la compétition.
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Thème de la fertilité et de la stérilité.
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Compétition par le nombre d’enfants => elles utilisent leurs ventres et leurs enfants comme objets pour lutter l’une contre l’autre
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Les enfants sont même impliqués dans cette compétition => Réouven
<!--[if !supportLists]-->-          <!--[endif]-->Elles sont prêtes à tout, non pas pour avoir des enfants, mais pour en avoir plus que l’autre sœur => cela va mal se terminer, avec le décès de Rachel en couches.

Paradoxe ! Alors que la rivalité entre frères est plus violente, c’est la rivalité des sœurs qui se termine par la mort !

Morale de l’histoire : la Tora a conscience qu’il y a un modèle féminin comme un modèle masculin des conflits. L’un est violent, l’autre ne l’est pas moins, et peut même l’être plus. L’un est extériorisé, l’autre intériorisé. L’un se joue au niveau des organes extérieurs (les bras/les jambes) l’autre au niveau des organes intérieurs (le ventre). L’un se joue en extérieur, l’autre dans la tente.

On pourrait développer ces différences à l’infini, mais ce qui est à retenir : les histoires mythiques mettent en scène des personnages archétypaux, des principes plus que des sujets ayant leur existence propre. Esaü, Jacob, Léa et Rachel sont importants car ils nous parlent de nous. Nous avons tous un peu des quatre en nous et sommes imbriqués dans ces schémas de violence.

Ce qui fait la force de ces récits c’est que nous croyons lire des histoires sur nos ancêtres, alors qu’en fait c’est de nous qu’il s’agit.

Chabbat chalom