Yom Kippour 5774

Chers amis,

Dans la liturgie de Kippour, pendant la prière de Moussaf, nous avons l’habitude de lire une grande partie de la Michna « Yoma », celle qui décrit le rituel effectué par le grand prêtre au Temple lors de cette journée particulière. La lecture de ce passage nous renvoie régulièrement à un culte de l’antiquité qui peut nous paraître confondant tant il est concret, codifié… et un peu barbare, avec la question des sacrifices, dont la place dans la liturgie est un sujet de discussion et de discorde dans le monde juif jusqu’à nos jours.

Cette année, c’est un des aspects de ce culte qui m’a attiré, que j’ai voulu approfondir et partager avec vous : le sacrifice des deux boucs, que le grand-prêtre effectue après les sacrifices quotidiens et celui d’un taureau. Deux boucs de même âge, de même taille et de même aspect doivent être choisis et apportés publiquement sur l’esplanade du Temple, où un tirage au sort est effectué. Un des boucs est désigné « la-hachem » pour Dieu, et l’autre « pour Azazel ». Le premier sera donc sacrifié par le grand-prêtre dans le Temple, comme tous les sacrifices de Kippour : après l’apposition de ses mains sur sa tête et la prononciation de la formule rituelle du Vidouï (la mise en mot de la reconnaissance des fautes, ou « confession ») il sera égorgé, une partie sera brûlée et son sang sera recueilli pour asperger le rideau du Saint des Saints, comme je l’avais expliqué une des années précédentes.

C’est ce qui va se passer avec le second bouc qui m’intéresse.

Tout d’abord, sa désignation vient d’un mot barbare, étranger puisque ce n’est pas de l’hébreu : עזזל. La plupart des commentateurs expliquent de la façon la plus logique qui soit que c’est le nom d’un lieu, à l’Est de Jérusalem, à la frontière du désert, là où il sera envoyé. Certains, parmi les mystiques, qu’on trouve surtout dans l’Espagne médiévale (notamment Avraham Ibn Ezra et Nahmanide) considèrent que עזזל est le nom d’un démon, d’une des forces du mal qui se trouvent dans le désert, ou encore d’un ange déchu à une époque ancienne. Pour cela, ils puisent dans la mythologie hébraïque orale développée parallèlement à la Torah et au Talmud, et recueillie partiellement dans des livres mystiques parmi lesquels le Zohar.

Ce qui est à retenir c’est que le couple d’animaux quasi-identiques se partage en deux. Un des deux servira d’offrande au Dieu unique, et l’autre d’offrande à d’autres entités, d’autres forces mystérieuses. Le premier sert à expier les fautes du Grand-prêtre, de sa famille et de sa « maison » au sens large, c’est-à-dire toute la caste des prêtres (on le sait par le texte du Vidouï). Le second sert à expier les fautes de tout le peuple.

Première remarque : il y a deux sortes de fautes. Les fautes des nobles, celles que l’on avoue publiquement. Les fautes du peuple, que l’on évacue discrètement.

Le parcours que va suivre le second bouc est particulièrement intéressant. Après qu’on lui ait attaché un fil rouge sur la tête (לשון של זהורית), il va être confié à un homme que la Torah nomme איש עיתי (l’homme du moment, de l’occasion), qui va, pendant que le rituel se poursuit au Temple, l’accompagner vers un endroit éloigné, à une douzaine ou une quinzaine de kilomètres de là.

Sur le personnage, on ne sait pas grand-chose. A priori, il n’est pas obligatoirement un prêtre, même si l’usage en a voulu ainsi à cause d’une superstition populaire qui disait que l’homme chargé de cette tâche devait mourir dans l’année (les prêtres n’ont pas voulu prêter le flanc à la critique qui les accusait de ne pas prendre de risque et de laisser le peuple faire les tâches ingrates).

Ce « couple » formé par l’homme et sa bête vont bénéficier d’un chemin tracé pour eux vers l’extérieur du Temple et de la ville, puis une fois sortis ils seront sur une route où sont placé une dizaine de cabanes (soukot), à égale distance les unes des autres. En arrivant devant chaque cabane, les occupants lui proposent à manger et à boire (même s’il refuse, car c’est kippour !), et l’accompagnent jusqu’à la station suivante, et ainsi de suite… jusqu’à la dernière station, où on ne l’accompagne pas mais on le suit du regard, comme s’il fallait qu’il soit seul avec la bête, dans un dernier tête à tête.

Puis les sources ne concordent pas ou plutôt semblent s’opposer. Dans le texte de la Torah, le chapitre du Lévitique que nous venons de lire, il semble qu’à l’origine le bouc était simplement relâché dans le désert, remis en liberté et rendu à l’état sauvage. Mais d’après les textes rabbiniques de la Michna et du Talmud, il était exécuté d’une manière assez brutale : après avoir coupé le fil rouge en deux, enroulé un bout sur une pierre et attaché l’autre aux cornes de l’animal, l’homme le poussait par l’arrière du haut d’une falaise, et toujours d’après la Michna, « la bête n’était pas arrivée à la moitié de la descente qu’elle était déjà en plusieurs morceaux ».

Enfin, l’homme rejoignait la dernière cabane et attendait là-bas que la nuit tombe et que Yom Kippour se termine pour se purifier et rejoindre le Temple et le grand-prêtre en lui annonçant une phrase rituelle : « עשינו שילוחך nous avons fait ce pour quoi tu nous as mandatés/mission accomplie ». Entre temps, l’exécution du bouc avait déjà été annoncée par différents moyens (par un jeu de communication par signaux, en attendant un certain temps, ou tout simplement en observant un fil rouge resté au Temple, qui devenait blanc en signe du pardon des fautes).

Ce rituel est suffisamment extra-ordinaire pour qu’on s’y attarde et qu’on réfléchisse à sa symbolique.
  1. Il y a comme je l’ai dit plus tôt, plusieurs types de fautes. Que Yom Kippour ne soit effectif que pour les fautes entre l’homme et Dieu, cela nous le savions déjà. Mais que les fautes des prêtres soient dans une autre catégorie que celles du peuple, cela peut à juste titre nous sembler immoral parce que contrevenant au principe ancien d’égalité des hommes devant la loi divine. Disons simplement qu’il y a des fautes qu’on avoue volontiers, que l’on assume plus ou moins bien… et puis les autres. Les pensées conscientes ou inconscientes, les envies, les lâchetés, toutes ces choses que nous commettons et dont nous avons honte parce qu’elles ne nous ressemblent pas, ou ne s’accordent pas avec l’image que nous avons de nous-mêmes. C’est ce type de faute qui est chargé sur ce second bouc.
  2. Il s’agit bel et bien d’un sacrifice, or c’est le seul qui se passe en dehors du Temple, en dehors de toutes les règles propres à tous les autres sacrifices (égorgement de l’animal pour éviter sa souffrance, consumation d’une partie, partage de la viande etc.). Tout se passe comme si le sacrifice n’était pas « orthodoxe » au sens de la loi sacerdotale. Comme si ce sacrifice n’était pas offert au Dieu unique, mais en compensation pour calmer et apaiser les autres forces agissant dans la nature. Certains commentateurs font remarquer que le mot « bouc » (שעיר) est parfois utilisé dans la Torah comme synonyme de « démon ». Le bouc renvoie au personnage d’Esaü, personnage sauvage poilu vivant dans le désert. Théologiquement, la question des fautes humaines constitue un problème classique. On entend parfois des gens dire : « si tout est écrit, si Dieu m’a créé et guide ma vie, alors tout ce que je fais, y compris la transgression des interdits, vient de lui, et je n’en suis pas responsable ». A notre époque, on écrit des traités de philosophie et de psychologie pour expliquer les notions de libre-arbitre et de dualité dans la conscience humaine. Dans l’antiquité, on utilisait des symboles forts que tous pouvaient comprendre : en envoyant une offrande aux forces du mal, on leur renvoyait ce qui venait d’elles, et que les hommes avaient commis par leur faute, du fait de l’existence en chacun de nous de cette part de nature sauvage que nous tentons jour après jour de dompter et de maîtriser sans jamais y parvenir totalement. J’ajoute que cette offrande n’est pas contradictoire avec le monothéisme biblique, qui admet l’existence d’autres forces conçues par le créateur et dispersées dans la création que les humains doivent apprivoiser tout en sachant qu’il existe une entité supérieure qui les domine toutes.
  3. Puisque toutes les fautes du peuple se trouvent en quelque sorte chargées symboliquement sur ce seul animal, il faut donc s’en débarrasser le plus loin et le plus rapidement possible. L’homme qui s’en charge fait office de facilitateur de tout ce dont le public veut se séparer, tout ce que l’on rejette, que l’on refoule, que l’on veut voir disparaitre, c’est-à-dire « dés-apparaitre » ou ne plus voir. C’est une sorte d’éboueur de la conscience public.
  4. Que les défenseurs de la cause animale me pardonnent, mais je ne m’intéresse que très peu au sort de l’animal, qui est certes tragique, mais qui me passionne beaucoup moins que celui des humains.


Car ici tout se joue entre trois personnes : Le grand-prêtre, le petit prêtre… et le peuple. Tandis que le grand-prêtre travaille devant le public qui observe avec attention comment il procède aux sacrifices purs et saints, au milieu de la magnificence et du décorum du Temple, avec des dizaines de prêtres pour l’aider et l’assister, le petit prêtre se débarrasse de tout ce que le peuple refuse de voir.

On regarde les prêtres expier leurs propres fautes, mais on détourne le regard pour ne pas voir partir celles du peuple.

Je suis fasciné par ce petit prêtre, personnage anonyme, qui en toute discrétion, se dévoue pour la tâche la plus ingrate de toutes.

Vous remarquerez que je n’ai pas employé l’expression « bouc émissaire » qui vient d’une mauvaise traduction de la septante, une traduction en grec ancien. Je préfère de loin parler du bouc et de son émissaire, lequel joue le même rôle que le prêtre chargé d’asperger une personne impure des cendres de la vache rousse. La personne aspergée devient pure, mais simultanément le prêtre se rend impur. Comme si quelqu’un devait se dévouer pour porter les fautes de l’autre et l’en débarrasser.

Ce phénomène est assez connu et utilisé dans le christianisme par exemple, où un seul personnage souffre et meure pour expier les fautes de toute l’humanité. Ici dans le judaïsme on est encore dans une version un peu plus « soft » : l’homme peut se purifier de son impureté et revenir parmi les vivants.

Je trouve particulièrement émouvant que la Michna mette en scène la rencontre du grand et du petit prêtre, à la fin de cette journée de Kippour si éprouvante pour chacun des deux. Je m’imagine que ces deux personnages ont quelque chose en commun : ce sont les deux seuls juifs qui se sentent encore plus lourds après kippour qu’avant.

Alors que l’ensemble du peuple se sent soulagé et allégé de leurs fautes individuelles, eux sont lourds de toutes les fautes collectives.

Alors que tous les considèrent utiles et indispensables pour le service divin, eux se sont sentis au service des hommes.

Alors que tous se séparent en se préparant pour une nouvelle année pleine d’espoir, eux se donnent rendez-vous pour l’année prochaine, « même endroit même jour » où ils recommenceront le même rituel.
Car s’il y a une chose que la tradition juive nous enseigne depuis que Yom Kippour existe, c’est que la sincérité de l’émotion ressentie à Kippour et le regret sincère, la Techouva, ne résistent pas à l’épreuve du temps, de la vie en société et de la nature humaine. Tant qu’il y aura des hommes, les sociétés auront besoin de jours d’examens de conscience, d’introspections individuelles et de catharsis collective. Et donc de personnel formé chargé de mettre en scène et de faciliter ces rites réguliers.

J’ai beau chercher dans les textes de la Torah orale comme écrite, je ne vois pas d’entreprise de culpabilisation de l’humain, en tant que fauteur compulsif irrattrapable, héritier du « péché originel ». Pour la tradition juive, les désobéissances, en tant qu’occasions de se rebeller, de se révolter, de remettre en cause et en question les interdits préexistants, est la condition même de la nature humaine, et ce depuis les premières pages de la Genèse.

Mais contrairement à certaines visions nihilistes ou pessimistes, les transgressions doivent être accompagnées d’une volonté profonde de s’améliorer, de tendre vers le haut, vers toujours plus d’élévation et de maîtrise de sa nature.

Le message du rituel antique : chaque année les fautes sont détruites, déchirées, déchiquetées, disparues sans laisser de traces. Une nouvelle année commence avec ses propres fautes, même si elles ne sont pas différentes des autres !

Je pense souvent à cette fonction de la prêtrise, qu’à la fin du second Temple on se battait pour obtenir pour assouvir son ambition et sa soif de gloire. A l’origine, dans sa symbolique elle nécessite un dévouement total pour le peuple… et une certaine mégalomanie pour se croire capable de porter et supporter toutes les fautes du peuple, en tant que Chaliah Tsibour, représentant de la communauté envers le créateur et le juge.

Néanmoins le phénomène de transfert a ses limites : je l’ai dit, dans le judaïsme personne ne souffre ou ne meure à cause des fautes d’un autre. Dans une acception populaire, l’expression « bouc émissaire » renvoie à une personne qui paye pour les fautes d’un groupe alors qu’elle n’est pas plus coupable que d’autres.

Tout ce long développement pour délivrer un message simple : il ne faut pas confondre le porteur du message avec le responsable des fautes. Une véritable introspection ne peut être efficace que si l’on prend le temps de se regarder en face sans complaisance ni faux-semblant, sans les dizaines d’excuses que l’on se trouve régulièrement pour se disculper et se déculpabiliser, en disant une fois pour toutes : ma vie est telle que je l’ai menée.

Je terminerai en faisant allusion au discours de Franck à l’occasion de Roch Hachana : à Maayane Or, nous recevons beaucoup de messages de soutien, et beaucoup de reproches aussi : sur la longueur des offices, sur les tarifs, sur les repas, sur la communication, sur le social etc.

J’admets volontiers que tous ces reproches sont justifiés, et je profite encore de ces quelques minutes avant la fin de kippour pour demander pardon à toutes les personnes que j’ai pu blesser par maladresse ou manque d’attention.

Mais mon devoir est aussi de dire que votre communauté est telle que vous la faites, et ses défauts ne pourront être corrigés qu’avec le soutien actif de tous ses membres.

Je souhaite donc à chacun d’avoir la force de réussir son Kippour : en regardant avec lucidité toutes les réalisations accomplies, réussies ou moins réussies, et en fixant dès maintenant des objectifs pour l’année prochaine, de préférence en mettant la barre très haut, de ces objectifs qu’on n’atteint jamais, mais qui permettent de s’élever.

Puisse cette année 5774 voir chacun de vous s’inscrire, s’engager, militer, faire des projets, et nous souhaitons de tout cœur à Maayane Or avoir l’occasion de vous compter parmi nous avant Yom Kippour prochain.

Gmar Hatima Tova


Roch Hachana 5774 (second soir)

Chers amis,

J’avais une prof. au séminaire rabbinique qui refusait de participer à la cérémonie de Tachlikh, en disant que c’était de l’idolâtrie. Je pense qu’elle voulait dire que les sources anciennes ne parlent pas de cette cérémonie, et la source du Minhag vient probablement d’une coutume chrétienne du XIV° siècle, que les ashkénazes auraient adopté au XV°, puis les séfarades par la diffusion des enseignements de Rabbi Hayim Vital, un des cabbalistes de Safed au XVI°.

D’après les quelques recherches que j’ai effectuées rapidement hier, il existe encore des communautés ou des individus qui refusent de pratiquer Tachlikh pour des questions idéologiques. Je comprends leurs arguments, même si à titre personnel je trouve que cette tradition ne fait pas de mal, et qu’elle peut même faire du bien au niveau symbolique, en matérialisant les fautes commises et les attitudes négatives, et en permettant de s’en débarrasser le plus loin possible, vers un endroit d’où elles ne reviendront jamais (les profondeurs de la mer).
Ce qui est mal vu par la tradition juive, c’est de jeter des objets à Tachlikh. Parce que matérialiser spirituellement, conceptuellement, c’est possible, mais pas avec un nombre précis d’objets. Je vais à la mer pour ressortir/recracher tout ce qui me pèse sur la conscience, mais si je jette 1,2 ou 4 cailloux… j’affirme que j’ai autant de fautes que de cailloux. Or si on commence comme ça, tous les grains de sables de la plage n’y suffiraient pas.

A Roch Hachana, comme pendant le mois de Eloul et les dix jours qui précèdent Yom Kippour, les juifs pratiquent le Vidouï : l’affirmation qu’ils ont fauté et une énumération convenue de toutes les fautes possibles, avec la possibilité d’en rajouter quelques-unes à titre personnel.

Mais les juifs ne comptent pas leurs fautes. Cette entreprise n’est pas à taille humaine. Sans compter l’impossibilité de comptabiliser les fautes dont nous n’avons pas conscience, soit parce qu’elles nous sont cachées (involontaires), soit parce que nous ne savons pas qu’elles sont des fautes.

L’entreprise de comptabilisation des humains et de leurs actions est l’apanage du divin. Dans le langage de la Michna :
משנה מסכת ראש השנה פרק א משנה ב
[ב] בארבעה פרקים העולם נידון בפסח על התבואה בעצרת על פירות האילן בראש השנה כל באי העולם עוברין לפניו כבני מרון שנאמר (תהלים ל"ג) היוצר יחד לבם המבין אל כל מעשיהם ובחג נידונין על המים:
« A Roch Hachana tous les êtres vivants passent devant lui comme des Bnei Meron… » Qui sont les Bnei Meron en question ? Du bétail, des moutons etc. Avant qu’on réalise que ce n’était pas un mot hébreu mais bien un mot grec numeron qui donnera en français « numéro » ou bien « nombre ».

Les êtres humains ne comptent pas, ils sont comptés. Mais cela ne veut pas dire que nous ne sommes que des numéros, au contraire ! La Michna insiste sur le fait que chaque être vivant est important aux yeux du créateur. Chaque homme ou femme compte. Etre présent à Roch Hachana, c’est réaliser que quelle que soit l’immensité de la création, nous comptons pour quelque chose puisque nous y avons une place.

J’insiste lourdement sur cette notion de compte, et c’est la richesse du français qui me permet de faire passer un message. En français le verbe compter peut se conjuguer comme un verbe intransitif (compter quelque chose) ou avec un adverbe (compter pour, ou compter sur).

Ce que nous pouvons (et même devons) compter à Roch Hachana, c’est le temps qui passe, les jours et les années.

Mais la Torah, et principalement le livre des Nombres, considère comme un tabou le dénombrement des hommes, qui attire le mauvais œil ou donne trop de confiance en la force. Ainsi, chaque fois qu’il y a un recensement, il y a soit expiation par une taxe qui va servir à se racheter (comme le demi-shekel) ou bien un malheur qui suit directement (une épidémie à l’époque du roi David).

Néanmoins il existe un compte qu’on est autorisé à pratiquer, sous certaines conditions, car il est nécessaire pour la liturgie. Vous voyez où je veux en venir, il s’agit du Minyan.

Personne ne sait d’où vient que l’on doive être 10 pour prier en public. Comme vous le savez sûrement, le Talmud prend cette notion comme une donnée de base et cherche à lui trouver une preuve dans la Torah, en parlant des explorateurs, et cherche à justifier la pratique qui veut qu’on ne compte que les hommes. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler ce soir.

Ce que je veux dire, c’est que Roch Hachana est aussi l’occasion de faire un véritable examen de conscience (Hechbon Nefech) pas pour compter ses fautes, mais pour se demander si on peut véritablement compter sur nous.

Le minyan est une chose incroyable, puisqu’elle oblige chacun à être investi d’une mission : faire partie de l’ensemble, une partie nécessaire et indispensable puisque sans chacun des membres la totalité s’effondre comme une construction à laquelle on enlève une brique.

Pour compter dans le minyan, il n’y a rien à faire, à part être présent et répondre à certains endroits de l’office. Et c’est déjà beaucoup, car sans minyan il n’y a pas d’office. Tout cela vous le savez déjà.

Et pourtant, qu’il me soit permis en ce second jour de Roch Hachana de poursuivre un exercice initié l’année dernière un peu maladroitement : hechbon nefech, un examen de conscience communautaire.

Je ne crois pas que la notion de Minyan soit bien intégrée par la plupart du public de Maayane Or, même si certains, parmi les convertis, se sont battus pour être comptabilisés dans le minyan, ou d’autres, parmi les femmes, ont conquis à force de ténacité le droit de compter dans le minyan. Ce qui n’est pas bien intégré, à mon sens, c’est que ce droit, comme tous les droits, induit automatiquement un devoir et une responsabilité.

Un devoir avant tout vis-à-vis des autres : ceux qui veulent ou doivent réciter Kaddich en souvenir d’un proche décédé, ceux qui sont venus avec l’intention d’écouter la lecture de la Torah avant une certaine heure, ceux pour qui le chabbat ou les jours de fête ne sont pas une occasion de se lever tard et de flâner mais bien une occasion d’accomplir son devoir le mieux possible.

Une responsabilité car une synagogue ne vit pas qu’avec des adhérents qui envoient des chèques par la poste. Elle vit de ceux qui la font vibrer et respirer jour après jour. Certains ont parfois l’impression que la synagogue peut bien se passer d’eux, et que l’office aura lieu de toute façon. Sauf que rien n’est moins sûr.

Je raconte souvent l’anecdote de la rue où j’habitais à Jérusalem : pour attirer les hommes qui passaient dans la synagogue pour Minha, le Gabbaï sort sur le trottoir et crie « assiri, assiri ! »(On attend le 10ième !) Sachant qu’il est le dixième, aucun passant ne peut refuser d’entrer, car à cause de lui la prière n’aura pas lieu. En entrant, le passant naïf a la surprise de découvrir qu’ils ne sont que 3 ou 4 ! Mais on lui répond par une phrase aussi logique que définitive : « avec toi, ça fera 10… ».

De même, aucune personne élevée avec la conscience de l’importance d’un minyan ne se permettrait de sortir d’une synagogue, quelle que soit l’urgence de ses occupations, sans s’être assuré qu’il y a suffisamment de personnes pour que l’office se poursuive sans elle ou lui.

Très fréquemment, j’entends des gens qui me posent la question : à quelle heure est-ce qu’on sort la Torah demain ? Je décode : « je trouve l’office du matin long et ennuyeux, je n’ai pas la patience, et je ne me sens pas concerné par la Halakha qui demande de réciter le chéma avant une certaine heure de la journée. La seule chose qui m’intéresse est de découvrir le texte de la paracha et les commentaires qui vont avec. » Ici je tiens à préciser que je comprends très bien cette attitude, que je la respecte, et que je ne suis pas en train de culpabiliser qui que ce soit. Je suis simplement en train de vous dire que la seule réponse possible à la question « à quelle heure on sort la Torah ? » est : « quand vous voulez ». Puisqu’on ne peut sortir la Torah qu’en présence d’un minyan, et que pour avoir minyan, on vous attend… et le serpent se mord la queue.

Je me livre à cet exercice parce que je crois que pour aller de l’avant il faut parfois se dire les choses franchement et accepter de les entendre, comme on peut le faire dans une vie de couple, pour mieux avancer et continuer ensemble.

Je suis donc à l’écoute pour faire évoluer les offices et les rendre plus attrayants, plus interactifs, plus intéressants, plus mélodieux. Mais ce qu’il ne faut pas oublier c’est qu’à l’origine une synagogue n’est pas un lieu où l’on vient se distraire, se changer les idées ou « consommer du divertissement ». C’est au contraire un lieu où l’on vient régulièrement pour faire des efforts, se concentrer, apprendre, évoluer, et apporter aux autres sa présence.

Dans une synagogue, chacun compte, et c’est la responsabilité de la communauté de le faire ressentir à ses membres. Mais l’inverse est aussi vrai : la communauté doit savoir qu’elle peut compter sur chacun pour continuer à vivre et se développer.

Chana Tova !


Roch Hachana 5774 (premier soir)

Chers amis,

Avant chaque début d’année, comme avant chaque rentrée scolaire, le sentiment est ambivalent avec d’un côté la joie de retrouver ses amis et l’excitation d’un nouveau départ. De l’autre côté une espèce d’angoisse, de « trac » avant de commencer/recommencer une année que l’on espère meilleure et plus fructueuse que la précédente.

Je vais commencer par une question classique : Roch Hachana fait l’objet de plusieurs citations dans la Torah mais jamais par le nom « Roch Hachana » puisque cette appellation vient uniquement de la littérature rabbinique.

Dans le livre des Nombres on appelle cette journée Yom Terouâ - jour de la sonnerie.
במדבר פרק כט
(א) ובחדש השביעי באחד לחדש מקרא קדש יהיה לכם כל מלאכת עבדה לא תעשו יום תרועה יהיה לכם:

Alors que dans le Lévitique on l’appelle Yom Zikaron Terouâ – jour du souvenir de la sonnerie, ou comme le choisit la traduction du rabbinat, jour du souvenir et de sonnerie.
ויקרא פרק כג
(כד) דבר אל בני ישראל לאמר בחדש השביעי באחד לחדש יהיה לכם שבתון זכרון תרועה מקרא קדש:

Un des modes d’expression de l’art talmudique est la manière dont les rabbins choisissent de mettre en parallèle des versets qui disent à peu près la même chose mais pas exactement de la même façon pour en faire ressurgir un nouveau sens, un nouveau message qu’ils cherchent à ancrer dans le texte par le biais d’interrogations plus ou moins artificielles.

C’est le cas ici : qu’est-ce que Roch Hachana ? Jour de sonnerie, ou jour de souvenir ? Si sonnerie, quelle sonnerie, et si souvenir, souvenir de quoi ? Dans le Talmud on appelle ce type de question kouchia.

La première réponse, ou plutôt devrais-je dire le premier réflexe rabbinique est de faire en sorte d’aplanir les apparentes contradictions dans le texte : la kachia – il n’y a pas de contradiction. Jour de la sonnerie, c’est lorsque Roch Hachana tombe un jour de semaine (comme cette année) on peut et on doit sonner du chofar. Jour du souvenir de la sonnerie c’est pour les années où Roch Hachana tombe un chabbat. Dans ce cas on doit se souvenir qu’il faudrait sonner mais qu’on ne peut pas car c’est chabbat.

Cet enseignement est tellement célèbre et populaire qu’il lui est arrivé une des pires choses qui puissent arriver à un enseignement : il est devenu un classique, un paradigme, et du même coup il a perdu toute sa charge évocatrice, subversive, polémique et… humoristique. Parce qu’en diffusant cet enseignement les auteurs laissent croire que Dieu en écrivant la Torah a délibérément choisi d’y cacher un message codé qui ne se dévoilera qu’en rapprochant deux versets suivant des règles d’interprétation prédéfinies. Mais ils font semblant d’oublier de signaler que l’interdiction de sonner du chofar à chabbat est d’origine rabbinique tardive. Autrement dit Dieu en écrivant la Torah pouvait déjà prévoir ce qu’eux-mêmes n’avaient pas encore décidé. De plus chacun aura remarqué que cet enseignement date un peu : il date au moins d’avant l’époque à laquelle on a décidé que Roch Hachana durerait deux jours, parce que dans ce cas, même si un des deux jours est chabbat, on peut quand même sonner l’autre jour.

En suivant un peu ce raisonnement d’inspiration talmudique, on retombe sur notre interrogation de départ : Roch Hachana, jour de sonnerie d’accord. Demain matin, nous sonnerons du chofar, comme dans toutes les synagogues du monde, en suivant toutes les instructions du siddour. Mais jour du souvenir ? Qui doit se souvenir et de quoi ? Dans quelle mesure cette appellation peut-elle ou doit-elle être traduite en termes normatifs, c’est-à-dire en une mitsva qui soit applicable aujourd’hui ou demain ?

Certains commentaires osent un anthropomorphisme plutôt délicat : Roch Hachana serait le jour où Dieu se rappelle de son peuple comme il se souvient de tous les êtres vivants, Il se souvient (Il fait remonter à la surface de Sa mémoire) toutes les actions des humains (bonnes ou mauvaises) et les juge les uns après les autres sans « oublier » personne.

D’autres commentaires, plus rationnels et logiques, décrivent le souvenir comme étant une propriété humaine (car Dieu ne se souvient pas plus qu’Il n’oublie). Ainsi le chofar aurait la propriété de nous réveiller (Hitorerout décrite par Maïmonide), de nous rassembler, et de nous faire une piqure de rappel : 1. C’est Roch Hachana, 2. C’est le jour du jugement, 3. Il serait temps de se souvenir de qui nous sommes, que nous avons une alliance à respecter, un contrat à honorer, que c’est le jour du jugement et qu’il faut d’urgence s’améliorer (chofar – chaprou maassekhem).

Enfin, un troisième commentaire dit que le terme Yom Zikaron Terouâ indique que RH est le jour où dans la Amidah de moussaf on ajoute plusieurs textes dont l’un est intitulé Zikhronot (si vous regardez votre mahzor pour demain vous verrez qu’il y a trois ajouts suivis de sonneries du chofar : Malkhouyot, Zikhronot et Chofarot.) Vous avez aussi une brève explication de la symbolique de ces trois textes, mais je vais m’attacher ce soir à celui qui occupe la position centrale : il s’agit d’une collection de 10 versets qui comportent la racine « ZKR ». 3 versets de la Torah, 3 des prophètes, 3 des Hagiographes et un dernier de la Torah, tout cela est codifié déjà dans le Talmud traité RH.  

Il y a un texte d’introduction et une bénédiction finale : il semble que les auteurs du mahzor opèrent une synthèse assez sophistiquée entre les deux interprétations précédentes :
1.     La racine du verbe ZKR est conjuguée au temps biblique de l’inaccompli, qui indique une action qui est en train de se dérouler. Ainsi lorsqu’on dit que Dieu se souvient, c’est d’un souvenir continu : il possède la faculté d’avoir en conscience la totalité de la création, et la maintient devant lui.
2.     Le Zikaron est aussi employé au sens de « commémoration » souvenir du premier jour de la création du monde, et de la capacité divine de maintenir en vie (en « existence ») Sa création en décidant du destin de chaque individu, de chaque peuple, de chaque pays.
3.     Le Zikaron divin est mis en regard de l’humain, qui lui possède la faculté d’oubli et donc peut s’éloigner de Dieu par un processus inconscient et involontaire en oubliant simplement Sa présence, en s’éloignant de Sa proximité. En le disant, je réalise à quel point cette théologie est répandue chez les sages du Talmud, lorsqu’ils disent par exemple dans les Pirké Avot : « Tout est entre les mains du ciel, sauf la crainte du ciel », ou encore « Où se situe Dieu dans la création ? Réponse : là où tu veux bien le laisser entrer ».
4.   les versets choisis entre tous ceux qui contiennent le mot « zikaron » font dans leur grande majorité référence à des moments de l’histoire où les hommes ont oublié Dieu (la génération du déluge ou celle de la sortie d’Egypte) alors que Dieu continuait malgré tout à se souvenir de l’alliance contractée avec les humains, non pas encore une fois, au sens humain/anthropomorphique (j’avais oublié, maintenant je me souviens), mais au sens biblique d’une action débutée… avec la création du monde, et qui se terminera à la fin du temps.
5.     Enfin, la bénédiction finale des Chofarot, « zokher haberit » ne doit pas être comprise comme une injonction à Dieu de se souvenir de l’alliance, mais plutôt comme l’affirmation que Dieu reste toujours fidèle, même lorsque les hommes s’éloignent de lui. (jeu de mot avec la racine pqd qui est aussi bien « délivrer », « compter », que se souvenir).

J’arrive à la fin de mon développement pour exposer une idée simple, qui me semble être contenue dans les textes : l’expression « Yom Zikaron » est la réponse à un penchant naturel humain que nous connaissons tous : notre conception du temps est aussi élastique que notre rapport à la transcendance. Au début de l’année, une énergie nouvelle et forte nous submerge et nous sommes capables de prendre de nombreuses résolutions, de nous sentir sincèrement capables d’assumer une certaine proximité avec la tradition. La présence forte et massive aux fêtes de Tichri en atteste : le rapprochement avec la tradition fait partie des aspirations du public, des ambitions personnelles de chacun. Puis inévitablement, on s’en éloigne, pour des motifs tous aussi valables les uns que les autres : le travail, les enfants, la santé, tout cela fait qu’au cours de l’année on « oublie » l’émotion sincère ressentie pendant les fêtes. Ce qui ne remet absolument pas en cause la sincérité des engagements pris avec soi-même à la rentrée.

Les sages auteurs du Talmud et de la liturgie de Roch Hachana sont des humains. Cette affirmation ne vient pas contredire l’origine divine de la révélation, elle veut simplement dire qu’ils connaissent la nature humaine de très près. Et que la dernière chose qu’ils cherchent est d’exacerber un penchant naturel juif à la culpabilité. Ils veulent simplement dire que RH sert dans le cycle de l’année juive, de point de repère. Un point de repère, pas seulement pour le compte du temps ou des années ! Un point de repère pour réaliser que la distance que la vie a mise entre chacun de nous et la transcendance n’est étendue que de notre fait. Car Lui ne bouge pas. Il se souvient. C’est nous qui oublions, périodiquement, inévitablement, régulièrement. Mais cet oubli n’est pas réciproque !

Il y a une preuve « irréfutable » : RH arrive régulièrement tous les ans, à la même date, le même jour à la même heure sans jamais être en retard, sans jamais « oublier » de revenir.

Chers amis, vous connaissez depuis un ou deux ans ma difficulté à souhaiter une année douce comme le miel : je n’ai jamais compris comment on pouvait se souhaiter une année poisseuse, collante et dégoulinante. Je préfère de loin souhaiter de tout mon cœur une année fructueuse et riche en « yemé zikaron » en jours de souvenir, jours de prises de conscience, de points de repères, de proximité avec les autres… et avec soi-même. Une année pleine d’intensité, de vibrations, de courage, de force, de ténacité.

Une année que nous pourrons regarder RH prochain sans rougir, avec la fierté d’avoir utilisé le temps le mieux possible.


Chana Tova !