Vayehi 5773


Chers amis,

La dernière paracha de Berechit, Vayehi, relate la scène très émouvante dans laquelle Yaakov se retire, dit adieu à ses fils et par la même occasion prend congé du lecteur de la Torah. Comme quasiment tous les personnages de la Torah, il convoque toute sa tribu, ses enfants, et leur donne sa bénédiction. Comme le veut cette scène récurrente, une "scène-type" comme j'ai déjà eu l'occasion de la décrire, les bénédictions consistent surtout en un dévoilement de ce qui adviendra dans le futur pour chacun d'eux, ou plutôt pour la tribu qu'ils vont fonder. L'année dernière, j'avais expliqué à quel point la construction de la narration était travaillée, à travers entre autres l'emploi des verbes de perception, pour faire ressortir le contraste entre la scène de la bénédiction des enfants chez Itshak et celle de Yaakov : dans l'une le père est aveugle et il ne comprend rien à ce qui se passe (la supercherie), dans l'autre le père est aussi aveugle mais justement il comprend/voit/perçoit ce qui se passe encore mieux que les assistants qui ont toutes leurs facultés : Efraïm et Menassé.

Cette année je voudrais m'arrêter sur la notion de prophétie. Une idée reçue voudrait qu'il y ait 12 bénédictions, une pour chaque fils. Ne soyez pas surpris demain matin si vous ne voyez pas le compte : il n'y en a à proprement parler que deux, celles d'Efraïm et Ménaché. Les autres ne sont pas des bénédictions mais des prophéties, énoncées dans un style elliptique et poétique :
בראשית פרק מט

(א) וַיִּקְרָא יַעֲקֹב אֶל בָּנָיו וַיֹּאמֶר הֵאָסְפוּ וְאַגִּידָה לָכֶם אֵת אֲשֶׁר יִקְרָא אֶתְכֶם בְּאַחֲרִית הַיָּמִים:
(ב) הִקָּבְצוּ וְשִׁמְעוּ בְּנֵי יַעֲקֹב וְשִׁמְעוּ אֶל יִשְׂרָאֵל אֲבִיכֶם:
"Je vais vous annoncer…"
Comment comprendre ces paroles?

  • J'ai eu une vision du futur, je vais vous la partager (pchat)
  • J'ai décidé ce qu'il allait advenir de chacun de vous, et par ces paroles je le fais exister (je rends mon jugement, notamment pour les trois premiers de mes fils)
  • Tout est d'ores et déjà prévu, et votre comportement passé influencera l'histoire de votre descendance.


Quoi qu'il en soit, chacun des vers exprimés fait référence à un épisode précis dans les livres postérieurs (Juges, Samuel, Rois…)

Pardon de briser un peu la magie et le merveilleux des textes, mais depuis bien longtemps on sait que ce que nous appelons communément "prophéties" au sens restreint, c'est-à dire divination et annonciation du futur, ont en fait été rédigées à une époque tardive et mise dans la bouche de personnages anciens, ce qui n'enlève rien de leur portée (on trouve une "étiologie", c'est-à dire une explication symbolique à un état de fait politique et géographique de la population à un moment donné), mais pose un problème à tous ceux qui considéraient naïvement que la valeur d'une prophétie se trouve dans la fiabilité de ses prévisions, dans son taux de réussite. Pour ceux-là, ce qui fait la véracité, l'authenticité du message de la Torah, c'est que les prophéties annoncées antérieurement se sont réalisées, et donc les autres, celles qui prédisent le retour des exilés et le rétablissement de la royauté à Sion, se réaliseront aussi.

Si j'avais plus de temps pour développer, je dirais que ce que la Torah appelle "prophéties" est un message à caractère politique et/ou éthique/religieux délivré par des prophètes qui étaient des personnages publics reconnus et pour certains ayant une fonction officielle à la cour du roi, lesquels messages n'avaient pas pour but premier d'annoncer l'avenir mais de décrire le présent, ce qui n'était pas au goût de tout le monde et avait déjà à l'époque un caractère subversif.

J'avais envie de parler des prophéties ce soir car la semaine dernière on m'a offert un livre apparemment très populaire : « Le code d'Esther».

Bernard Benyamin est un journaliste connu et reconnu, qui met son image de sérieux et de professionnalisme au service d'une théorie fumeuse déjà connue et répandue depuis des années. La thèse du livre : au moment d'être pendu, un des dix condamnés du procès de Nuremberg crie à l'assistance "aujourd'hui c'est la fête des juifs, c'est Pourim 1946". Qu'a-t-il voulu dire? S'agit-il d'un message codé? La réponse est oui, car dans le texte de la méguila d'Esther à la fin, on énonce les noms des 10 fils d'Aman qui furent pendus après leur père, et dans leur nom il y a des lettres plus petites (comme cela arrive fréquemment dans les textes liturgiques). Si on fait la somme de ces lettres on obtient 5707, soit la date hébraïque qui correspond à 1946. Moralité : les prophéties de la Tora sont vraies, tout est écrit, Dieu existe, repentez-vous car la fin du monde approche.

Ce livre, présenté comme une enquête palpitante digne de Dan Brown est une somme d'âneries plus grosses les unes que les autres, et il est difficile de tout énumérer. Je vais essayer de procéder avec méthode et parler de trois ou quatre choses :

  1. Sur le fond : c'est faux, la somme des lettres donne effectivement 707, mais le grand Vav est utilisé pour 5000. Pourquoi? Pas d'explication : Zohar/cabbale = mystère et écran de fumée.
  2. Suite d'entretiens où les personnages intéressants (Annette Wieworka et Régine Waintrater) côtoient des rabbins fumistes qui font leur pub depuis des années grâce aux codes de la Torah et autres idioties "poudre aux yeux, parmi lesquels le plus célèbre est encore Ron Chaya. Où l'on apprend, entre autres, que les nazis étaient fascinés par les juifs et se sont intéressés à leur culture, leurs langues et leurs textes.
  3. L'éditeur de Mein Kampf s'appelait Max Amann : preuve irréfutable ! mais preuve de quoi? Haman est le personnage au premier plan, à l'origine du projet, pas un obscur conseiller !
  4. 10 criminels nazis pendus à Nuremberg : l'évènement était déjà prévu dans la Méguila. Or s'il y a un texte de la tradition juive qui ne doit pas être rapproché de la Shoah c'est bien celui-là! Car la Méguilah est l'histoire d'une extermination qui n'a jamais eu lieu, et dans laquelle les juifs se sont retournés contre leurs agresseurs !


Le témoignage et le parcours de Bernard Benyamin sont assez touchants : bouleversé par la mort de sa mère, il prend le chemin de la synagogue de son quartier pour la première fois afin de dire Kaddich. Apparemment fragilisé par ce deuil, et par son ignorance du judaïsme, il tombe dans l'escarcelle d'un ou plusieurs "mentors" qui vont lui donner des cours accélérés de judaïsme pour les nuls et le manipuler au service de leur "cause" : annoncer au monde qu'il n'existe pas de hasard et que tout est déjà écrit dans la Torah. Je passe sur la théologie à 2 francs que cela implique et qui n'est pas abordée (si Dieu a tout prévu et tout voulu, alors la Shoah aussi?) pour en venir à ce qui est pour moi la plus grande catastrophe, pire encore que l'utilisation de la Shoah à des fins douteuses : il ressort de ce livre que n'importe quel nazi parano et obsédé par les juifs en savait plus sur le judaïsme, sur ses textes fondateurs et leur symbolique qu'un intellectuel juif français du début du XXIème.

C'est un constat triste et amer mais aussi paradoxalement un message d'espoir puisque tant que des livres aussi pauvres et débiles que celui-ci auront du succès en librairie on aura besoin de rabbins éclairés pour mettre à nu toutes les faiblesses de l'argumentation et la vacuité des tentatives de jouer les pseudo-Nostradamus de pacotille en devinant des évènements déjà passés.

Chabbat chalom

Mikets 5773


Chers amis,

Dans une dracha précédente sur la Genèse je définissais le personnage de Joseph comme un personnage féminin. Je donnais à cela plusieurs raisons:
1.     Il ressemble à sa mère, Rachel, qui était de grande beauté.
2.     Contrairement à ses frères il est le fils qui ne travaille pas dans les champs, il reste à l’intérieur, dans la tente, en compagnie des femmes. Position féminine de la gardienne du foyer.
3.     Il se distingue par un vêtement particulier (koutonet passim) dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il est différent de tous les autres, ceux de ses frères.
4.     Il est victime de violence de la part de ses frères qui le déshabillent.
5.     Il est jeté dans un puits, symbole féminin dans la littérature du Proche-Orient ancien (fertilité, sexualité féminine etc.)
6.     En Egypte il est acheté par un maître et il réussit dans une fonction de gestion de la maison (fonction féminine)
7.     Il est victime de harcèlement sexuel et même d’une tentative de viol de la part de la femme de Putiphar.

Inutile de préciser que lorsque je parle de personnage féminin il n’est question ni de sexe ni de genre, mais d’un rapport au monde particulier qui se caractérise par une certaine douceur, une fragilité, mais aussi un véritable génie pour les fonctions traditionnellement dévolues aux femmes : la gestion du foyer, l’organisation des tâches, l’optimisation des ressources, des recettes et des dépenses. Littéralement, étymologiquement, cette fonction c’est l’économie (mot composé de deux mots grecs qui signifient « loi de la maison » ou « administration du foyer »).

Une dimension qui m'avait échappée et qui m'est apparue à la relecture de la paracha Mikets cette année, c'est que Joseph voit l'histoire comme une succession de cycles. Les rêves de Pharaon, sept vaches ou sept épis de blé, auraient pu être interprétés de mille manières. Lui choisit de donner à ces objets une dimension temporelle : un cycle de sept ans et un autre de sept ans. Ce chiffre sept lié à l'agriculture fait évidemment allusion à la règle de la chemita, l'année sabbatique obligatoire règle que l’on trouve à la fin du Lévitique. Mais la réaction enthousiaste de Pharaon fait penser que Joseph fait plus que trouver la solution d’un problème, une interprétation à un rêve : il apporte à l’Egypte une nouvelle façon de voir et de considérer le temps.

L’Egypte est une superpuissance politique, militaire et économique, qui se croit invincible sur le plan de la production et donc de la croissance économique, puisque ses récoltes ne dépendent pas des pluies mais des crues du fleuve. Même les années sans pluie, l’économie n’est pas en danger tant que le fleuve continue à irriguer les champs qui l’entourent grâce à un astucieux réseau de canaux. Une civilisation aussi confiante dans l’avenir peut légitimement se croire invincible puisque non tributaire des aléas du climat.

A l’inverse le jeune Joseph est issu d’une famille de nomades, qui eux ont beaucoup voyagé et rencontré d’autres cultures, et d’autres façons de pratiquer l’agriculture.

Ce que Joseph annonce à Pharaon, au-delà de l’interprétation d’un rêve qui est l’expression littéraire, narrative de quelque chose de beaucoup plus profond puisque ce qui se joue ici est la rencontre de deux civilisations que tout oppose, ce qu’il annonce donc à Pharaon et qui lui fait l’effet d’une révélation tient en ceci : le monde qui t’entoure fonctionne suivant des cycles, et toi, ne te crois pas au-dessus des lois de la nature. Jusqu’à présent, tu voyais l’histoire comme la succession des évènements qui doivent perpétuer ta suprématie sur le territoire connu. Ton règne, et après toi ta dynastie, n’auront pour seul objectif que d’assurer cette domination qui vous revient de droit, et tout retard ou empêchement ne seront que des accidents, des accros dans ce long règne destiné à durer pour l’éternité. Moi, en tant qu’héritier d’une vieille famille nomade, je viens t’annoncer quelque chose d’extraordinaire : la vie -l’histoire- n’est pas un long fleuve. Elle est au contraire une succession de périodes, de crises, d’époques fastes et d’époques malheureuses, de périodes de croissance économiques et de récessions plus ou moins longues, et tu n’as pas, tu n’auras jamais la maîtrise du temps. Tes dieux sont des animaux qui représentent un des domaines de l’existant (le dieu du soleil, le dieu du fleuve etc.) qui sont tous nécessaires à la vie, mais aucun d’eux, pris séparément, n’a le pouvoir de se passer des autres. Moi je viens de la part d’un Dieu qui maitrise le temps, et qui te fait la grâce de t’annoncer ce que personne de ton entourage n’ose te dire : tu es maître de beaucoup de choses, tu es très puissant et des millions de gens t’obéissent. Mais tu n’auras jamais la maîtrise du temps, et des cycles qui s’écoulent en faisant l’histoire.
קהלת פרק ג
(ד) עת לבכות ועת לשחוק עת ספוד ועת רקוד:
Ecclésiaste 4, 3: “Un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser;”

Maintenant que tu sais cela, tu peux choisir de ne pas l’accepter, de te draper dans l’illusion de ta toute puissance et de ta toute suffisance, et en quelques années tu causeras ta perte et celle de tout ton pays. Ou alors tu choisis de l’accepter et de t’adapter, de ruser, de prévoir. Ce n’est pas très compliqué et c’est un conseil qui par sa simplicité ridiculise tous les conseillers de Pharaon : tant que les récoltes sont bonnes, fait des réserves, des économies, qui te serviront pour les jours maigres, en attendant que les jours fastes reviennent. Car ils reviendront.

Le danger avec le message de Yossef, c’est qu’il peut nous apparaître comme simpliste, évident, et connu de tous, alors qu’il ne l’est pas. S’il l’était, personne ne serait en surendettement, en dépression, ou ne ferait de tentative de suicide à cause du désespoir. S’il l’était, il y aurait peut-être des crises économiques, mais sûrement pas de crise financière.

Le message de Yossef est désespérément vrai, pour Pharaon, mais aussi pour lui : il y a un temps pour tout, des cycles, des périodes : un temps pour être le fils détesté et rejeté par ses frères, et un temps pour faire fortune dans la maison de son maître. Un temps pour pourrir en prison, un temps pour réussir en politique au plus haut niveau. Et au moment du passage de l’histoire familiale/tribale à l’histoire collective, un temps pour être accueilli très chaleureusement en Egypte, et un temps pour qu’un nouveau roi se lève « qui ne connaissait pas Yossef » et que le pays d’accueil se transforme en terre d’asservissement et d’oppression.

Attention ! Dire cela n’est pas adhérer à une conception pessimiste voire nihiliste de l’histoire dans laquelle il n’y aurait qu’un enchaînement de cycles sur lesquels les hommes n’auraient aucune influence ! L’histoire n’est pas un éternel recommencement. Mais l’attitude de l’homme devant l’histoire doit être celle d’un être constamment sur ses gardes et jamais dans l’illusoire confort d’une stabilité éternelle et définitive.

Le psaume que nous lisons à Hanouka est le psaume 30, qui n’a aucun rapport avec Hanouka à part le titre, mais apparemment les sages ont conclu qu’il convenait particulièrement à la période du solstice d’hiver pour assurer et affirmer que l’hiver ne durera pas éternellement :

Psaume.  Cantique de la dédicace du temple; par David.
5 Chantez l’Eternel, vous ses fidèles, rendez grâce à son saint nom;
 6 car sa colère ne dure qu’un instant, mais sa bienveillance est pour la vie; le soir dominent les pleurs, le matin, c’est l’allégresse.
 7 J’avais dit en ma quiétude: "Jamais je ne chancellerai."

Chabbat chalom

Hanouka 5773


Chers amis,

Dans l'actualité de ces dernières semaines, une info faisait état d'un soi-disant "scoop": le Pape aurait annoncé que Jésus ne serait pas né en l'an un mais quelques années plus tôt, notre calendrier actuel serait basé sur les calculs erronés d'un moine du IV° siècle dont je n'ai pas retenu le nom. J'avoue que je n'ai pas très bien compris en quoi consistait le scoop puisque c'est quelque chose qu'on sait depuis des années (peut-être est-ce le fait que cela soit reconnu par le Pape), mais cela m'a fait penser à un autre scoop que j'ai appris pendant mes études de la bouche de séminaristes protestants avec lesquels nous nous initions au dialogue judéo-chrétien : non seulement Jésus n'est pas né en l'an un, mais en plus il n'est pas né à Noël (J'espère ne pas choquer ou décevoir certains, si c'est le cas bouchez-vous les oreilles car je vais bientôt m'attaquer à Hanouka).

En effet, à aucun moment dans les Evangiles n'est précisé la date de naissance de Jésus, le rapprochement s'étant fait bien des années après la rédaction des textes fondateurs, par un mécanisme très bien connu des anthropologues : les pères de l'Eglise voyant qu'ils n'arrivaient pas à faire cesser les célébrations de la fête païenne des "saturnales" car le peuple, même christianisé depuis quelques générations y était trop attaché, choisirent de la "récupérer" en la christianisant, en fixant artificiellement cette date comme étant la date d'apparition de leur sauveur pour lui donner un contenu théologique et symbolique acceptable pour le christianisme. La fête païenne ne fut pas annulée ni interdite mais simplement vidée de son contenu et "habillée" d'une nouvelle manière. Cela je crois que tout le monde le sait depuis longtemps, ce qui n'empêche pas les chrétiens de célébrer encore aujourd'hui à Noël la naissance de Jésus comme on peut fêter un anniversaire sur le plan symbolique.

Ce qui m'importe c'est de dire qu'une fête dans laquelle on allume des lumières à l'approche du solstice d'hiver, au moment le plus froid et le plus sombre de l'année, lorsque les jours sont les plus courts, n'est pas l'invention de telle ou telle culture et que personne ne peut en revendiquer le monopole. Dans toutes les cultures, depuis que l'Homme existe, on tente de se rassurer au plus profond de l'hiver, en allumant des feux, en dansant, en chantant, en mangeant. On attend la fin de l'hiver, le retour du printemps et du soleil, en regardant d'un œil inquiet les réserves de nourriture et en espérant tenir jusque-là. En un certain sens, dire que cette coutume est païenne n'est pas plus correct que de dire qu'elle est chrétienne, juive ou autres : elle est avant tout humaine, et répond à des craintes que chacun de nous a en soi : la peur du noir, de la solitude, de l'abandon, du froid, de la rigueur incontrôlable des éléments etc.

Est-ce que je surprendrai quelqu'un en affirmant que Hanouka est la version juive de cette coutume, et que les juifs ne possèdent pas le brevet d'invention des bougies et des chansons?

Il suffit de se pencher de près sur les sources de cette fête pour comprendre qu'il n'y a quasiment aucun rapport entre la ou les victoires de Macchabées et la légende de la fiole d'huile qui dure 8 jours. Les victoires militaires sont consignées dans des livres qui n'ont volontairement pas été inclus dans le canon biblique par les sages de Yavné au IIème siècle, probablement pour des raisons politiques. Le miracle de la fiole d'huile vient d'un texte tardif du Talmud de Babylone dans le traité Chabbat, probablement pour les mêmes raisons que les chrétiens et Noël : il existe une coutume/célébration à laquelle le peuple est très attaché et qu'on ne pourra pas supprimer, alors autant lui donner un contenu juif. Attention : dire cela c'est certes briser un mythe, une histoire "merveilleuse" à laquelle les enfants sont très attachés, mais ce n'est pas dire qu'il est inutile de célébrer Hanouka, au contraire ! Car le message de la tradition reste toujours moderne et actuel : le combat des "meatim moul rabim", du petit nombre contre les multitudes, le questionnement autour de la part d'identité juive ou occidentale en chacun de nous, la lumière qui éclaire les ténèbres, tout cela ne saurait être remis en cause sous le prétexte que le miracle de l'huile est une pure invention datant de l'époque talmudique.

Mais ce qui me préoccupe aujourd'hui en tant qu'éducateur est d'un autre ordre. En regardant vers les autres traditions et leurs célébrations je vois pointer un danger que vous reconnaîtrez facilement : de la même manière qu'à une époque les célébrations furent vidées de leur contenu originel pour être emplies d'un autre contenu, nous vivons une époque à laquelle elles sont à nouveau vidées… pour rester désespérément vides. Il suffit de voir ce que la société chrétienne a fait de la fête de Noël pour prendre la mesure de ce retour en arrière, non pas au paganisme mais encore bien avant, à un espèce de vide cultuel et culturel dans lequel les "fêtes de fin d'année" perdent toute force évocatrice ou civilisatrice pour devenir une espèce de coquille vide. Une belle coquille, dans laquelle les lumières, les repas de famille et les cadeaux ne sont plus un moyen mais un but en soi, pour masquer, détourner l'attention et faire penser à autre chose au lieu d'exprimer et de répondre à cette crainte ancestrale, animale, ce désespoir qui nous atteint tous au plus profond de l'hiver.

Il est inutile de se voiler la face : les maux qui atteignent notre société postchrétienne nous ont déjà atteints depuis longtemps. Dans la plupart des foyers qui fêtent encore Hanouka on ne le voit plus que comme le "Noël juif".

Poser ce constat c'est dire une banalité que tout le monde reconnait. Le déplorer, c'est ce que font plus ou moins tous les responsables religieux bien qu'ils soient conscients de leur impuissance. Chercher des solutions pour tenter de limiter les dégâts et inverser la tendance, dans un cercle limité et restreint est la seule attitude qui soit un tant soit peu constructive.

Autant le dire tout de suite, ne croyant pas aux miracles en général et à celui de Hanouka en particulier, je ne possède pas de recette magique pour faire en sorte qu'un enfant s'imprègne du sens de la fête et de sa symbolique profonde en allumant des bougies et en avalant un beignet. Mais je sais de façon certaine qu'il est possible d'apprendre des erreurs et des contre-exemples pour développer pragmatiquement une façon de faire… ou de ne pas faire.

Je vais surprendre et peut-être choquer. Même avec les meilleures intentions du monde, on peut faire énormément de mal à un enfant en lui offrant un cadeau. En lui donnant à croire que cela lui est dû, que même s'il ne l'a pas mérité ses désirs doivent être exaucés et respectés à la lettre, en alimentant la compétition avec les autres camarades (celui ou celle qui aura le dernier modèle, le plus grand, le plus cher…) au lieu de lui enseigner la valeur de l'échange et du partage, en lui offrant des moyens de s'isoler et de se couper des autres plutôt que de se sociabiliser, bref, on n'offre pas des cadeaux comme on offre des bonbons ou du chocolat. La minute de bonheur que voyez briller dans les yeux de votre enfant ne doit pas se payer à crédit sur le compte de son éducation, de son équilibre et de son rapport à l'insatisfaction de ses désirs immédiats.

Je ne suis pas en train de vous dire qu'il ne faut pas offrir de cadeaux, mais simplement que, comme chacun des actes de la vie quotidienne dans le judaïsme, chaque cadeau doit être pensé, réfléchi et apprécié avant d'être échangé.

Concrètement, en réfléchissant à l'organisation d'une fête pour les enfants à Maayane Or, je refuse depuis le début que Hanouka se résume à une distribution de cadeaux, car Hanouka n'est pas et n'a jamais été une "fête des enfants" où le seul but serait de leur faire plaisir. J'insiste pour que chaque Hanouka soit placé sous le signe de l'action concrète, de l'échange, de la réflexion sur la façon d'aider et de donner plus que sur la façon de recevoir, car recevoir tous les enfants le savent.

Est-il nécessaire de le rappeler? Hanouka en hébreu signifie "inauguration". Un mot qui évoque une construction, un œuvre, un long travail avant d'arriver à fêter quelque chose. Pour que Hanouka soit réussi, il faut donc le préparer longtemps à l'avance, le construire, le préparer, le réfléchir, la fête en elle-même n'étant que le parachèvement d'un long processus dont le but est de faire de nos enfants non pas des récipients prêts à recevoir toujours plus, mais des petites flammes brûlantes prêtes à éclairer et allumer d'autres flammes à leur tour.

Chabbat chalom et Hanouka sameah

Vayichlah 5773


Chers amis,

Parmi les nombreux sujets de la paracha Vayichlah, la rencontre de Yaakov avec son frère, son combat avec l'ange, le viol de Dina et la destruction de la ville de Shkhem, en cherchant un sujet original à traiter j'ai choisi de parler de quelque chose qui fait l'objet de très peu de commentaires. Non pas la rencontre, mais la non-rencontre de Yaakov avec sa famille.

La dernière fois que Yaakov voit ses parents, c'est à la paracha Toledot, lorsqu'il s'enfuit après avoir volé la bénédiction à son frère, et après avoir reçu une autre bénédiction, "officielle" celle-là, de son père. Pour sa mère, il ne s'agit que d'une fuite temporaire, qui doit durer "yamim ahadim" c’est-à dire quelque temps, le temps que son frère Essav se calme, et accessoirement, pour faire d'une pierre deux coups, qu'il revienne avec une femme qui ne sera pas "une des benot kenaan". Rivka, pour bien s'assurer qu'elle aura des nouvelles de son fils et qu'il rentrera le plus tôt possible, lui dira même "j'enverrai quelqu'un te chercher…"

Et à partir de ce moment-là, plus rien. Le lien est totalement rompu entre Yaakov et sa famille. Il n'a aucune nouvelle d'eux pendant les 20 ans qu'il passe auprès de Laban. C'est la raison pour laquelle il tremble tellement en revenant : il est persuadé que son frère lui en veut comme au premier jour, et est encore prêt à le tuer. Sur ce silence de la famille, la Torah reste muette. S'il n'y avait quelques lignes sur l'enterrement d'Itzhak auquel assistent ses deux fils, on croirait que Yaakov n'a plus jamais revu les siens, à part son frère qu'il craint tellement et dont il s'éloigne dès qu'il peut.

Une des difficultés avec la Torah, est que nous sommes tellement habitués à l'histoire que nous oublions de poser les bonnes questions. Nous connaissons l'histoire de Yaakov, contraint de rester 20 ans en exil, mais pourquoi pendant ces 20 ans n'y a-t-il aucune communication entre lui et sa famille? Evidemment, on peut penser que les deux pays étaient coupés et que les communications étaient beaucoup moins rapides et simples qu'aujourd'hui, c'est un lieu commun. Mais dire que les communications sont impossibles, c'est faux, surtout pour des nomades qui vivent des échanges et du commerce sur la route de la soie. Dans le proche orient ancien on communique par lettres ou par messagers.

Ici il arrive quelque chose d'assez rare : sans commentaire rabbinique, nous sommes livrés à nous-mêmes pour essayer non pas de comprendre, mais au mois de proposer quelques explications plausibles.

  1. Pour Rachi, le mot « ahadim » signifie 7ans, ce qu’il justifie par un verset de la même paracha, lorsque Yaakov travaille pour épouser Rachel : « ces 7 ans furent pour lui comme quelques jours (ahadim) »
  2. Essav ne s'est jamais calmé, donc pas de raison de faire revenir Yaakov. 
  3. Imaginons : il y a rupture. De chaque côté. Triangle (car Essav ne compte pas : 1) il a une raison d'en vouloir à son frère, et 2) il ne quitte pas ses parents.)

Itzhak en veut à Yaakov de lui avoir menti.
Yaakov a honte de ce qu'il a fait à son père, et en veut à sa mère responsable de cette situation.
Mais Rivka? D’après le midrach, elle envoie Deborah, qui accompagne Yaakov, et meurt le même jour qu'elle.
Pour quelle raison Yaakov en arrivant ne rend pas visite à ses parents? C'est carrément une non-visite. Comme si ce non-acte était un acte en lui-même.

Il vient de vivre 20 ans d'exil. Cela rappelle quelqu'un. Joseph, lui aussi 20 ans (environ). La première chose que dit Joseph : "je suis Joseph, est-ce que mon père vit toujours?". Dès qu'il le peut il le fait venir. Yaakov, après 20 ans, ne rend pas visite à ses parents. Les rabbins ont vu dans cette mystérieuse "nourrice Dvorah" une allusion à la mort de Rivka. Mais la vérité est que Rivka disparaît totalement du récit, sans être morte (plus tard Yaakov dira qu'elle est enterrée dans le caveau de Makhpela, mais le texte ne nous dit pas "Rivka est morte tel jour à tel endroit".

De plus, Yaakov s'est enfin décidé à rendre visite à son père à sa mort. Mais le texte ne nous donne pas le récit d'une conversation entre les deux. Peut-être même qu'à son arrivée Itzhak était déjà mort !
C’est une coupure pour un enfant qui ne serait jamais parti sans un évènement déclencheur.

En comparant les deux frères dans leurs descriptions -et en « oubliant » volontairement la façon dont le Midrach les décrit- on voit que l’un est tourné vers l’extérieur et l’autre vers l’intérieur, c’est du moins comme cela que le texte construit l’opposition entre les eux.

Essav est sportif, chasseur, viril.
Yaakov est casanier, dans les jupes de sa mère, il fait la cuisine, c’est-à dire adopte une posture féminine.
Son/ses épreuves chez Laban vont constituer une espèce de « tikkoun », une réparation à but pédagogique sur le principe de l’axiome juridique « midah kenegued midah » : tu ne travaillais pas, maintenant tu vas travailler. Tu étais à l’intérieur, maintenant tu seras à l’extérieur. Tu te croyais rusé et malin, tu vas trouver plus arnaqueur que toi.

Si je devais apporter mon midrach personnel, je dirais que sur la question de la rupture de lien avec ses parents le texte de la Torah en fait porter la responsabilité à Yaakov. Le fait que les fils à Papa et Maman aient besoin, un jour ou l’autre de couper brutalement les ponts avec leurs parents pour vivre leur propre vie et leurs propres expériences, le fait que cette rupture se fasse aussi sous forme d’un éloignement géographique n’est pas en soi répréhensible. Ce qui l’est, c’est de ne pas donner de nouvelles, car les parents ne savent même pas s’il est mort ou vivant. Sur quoi je me base pour dire que la Torah reproche cette faute à Yaakov ? Sur la suite de l’histoire, toujours sur un principe de « midah kenegued midah » : tu ne donnes pas de nouvelles à tes parents pendant 20 ans ? Toi aussi tu auras un fils qui ne donnera pas de nouvelles pendant 20 ans : Joseph.

Aux niveaux symbolique et psychologique, la question soulevée ici par le texte est la question des rapports parents/enfants et de la nécessaire séparation, qui est parfois vécue par l’une des parties, ou par les deux, comme un déchirement traumatisant. En ce sens, les rapports entre Rivka/Itshak et leur fils Yaakov sont du même ordre que ceux d’Abraham avec Itshak (Akeda). Ce thème est aussi suggéré par différents éléments du texte : que ce soit le décès de Sarah auparavant ou la mort de Rachel en donnant naissance à son fils Benjamin, ou l’histoire affreuse de Dina qui lui arrive parce qu’elle est sortie, la séparation parents/enfant est particulièrement travaillée dans ce texte comme dans quasiment tous les contes pour enfants : une séparation difficile mais obligatoire pour éviter des rapports de fusion qui peuvent aller jusqu’à l’inceste, tabou universel et interdit biblique absolu et irréductible.

C’est cela je crois, la force et le génie de la Torah : chacun des récits mythiques et légendaires vient illustrer une Loi qui apparaît plus tardivement dans le texte.

Chabbat chalom