Chemot 5774

Chers amis,

Le début du livre de Chemot est surprenant par la concision de sa narration. Tout se passe comme si le temps se déroulait à une vitesse supérieure, et cela est dû à un effet littéraire qui touche le signifiant autant que le signifié. En quelques lignes, le décor est planté : le peuple des Bené Israël croît de manière exponentielle, Pharaon mu par la peur prend la décision de l’asservir, puis de faire mourir tous les bébés garçons, puis Moïse nait, est caché, jeté au fleuve, sauvé par la fille de Pharaon, élevé au Palais, il s’enfuit, se marie, devient berger, reçoit une théophanie au buisson ardent, reviens en Egypte et, avec son frère Aaron, demande à Pharaon de laisser le peuple sortir.

Tout cela, en quelques lignes. Alors que la suite du livre de l’Exode est beaucoup plus concentrée : la place du texte sera occupée par la sortie d’Egypte et la révélation du mont Sinaï, avec quelques-unes des lois reçues. Soit en tout un épisode qui a duré quelques semaines, voire quelques mois.

Sans même rentrer dans le détail du texte (le signifié), un simple coup d’œil à la vue d’ensemble, l’architecture du signifiant, enseigne déjà quelque chose : toutes les époques ne se valent pas, que ce soit en densité ou en intensité. Il peut se passer de longues années sans que rien d’intéressant ou de notable ne se produise, alors qu’il peut y avoir des moments dans lesquels les évènements s’enchaînent et se précipitent.

On peut faire une analogie avec le développement humain, qui fait que dans les premiers mois ou les premières années on acquière plus de savoir et de capacités que dans le reste de sa vie, alors que plus l’âge avance, plus les capacités d’apprentissage et de réaction à l’environnement sont réduites.

L’élasticité du temps dépendant du contenu fait aussi penser aux propriétés surprenante de la mémoire, qui souvent déforme les choses et les durées, voire leur enchainement, pour que l’esprit parvienne à classer les souvenirs, en particuliers les épisodes traumatiques (=> résilience).

Devant l’enchainement de faits et d’actions de la paracha Chemot, on peut choisir de les traiter avec méthode, chronologiquement du début à la fin, ou bien on peut, inspiré par d’autres méthodes moins rationnelles, choisir un événement et dérouler le fil pour voir jusqu’où il nous conduit, si et comment il se relie à l’ensemble du narratif.

La rupture entre Moché et Pharaon qui l’a élevé comme son petit-fils est décrite par la Torah autour d’une question de défense, de meurtre, et de délation.
שמות פרק ב
(יא) ויהי בימים ההם ויגדל משה ויצא אל אחיו וירא בסבלתם וירא איש מצרי מכה איש עברי מאחיו:
(יב) ויפן כה וכה וירא כי אין איש ויך את המצרי ויטמנהו בחול:
(יג) ויצא ביום השני והנה שני אנשים עברים נצים ויאמר לרשע למה תכה רעך:
(יד) ויאמר מי שמך לאיש שר ושפט עלינו הלהרגני אתה אמר כאשר הרגת את המצרי ויירא משה ויאמר אכן נודע הדבר:
(טו) וישמע פרעה את הדבר הזה ויבקש להרג את משה ויברח משה מפני פרעה וישב בארץ מדין וישב על הבאר:

La première chose que fait Moché adulte, est de sortir pour voir ses frères. Il voit leur souffrance. סבל est un mot qui signifie « porter », avoir sur le dos. Quelle est cette souffrance ? Ici le texte ne dit pas qu’ils travaillaient trop dur. Il dit simplement que leur souffrance consistait en une domination physique violente. Un homme en frappe un autre, sans raison. Sans raison autre que cet homme fait partie de la classe des dominants et qu’il use de son pouvoir sur un représentant de la catégorie des dominés.

Moché est révolté. Mais le texte est suffisamment flou pour ne pas détailler les raisons de sa révolte. C’est donc à nous de tenter de les comprendre :
  • Est-il révolté parce l’homme frappé est un de ses frères ? Le motif en serait alors une conscience de solidarité des liens du sang.
  • Est-ce que sa révolte vient du fait qu’il est témoin d’une injustice ? A priori cela serait plutôt flatteur pour Moché, mais pas tant que cela car la Torah réprouve les justiciers autoproclamés.
  • Sa réaction ne vient-elle pas du fait qu’en tant que noble égyptien d’éducation, il est dans une posture d’entre-deux, dans une recherche d’identité : hébreu de naissance, égyptien d’adoption, il se cherche, mais accepte ces deux composantes de son identité, et refuse que l’une fasse violence à l’autre. Il se sent donc concerné au premier chef par l’événement auquel il assiste en tant que témoin, qui devrait le laisser indifférent mais qui l’agresse émotionnellement au point qu’il ressent l’urgence de se défendre.

Jusque-ici tout va bien. La vie est simple. Binaire. Dominants contre dominés, exploiteurs/exploités, bons contre méchants, la grille de lecture est simple et redoutablement efficace.

Sauf qu’au verset suivant (le lendemain) la situation se complique : cette fois, c’est un opprimé qui en frappe un autre. On imagine le trouble de Moché : comment des oppressés, des malheureux, des victimes, des personnes qui connaissent le goût de l’humiliation et de l’injustice, peuvent-elles devenir à leur tour les bourreaux d’autres oppressés ? Comment un hébreu peut-il frapper son frère ?

Cette question, il va se la poser et la poser à l’agresseur. Ce n’est pas « pour quelle raison, quelle est la nature du conflit/du différend qui vous oppose ? » mais plutôt comment ne comprends-tu pas que vous êtes ensemble, liés, et que se battre entre frères relève de l’autodestruction ?

La réponse qu’il reçoit est terrible : « tu ne vaux pas mieux que moi, car toi aussi tu es un meurtrier. » Quand on n’a pas grand-chose à dire pour sa défense, lorsqu’on est pris en défaut la main dans le sac, en flagrant délit, il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre : la seule chose à faire est de tenter d’attaquer celui qui fait la leçon en tentant de le délégitimer. 1) « Tu n’es pas notre prince ni notre juge » et 2) Je n’ai pas de leçon à recevoir de toi, qui est aussi un meurtrier.

Le trouble de Moché vient peut-être, comme le suggère une lecture rapide et superficielle du texte, de ce que « la chose est connue », et qu’il va bientôt être recherché pour meurtre par toutes les polices du royaume. Encore une fois, cette lecture est possible et je ne viens pas réinterpréter pour révéler des secrets cachés dans le texte. Je dis simplement qu’une autre lecture, plus profonde, est possible : je lis pour ma part dans la crainte de Moché une angoisse intérieure liée à ses ambitions. « Effectivement dit-il, cet homme a raison. Je ne suis pas meilleur que les autres. Ni ma naissance, ni mon éducation ne me placent au-dessus des réactions humaines. J’essaie de vivre du mieux que je peux, je fais parfois bien ou mal, et je fais parfois du mal en pensant faire du bien. » « La seule conclusion a en tirer, c’est que je ne suis pas digne de diriger le peuple juif. Donc je prends la fuite, loin, je choisis l’exil, là où je serai de toute façon un étranger, et où mes identités ne me feront plus mal. »

J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer en quoi la naissance de Moché représentait une variante littéraire classique du thème de la naissance du héros. J’ai même fait un parallèle amusant puisque très souvent la lecture de la paracha Chemot tombe aux alentours de Noël, comme cette année.

Un de mes maîtres disait que l’art de la comparaison ne vaut que si on montre les différences. Il faut donc relire les naissances de héros dans l’antiquité, au Moyen-Orient ou dans le monde hellénistique, pour réaliser une différence frappante : les héros bibliques ne sont pas des conquérants ambitieux assoiffés de pouvoir, de conquêtes et de dominations. Les héros bibliques, même les plus grands dirigeants, sont des personnages qui, avant de prendre leur fonction, sont tourmentés par le doute, la crainte de ne pas être à la hauteur, et le découragement face à l’ampleur de la tâche.

Le fait que Moché doute et prenne la fuite n’est pas considéré négativement par la Torah. Bien au contraire. C’est la preuve d’une qualité : l’humilité. Cela annonce la suite : une carrière de dirigeant tourmenté par le doute malgré ses succès et ses réussites. Un leader de droit divin, qui ne l’est pas par la naissance mais par le mérite.

Une façon de nous dire que le plus grand guide du peuple juif n’était ni un dieu, ni un demi-dieu, ni le fils de dieu, ni même un homme parfait et irréprochable. Sa première qualité est de douter constamment de son droit à diriger les autres. Comme si le pouvoir n’était bien exercé que par des gens le détestent profondément.


Chabbat chalom

Vayigach 5774

Chers amis,

Ce chabbat nous évoquons la mémoire d’un tsadik. Dans la Genèse, quelques personnages, les principaux, reçoivent un surnom dans la littérature rabbinique : Adam est surnommé « adam harichon », les patriarches Avraham, Itshak et Yaakov sont chacun « Avinou » en fonction de leur place dans la narration et de leur importance pour le peuple juif. Mais seul Yossef reçoit un surnom en fonction de son mérite et de ses agissements : Yossef Hatsadik.

Avant de chercher en quoi cela consiste et quelle est la particularité du tsadik, il faut d’abord comprendre ce mot à travers sa traduction : le mot tsedek renvoie à la justice, cela tout le monde le sait. Un tsadik n’est pas quelqu’un qui donne de la tsedaka, cela tout le monde le sait aussi. Ce qui me dérange c’est lorsque j’entends qu’on traduit, ou qu’on considère le tsadik comme un saint.

Pourquoi ? Premièrement parce qu’il y a un mot en hébreu pour dire « saint », et que ce n’est pas celui-là : « kadoch ». Ce mot s’applique en effet à des personnages, mais à ma connaissance pas à des personnages bibliques ni talmudiques, ce n’est qu’au Moyen âge qu’on commence à utiliser ce vocable, probablement par influence conjointe de l’islam et du christianisme. Car en français ce mot de « saint » possède une connotation particulière, imprimée par le christianisme. Les saints chrétiens sont des martyrs, morts par foi et fidélité à leur religion lors des persécutions romaines ou autres. Sont saints, aussi, ceux dont un procès apporte la preuve qu’ils étaient touchés par une grâce particulière qui leur faisait faire des miracles surnaturels, un peu comme Jésus.

Dans le judaïsme aussi, nous avons nos faiseurs de miracles, il serait inutile de le nier. Seulement ils ne s’appellent pas « tsadikim ». Ils peuvent s’appeler au choix « baalé nissim », « kedochim », ou encore d’autres noms.

Sur la nature du Tsadik, on pense inévitablement à la légende des 36 justes, dont une brève évocation se trouve dans le Talmud mais c’est au 18° siècle, dans le Hassidisme, que ces mythes arrivent à leur expression la plus aboutie, popularisée en France par le livre d’André Shwarz-Bart, le dernier des justes. Selon cette légende, le monde « tiendrait » c’est-à-dire que Dieu ne le détruirait pas, ou plutôt accepterait de renouveler la création à chaque instant, par le mérite conjugué de ces 36 justes, que l’on nomme « tsadikim nistarim », les justes cachés. Ces histoires prennent pour références un des récits de la Genèse : celui dans lequel Avraham négocie la non destruction de Sodome et Gomorrhe par le mérite des justes (tsadikim dans le texte) qui s’y trouvent, et qui « empêcheraient » Dieu d’anéantir la ville pour ne pas risquer d’être injuste (התספה צדיק עם רשע?).

Le problème, ou plutôt le défi à l’écoute de tous ces contes et légendes populaires, est de tenter de démêler… non pas le vrai du faux, mais l’original du développement tardif. Il semble qu’à l’origine, dans les sources classiques, le mot tsadik désigne un caractère et des actes différents de ceux qu’on désigne par un autre mot : hassid (pieux) ou hassidout (piété). Le hassid est un personnage dont les actes sont guidés par la dévotion, un sentiment religieux profond et brûlant qui le fait pratiquer les mitsvot de façon plus intense (pour ne pas dire plus intensive) que les autres. Le tsadik quant à lui est un personnage qui possède en lui un sens profond de la justice, de la loi, de la mesure et de l’équilibre. C’est probablement en se basant sur les sources classiques que Manitou a eu cette phrase célèbre : « le Hassid est un pieux, tandis que le tsadik est un Juste. Et le Juste fait en sorte de faire les choses justes, au moment juste, dans la mesure juste, ni trop, ni trop peu ».

J’en reviens à ma question du départ : pour quelle raison Yossef a-t-il hérité de ce surnom rabbinique « Yossef Hatsadik ? ». Ceux pour qui ce mot revêt un caractère de sainteté répondront sûrement qu’il a mérité cette appellation à cause de ses souffrances, ses épreuves, sa capacité à conserver la foi (en Dieu, mais surtout en lui-même et en son destin), à ne pas céder à la tentation de faire des actes répréhensibles (comme avec la femme de Putiphar), ou à ses dons de prophétie. Ceux qui sont attachés à la signification précise des mots répondront : parce qu’il a refusé de se venger, ce qu’aucune justice ne peut supporter.

Dans le déroulement des retrouvailles entre Yossef et ses frères que nous lirons demain, plusieurs faits sont à retenir :
  1. Yossef, qui aurait pu se dévoiler immédiatement, choisi de mettre ses frères à l’épreuve autour d’un stratagème qu’il a élaboré, lequel rappelle inévitablement ce que lui-même a subi quelques années auparavant. Il cherche à tester la Techouva, le repentir de ses frères, et leur solidarité nouvellement acquise.
  2. Lorsque Yossef se découvre, ses frères ne peuvent parler, restent stupéfaits. Le sens commun voudrait que la raison en est qu’ils croyaient Yossef mort depuis longtemps, et qu’ils ont l’impression de voir apparaitre un fantôme ou un revenant. Mais le midrach, se référant plus profondément au texte, montre que Yossef tente avant tout de les rassurer ! Premièrement "arrêtez de vous lamenter et de vous tourmenter pour ce crime fratricide originel : vous n’avez fait qu’être un des maillons de la chaine de causalité historique par laquelle Dieu a choisi de faire survivre la famille à cette terrible famine". Deuxièmement "je n’ai pas l’intention de me venger, ni de vous faire payer ce crime, car je ne vous en veux pas (je vous ai pardonné) et vous avez prouvé que vous n’êtes plus les mêmes et que vous ne reproduirez jamais ce crime".

On est en droit de trouver cela surprenant, voire même un peu déplaisant : quand on sait l’importance que la tradition juive attache à la légalité et aux procédures judiciaires, on s’étonne que Yossef n’ait pas choisi de faire un procès dans lequel il serait plaignant, devant un autre juge, qui rendrait un jugement conforme avec le droit, car le crime, même s’il a été expié, n’a pas été jugé.

Tout se passe comme si Yossef, non pas en position de victime mais de juge, estime qu’il n’y a pas lieu de poursuivre une procédure longue et douloureuse, par empathie pour ses frères et par respect pour son père, qui ne saura jamais la vérité.

Cela rejoint un débat vif au sein de nos sociétés occidentales : on a de plus en plus le sentiment que la justice est un service qu’on rend aux victimes pour leur permettre de faire correctement le deuil de leurs proches assassinés ou pour les aider à surmonter psychologiquement une agression. On oublie qu’à l’origine la justice est un instrument que se donne une société pour permettre la vie en commun par le respect des lois. La justice a donc une fonction sociale. Elle a aussi une fonction éducative. Elle n’existe pas pour venger les gens, mais pour faire la paix entre les individus en faisant en sorte que les agressions ne se répètent pas, ni ne se multiplient.

C’est donc à mon sens dans son double rôle de juge et de victime que Yossef mérite son statut de tsadik : en tant que juge sa préoccupation n’est pas de faire « expier » ou « payer » les agresseurs. Il cherche simplement à savoir s’ils ont pris la mesure de leur acte et s’ils le regrettent sincèrement. En tant que victime, il réussit la prouesse de mettre de côté sa souffrance personnelle, qui appartient au passé, pour renouer avec sa famille afin de profiter au mieux d’un avenir commun, avec des relations apaisées.

Chers amis, il y a parfois des hasards de l’actualité qui font que les rabbins n’ont pas trop à se creuser la tête pour trouver un lien entre la paracha et l’actualité. Même si j’ai tendance à me méfier des communions mondiales, des consensus généraux autour d’un événement ou d’un personnage, il faut bien constater une chose, quel que soit le parcours politique de l’homme qui vient de mourir, Nelson Mandela, quel que soit aussi (et j’entends déjà des réactions horripilantes de la part de juifs qui ne scrutent son action que par le biais de son rapport à Israël, qui ne peut qu’être difficile pour des raisons historiques précises) quel que soit aussi disais-je son action en tant que président, Mandela mérite d’après moi le qualificatif de Tsadik pour une seule raison : la même que Yossef. Son refus de la vengeance personnelle et son attachement à la réconciliation nationale, même après les terribles souffrances qu’il a enduré.

En cela, il a évité une guerre fratricide des morts et des souffrances encore plus innombrables. Il a réussi à stopper le cycle de la violence fratricide.

Parmi les mystiques, beaucoup se posent la question du nombre des tsadikim par qui le monde mérite de continuer à exister, et de leur nature. En ce qui concerne leur nombre, le chiffre 36 ne fait pas l’unanimité, même si la symbolique est forte et belle (36, c’est aussi le nombre de lumières qu’on allume au total durant la fête de Hanouka, sans compter le chamach). D’autres affirment qu’ils sont 45, 30 en Israël (c’est à dire parmi les juifs) et 15 en Babylonie (c’est à dire parmi les non-juifs). Pourquoi 45 ? Je n’ai pas trouvé la source, je sais simplement que ce chiffre est la valeur numérique du mot Adam, qui signifie tout simplement Homme, avec un H majuscule. Un être humain qui, par son courage et ses actions s’élève au-dessus des autres.


Chabbat chalom