Michpatim

Chers amis,

Après avoir vécu/revécu des évènements aussi fondateurs, fondamentaux, et terriblement émouvants que la sortie d’Egypte, l’ouverture de la mer et le don de la Torah sur le mont Sinaï, le récit narratif de la Torah s’interrompt, une parenthèse s’ouvre contenant une liste de détails assez technique dont on se demande si la place est bien à cet endroit de la Torah.

« Ve-élé hamichpatim acher tassim lifnéhem… »

Que viennent faire les lois concernant les esclaves hébreux, les interdictions de maltraiter ses parents, son prochain, ses serviteurs, la loi dite du talion, les règles concernant les dommages causés par un bœuf ou un puits et la responsabilité civile du propriétaire, au beau milieu d’un texte dont toute la teneur est basée sur l’émotion de la rencontre et de l’alliance entre Dieu et son peuple ?
Apparemment rien. Ce qui fait dire à certains, parmi les tenants d’une analyse froide et « scientifique » du texte biblique, que nous sommes en présence d’une source indépendante, que le rédacteur final a choisi d’insérer ici, au beau milieu d’un passage narratif, pour des raisons qui lui sont propres et que nous ne connaissons pas. Mais une analyse un peu plus fine et attentive de ces halakhot montre que la plupart ont un point commun, qui les lie à la fois entre elles et au contexte :

- la règle très précise concernant les esclaves juifs est amenée avec un cas particulier : "si l'esclave décide de rester parce qu'il dit qu'il aime son maître"
- Celui qui tue un autre homme doit mourir MAIS "s'il n'a pas fait exprès = pas d'intention => refuge.
- si quelqu'un laisse chez un autre un objet en dépôt et que celui-ci le perd ou se le fait voler, la confiance joue entre les deux.
- si un homme séduit une jeune fille et couche avec elle…

Quelques exemples, et il y en aurait d'autres, pour montrer que dans le texte de la Torah très peu de choses sont laissées au hasard et il y a toujours une corrélation directe entre le fond et la forme : si le texte coupe un récit qui a pour objet le sentiment pour y placer des lois, c'est que ce sont des lois particulières dans lesquelles les sentiments ont leur place. La fidélité, l'amour, la confiance, la sincérité, l'intention de l'acte sont introduites immédiatement dans le droit juif (ce sont les premiers commandements de la Torah après les "dix paroles"!), et sont introduites dans le texte de la Torah dans un corpus de lois qui entrecoupe le récit dont le sujet est … l'amour, la fidélité, la confiance, la sincérité, l'intention, bref les sentiments entre Dieu et le peuple d'Israël.

Je résume pour bien me faire comprendre : le récit qui parle de sentiments est interrompu par un code de lois qui lui-même est entrecoupé de sentiments. Une sorte de construction en miroir, comme pour bien nous signifier que l'un et l'autre non seulement ne sont pas antinomiques, mais doivent se compléter mutuellement.

Un exemple :
שמות פרק כג

(ד) כִּי תִפְגַּע שׁוֹר אֹיִבְךָ אוֹ חֲמֹרוֹ תֹּעֶה הָשֵׁב תְּשִׁיבֶנּוּ לוֹ: ס
(ה) כִּי תִרְאֶה חֲמוֹר שֹׂנַאֲךָ רֹבֵץ תַּחַת מַשָּׂאוֹ וְחָדַלְתָּ מֵעֲזֹב לוֹ עָזֹב תַּעֲזֹב עִמּוֹ: ס

"Si tu trouves le bœuf ou l'âne de ton ennemi, égaré, aie soin de le lui ramener. 5 "Si tu vois l'âne de ton ennemi succomber sous sa charge, garde toi de l'abandonner; aide-lui au contraire à le décharger.

Ce verset est assez connu, mais il faut le lire attentivement et éviter le contresens : il ne s’agit pas, comme certains veulent le croire, d’une prise de défense des animaux, le bœuf et l’âne ne sont pas considérés ici pour la douleur qu’ils peuvent ressentir mais comme un objet qui appartient… « à ton ennemi ». Or il ne s’agit pas là d’un ennemi politique, militaire, un peuple avec lequel nous sommes en guerre, il s’agit d’un frère, un juif, comme toi, avec qui tu aurais eu des différends qui se seraient transformés en animosité. « Ton ennemi => celui que tu déteste ». Bizarre ! Comme si la Torah prenait en compte de façon pragmatique une réalité humaine et sociale avant même de nous donner un peu plus tard dans le Lévitique des lois sur l’amour du prochain : Veahavta… « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ou même :
ויקרא פרק יט

(יז) לֹא תִשְׂנָא אֶת אָחִיךָ בִּלְבָבֶךָ הוֹכֵחַ תּוֹכִיחַ אֶת עֲמִיתֶךָ וְלֹא תִשָּׂא עָלָיו חֵטְא:

« Tu ne détesteras pas ton frère dans ton cœur… »

Rétrospectivement, ces jolies expressions pleines de bonnes intentions, que tout le monde cite à tort et à travers, nous paraissent bien naïves ! Or la Torah, avant même le Lévitique, prenant en compte les faiblesses humaines et la complexité des rapports humains, considère comme acquis le fait qu’on n’y arrivera pas, et qu’inévitablement, nous aurons des « ennemis » parmi nos frères, des gens avec qui on s’est disputé, qui nous ont meurtri, vexé, par qui on s’est senti humilié (à tort ou à raison) et avec qui on a décidé de couper les ponts, de faire preuve si ce n’est d’hostilité du moins d’indifférence totale.

C’est ici qu’intervient la Loi, celle qui s’interpose, qui interrompt le cours des sentiments humains, justifiés ou pas, pour servir deux buts principaux :

-          le premier et le plus évident est d’établir un ensemble de règles de base pour assurer un minimum de cohésion sociale dans le groupe
-          le second est une adresse personnelle, individuelle à chacun d’entre nous : si tu ne mets pas des limites claires et précises à ton sentiment d’animosité, si tu n’arrives pas à opposer à ta rancœur la raison froide de la justice et du droit, alors ta haine va te brûler de l’intérieur, et tu perdras ce qui fait de toi un homme, un être humain libre qui se tient debout fièrement et dignement face à Dieu. Si tu laisses ton sentiment de haine t’envahir, tu deviendras immanquablement et automatiquement insensible aux sentiments d’amour, de fidélité, de confiance, de sincérité.

C’est la raison pour laquelle il est indispensable que la Loi interrompe les sentiments, que l’émotion soit remise à sa place par la rigueur du droit et de la justice.
Plus largement, nous avons trop souvent beaucoup de mal à séparer les opinions de la personne qui les émets et de nos sentiments vis-à-vis d’elle. C’est vrai en politique, dans laquelle le cynisme fait qu’une idée n’est pas appréciée ou combattue pour elle-même mais pour son origine : si elle vient de la droite la gauche s’oppose et vice-versa…

C’est le cas aussi dans ce qu’on appelle aujourd’hui la « communication » et qu’on appelait il y a quelque temps encore la « publicité » : comment manipuler les sentiments, le désir, l’envie, pour nous faire acheter des choses dont la raison nous dit que nous n’avons pas besoin, ou que nous ne pouvons pas nous offrir.

C’est aussi vrai dans la vie quotidienne, dans laquelle une opinion émise par quelqu’un qu’on aime, ou de façon séduisante, aura un impact plus favorable que la même opinion émise par un « ennemi » ou quelqu’un avec qui on a un lourd contentieux.

C’est ici que doit intervenir la Loi. Non pas une loi formelle, coercitive, avec police et tribunaux comme on l’entend communément. Mais une règle de vie, de discipline personnelle et individuelle qui rend la vie et le travail en commun possibles en aidant la raison à maîtriser et encadrer les sentiments.

Chabbat chalom.

Yitro

Chers amis,
Ce chabbat à Maayane Or nous recevons tous les enfants du Talmud Torah, avec leurs parents/familles, tous réunis autour d'un évènement nouveau (nouveau pour cette année), un diner chabbatique qui leur est réservé, un évènement créé pour eux et auquel ils ont été directement associés. Pour certains, ce soir est l'occasion de la première visite à la synagogue pour chabbat… cette année. Pour d'autres, ce soir est littéralement la première visite à la synagogue pour un chabbat.
Par le plus grand des hasards, cette semaine, demain, nous raconterons un évènement très, très lointain, dans lequel nos ancêtres, le peuple d'Israël, se trouvaient tous réunis, hommes, femmes, enfants, vieillards, pour la première fois, dans un endroit qu'ils ne connaissaient pas, au pied d'une montagne, pour un évènement dont ils n'avaient aucune idée. On leur avait demandé de se préparer, soigneusement, pendant trois jours, en se lavant, se purifiant, lavant leurs vêtements, mais rien ni personne n'aurait pu les préparer vraiment à ce qu'ils allaient vivre, ce fameux jour, le jour de la révélation, du don de la Torah, de l'alliance de tout le peuple avec le divin.
Personne n'était vraiment préparé, mais on dit que malgré tout Moché l'était plus que les autres. S'il n'était pas préparé à l'évènement en lui-même, on ne lui avait pas communiqué auparavant le déroulement de la cérémonie, il avait néanmoins été préparé à ce qui suivrait : quelques jours auparavant, alors qu'il tentait tant bien que mal de s'acquitter de sa charge, de guider le peuple, physiquement et spirituellement, son beau-père, Yitro, lui avait donné un précieux conseil : "si tu cherches à tout faire tout seul, tu n'y arriveras pas." Jour après jour, du matin au soir, les gens venaient le voir pour des conseils, des conflits, des enseignements, des questions, des jugements aussi (ce qui pose à tous les commentateurs un sérieux problème de chronologie : si Moché jugeait avant le don de la Torah, suivant quelle loi jugeait-il? Certains en ont déduit que le texte n'était pas dans l'ordre chronologique, mais je ne veux pas rentrer dans les détails…) et Moché passait ses journées à écouter les gens et à tenter de résoudre les conflits.
La Torah nous raconte que son beau-père, Yitro, lui a donné le conseil vital de déléguer une partie de sa charge. S'il voulait continuer et avoir une certaine influence sur le peuple, il fallait à tout prix déléguer, s'entourer, choisir des gens intègres, honnêtes et sages pour le remplacer, faire une hiérarchie, un début d'organisation sociale. En un mot, dès ses débuts de dirigeant, sa mission est d'enseigner aux gens… à se passer de lui.
Pour cette raison, il fallait que le passage de Yitro soit avant le don de la Torah et pas après. Car c'était une condition sinéquanonne : pour être celui qui va recevoir la Torah de Dieu lui-même, tu dois être capable de transmettre et de faire transmettre, d'enseigner et d'enseigner à enseigner, car sinon le risque est que tu t'appropries le savoir, que la Torah reste ta propriété privée et qu'elle disparaisse avec toi.
Généralement, les commentateurs se posent la question : comment Moché n’a-t-il pas eu cette idée tout seul, pourquoi a-t-il fallu attendre que Yitro vienne lui souffler une idée aussi simple et de bon sens ? Il semble que les choses soient un peu plus complexes, et qu’il ne s’agit pas de définir qui a eu l’idée en premier : Moché craignait trop, en partageant son pouvoir, de créer une organisation politique semblable à celle de l’Egypte, structurée dans une organisation pyramidale dans laquelle la corruption règne à tous les niveaux. En ne comptant que sur lui-même pour trancher les conflits, il était au moins sûr que cela serait fait de manière équitable et juste. Or le conseil de Yitro est pour lui et pour nous tous une grande leçon de sagesse : si tu fais tout tout seul, cela sera bien fait, certes, mais premièrement tu vas t’épuiser, et deuxièmement lorsque tu ne seras plus là tout va s’effondrer, et ton travail n’aura servi à rien. Au-delà de la satisfaction immédiate du travail bien fait, ton devoir est de penser à l’avenir de ta fonction, et de former des gens aptes à te remplacer. Le travail que cela demande n’est pas moins pénible et difficile : il faut trier et choisir des personnes sur qui on peut compter, les former, les laisser agir, et surtout, intérieurement, personnellement, il faut accepter que ce qu’ils feront, les décisions, initiatives qu’ils prendront ne ressembleront pas forcément aux décisions que toi-même tu aurais pris.
Déléguer, c’est enseigner, mais c’est aussi accepter que l’autre saura s’approprier cet enseignement et en faire un usage qui lui est propre, et aussi qu’il enseignera à d’autres qui en feront de même.
Le but de la révélation du Mont Sinaï telle qu’elle est décrite dans la Torah est que chacun puisse s'identifier à Moché, un dirigeant dont le seul objectif est d'enseigner aux autres à se mettre à sa place, chacun à son niveau, et de transmettre un certain sens des responsabilités dans le but d'acquérir une autonomie dans le rapport à la loi et au divin.
Parallèlement, nous, éducateurs, spécialistes de l'enseignement juif, avons un objectif, le but du Talmud Torah : préparer à ce pour lequel aucune préparation valable n’existe, rien ne sera jamais suffisant : préparer les enfants (et leurs parents) à transmettre la révélation, à transmettre un certain rapport à cette révélation, une identité, alors même que cette identité n’est clairement définie par personne et est sujette à de nombreuses interprétations. Préparer à l’impréparable. Préparer à devenir des juifs.
Pour cela il n’existe aucune méthode, aucune règle fixe écrite ou orale. Pas plus que lorsqu’on devient parent. Il faut savoir faire preuve d’adaptation, d’initiative, de créativité. Etre à l'écoute de chaque enfant pour le guider sur sa voie, être à l'écoute de chaque parent pour l'aider à définir sa volonté de transmettre et l'aider à réaliser cette transmission. Savoir repérer et encourager ceux qui seront les futurs dirigeants, les chefs de dix, de cent, de mille dont parle Yitro.
Mais il y a néanmoins des conditions indispensables pour rendre possible cette transmission : commentaire humoristique sur le "miracle" du don de la Torah : le vrai miracle, ce ne sont pas les nuées, les tonnerres etc. le vrai miracle, un miracle divin, surnaturel, c'est d'avoir pu réunir tous les juifs ensemble, à un moment donné. Quel travail de les mettre tous d'accord!
Un travail ingrat, difficile, de longue haleine, qui demande énormément de patience. Et dont on est jamais sûr de la nature du résultat, ni même si on verra un jour ce résultat.
Le travail de l'éducation.
Par métaphore => parallèle avec le travail agricole.
Tou Bichevat : voir les fruits de nos actions, de nos investissements, de notre travail. Et dans chaque fruit se trouve une graine, un noyau, la possibilité d'un autre arbre.
Une des façons de mesurer l'efficacité de notre travail auprès des enfants et de leurs parents est de réussir à leur faire prendre conscience de l'importance de l'implication communautaire pour transmettre ce petit "miracle" qui est notre bien à tous, une communauté vivante et accueillante. Comme Moché, qui avait commencé à transmettre avant même d'avoir reçu la Torah, je ne peux m'empêcher de me poser des questions avant même d'avoir commencé le diner du Talmud Torah : qui prendra la suite ? Ayant vu le travail extraordinaire des bénévoles, qui prendra sur lui d’organiser le prochain diner chabbatique du TT? Qui va nous aider à proposer des activités aux ados après le TT et la BM? Ce n'est qui si nous apportons des réponses à ces interrogations que se réalisera les mots de Yitro à Moché :
"Si tu adoptes cette conduite, Dieu te donnera ses ordres et tu pourras suffire à l'œuvre; et de son côté, tout ce peuple se rendra tranquillement où il doit se rendre."
Chabbat Chalom

Bechalah

Chers amis,
La quatrième paracha du livre de l’Exode est l’occasion de célébrer un chabbat un peu particulier que nous appelons le Chabbat Chira : chabbat du chant, chabbat du cantique, chabbat durant lequel le texte de la Torah comporte le fameux passage appelé Chirat hayam, le cantique de la mer : « Az yachir moché ouvené Israël … ».
Nommer, concentrer, attirer l’attention sur ce seul texte de la Paracha permet d’occulter les autres passages un peu plus gênants : la fin bien sûr, dans laquelle le peuple ne cesse de se plaindre devant Moché, et de regretter leur servitude, mais surtout le début, dans lequel Pharaon regrette d’avoir laissé partir les hébreux et part à leur poursuite pour finir par se noyer dans la mer.
Nous avons l’habitude de concevoir la sortie d’Egypte comme des modernes, comme des observateurs de la vie politique internationale après l’éveil des nationalismes au 19° et au 20° siècle : un peuple opprimé qui cherche à acquérir son indépendance et à sortir de la coupe d’un peuple oppresseur. Or la vision que cherche à nous faire partager l’auteur de la Bible est beaucoup plus complexe. Un verset de la Paracha précédente nous fait écho de cette ambigüité : « fiancée…
שמות פרק יא

(א) וַיֹּאמֶר יְקֹוָק אֶל מֹשֶׁה עוֹד נֶגַע אֶחָד אָבִיא עַל פַּרְעֹה וְעַל מִצְרַיִם אַחֲרֵי כֵן יְשַׁלַּח אֶתְכֶם מִזֶּה כְּשַׁלְּחוֹ כָּלָה גָּרֵשׁ יְגָרֵשׁ אֶתְכֶם מִזֶּה:


 L’Egypte et Israël ont été passionnément amoureux, à une époque pas si lointaine, et il leur arriva ce qui arrive parfois : leur union a mal tourné, le mari, le mâle, Pharaon, est devenu violent, exigeant, irritable, tandis que la « femme », la  « fiancée » Israël, comme beaucoup de femmes battues ou victimes de violences conjugales, cherche de l’aide tout en n’arrivant pas à se résoudre à divorcer, car elle a encore malgré tout beaucoup de sentiments pour cet homme. Moché joue ici le rôle de la tierce personne qui va convaincre la femme de partir pour son bien et l’homme de laisser partir sa femme. Or les choses vont se passer dramatiquement et Pharaon, en réalisant qu’il a laissé partir le peuple d’Israël, va décider de tenter de le poursuivre pour le ramener « à la maison ». Les commentateurs et philosophes ont beaucoup glosé sur le fait que Dieu a « endurci le cœur de Pharaon » et les conséquences de cette action sur le libre arbitre humain. Mais bien peu ont cherché à sonder quelle pouvait être la nature de ce sentiment. Pur calcul et intérêt économique, stratégique ? Besoin de domination ? Volonté de possession ? Haine irraisonnée ? Jalousie destructrice ? Peut-être même, j’hésite à le dire tant cela pourrait paraître une hérésie à certains, peut-être même y avait-il encore un peu d’amour, et subitement s’est-il rendu compte qu’Israël lui manquait déjà.
De même, quelle était la nature des sentiments du peuple lorsqu’immédiatement après ce qu’il est convenu d’appeler le miracle de la mer, ils se plaignent et se lamentent dès les premières difficultés, allant jusqu’à regretter « les marmites pleines de viandes qu’ils avaient en Egypte » ? Les mécanismes psychologiques qui font revenir les femmes vers leurs maris violents sont extrêmement complexes, autant que ceux qui font que certains otages prennent le parti de leurs kidnappeurs, comme par exemple dans le syndrome de Stockholm… Quoi qu'il en soit, toute la tâche de Moché va être maintenant de « désintoxiquer » Israël, de lui faire perdre ses mécanismes d’addiction qui l’ont rendu « accros » à l’Egypte, et à lui faire contracter un mariage d’amour et de raison avec Dieu, basé sur un engagement mutuel et des bases un peu plus saines. C'est le rôle que joue ce qu'on pourrait appeler "le premier chabbat" célébré par le peuple d'Israël, avant même le don de la Torah, qui n'est donc pas par définition un chabbat qui entre dans le cadre de l'alliance avec Dieu, ni même de la halakha, mais de l'éducation : ils reçoivent une nourriture tombée du ciel, la manne, qui tombe doublement le vendredi et pas du tout le chabbat, pour commencer à les habituer, à leur donner le goût de ce que peut être un chabbat.
Mais pour en revenir au texte central de la paracha, celui qui donne son nom au chabbat, le fameux "cantique de la mer", il s'agit d'un texte à la forme poétique très achevée, une perle, un chef d'œuvre de poésie, qui d'après tous les chercheurs et historiens du texte ne fait pas partie de l'unité littéraire de cet endroit précis : tout indique que le poème existait et faisait partie de la littérature orale depuis une époque bien antérieure à la rédaction de ce texte, et que l'auteur a choisi délibérément de l'utiliser et de le placer à cet endroit précis de la narration.
"Az Yachir Moché ou vené Israël…"
Ce faisant, consciemment ou inconsciemment, il a introduit un nouveau problème théologique : Si Moché et le peuple ont bien chanté "Az"/"Alors, à ce moment là", comment ont-ils fait pour s'accorder immédiatement sur les paroles? Comment ont-ils pu chanter ensemble sans jamais avoir entendu le texte ni répété? Il faut donc qu'ils aient eu une inspiration divine, ce que les Sages nomment "Rouah Haqodech", l'esprit sain se serait emparé d'eux et ils auraient immédiatement "prophétisé" le chant. (Ce qui pose encore d'autres problèmes, à n'en plus finir, puisque le poème glorifie et magnifie Dieu, or comment se fait-il que Dieu se glorifie lui-même…)
Mais sans rentrer dans ces questions d'ordre théologique, ce chant est l'occasion d'un moment de communion exceptionnel, dans lequel tous les participants célèbrent ensemble la défaite de leurs ennemis, un moment, très court ("Le temps d'une chanson" comme dirait Gainsbourg) dans lequel il n'y a pas de désaccord, de conflit, de divergence, de peur, d'angoisse. Toutes les difficultés précédant la libération ont été surmontées, et un avenir radieux s'offre au peuple qui vient de recouvrer son indépendance. En cherchant rapidement dans l'histoire contemporaine on réalise que chaque révolution est accompagnée de chansons, comme s'il fallait donner à l'espoir politique populaire un moyen de s'exprimer qui touche l'ensemble de la population, qui se répande facilement et qui puisse s'apprendre facilement, sans apprentissage, par simple "contagion". La chanson, la mélodie, le chant est un instrument démocratique par excellence, puisqu'elle ne nécessite pas de savoir lire ni écrire, ni de savoir jouer d'un instrument.
Mais le chant a aussi un autre pouvoir : celui de faire oublier, mettre de côté le sens parfois extrêmement dérangeant des paroles. Que ce soit dans Chirat Hayam, que tout le monde considère comme un chant de libération alors que c'est surtout un chant guerrier qui célèbre la victoire et l'anéantissement des ennemis, ou dans d'autres hymnes nationaux, qu'on apprend à respecter et à chanter à l'école sans bien réaliser qu'ils nous enjoignent à verser un sang impur pour abreuver nos sillons, il nous arrive très souvent de nous attacher à une mélodie sans trop prêter attention au texte qui l'accompagne.
Le poème dit du "Cantique de la mer" fait depuis des temps très anciens partie de la liturgie quotidienne (pas seulement du chabbat) de la prière juive. Mais est-ce que nous réalisons tous les matins qu'il a pour sujet l'extermination physique de nos ennemis dans d'atroces souffrances? Ou bien est-ce que nous nous laissons simplement porter pas sa mélodie douce et entraînante?
Plus généralement, dans nos prières en communs, nos offices, n'avons-nous pas tendance à privilégier la forme sur le fond? S'il est évident que l'esthétique, la mélodie, la beauté du chant ont toute leur place dans l'expérience religieuse, et servent même parfois de moyen d'accéder rapidement à la prière pour ceux qui n'ont pas accès aux textes, le problème survient lorsqu'on cherche à rendre les offices avant tout beaux, au détriment de deux autres éléments fondamentaux : le sens des textes et la spontanéité.
Il arrive en effet que pour adapter tel ou tel texte à une certaine mélodie on le découpe irrégulièrement et qu'on lui fasse perdre son sens, alors que sa raison d'être là est surtout ce qu'il nous transmet. Il peut arriver, aussi, que par souci de perfection mélodique on en vienne à ne plus laisser de place à l'expression première de la prière, l'adresse directe et naturelle au divin sans intermédiaire.
On raconte à propos d'Avraham Yéhoshoua Heschel, qu'il était un jour en visite dans une synagogue Conservative au Canada, une communauté immense de plusieurs centaines de membres, dans laquelle les offices de chabbat étaient conçus comme un show "à l'américaine" avec une chorale très bien entrainée et un silence de plomb dans l'assistance car personne ne devait chanter pour ne pas gêner le Hazzan et les choristes. Tout à coup un bébé s'est mis à crier, et ses parents se sont dépêchés de le faire sortir pour ne pas déranger la solennité de l'office. On dit qu'Heschel, lui qui avait été élevé dans une cour hassidique, aurait bondi en hurlant "laissez-le crier, c'est la seule chose naturelle et spontanée que j'aie entendu aujourd'hui!"
Parfois on peut opposer esthétique et naturel.
Chabbat Bechalah => traditionnellement le chabbat des chansons, de l’esthétique musicale. Traditions, chants, mélodies. Mais cette joie manifestée, cet esthétique peine à cacher le fond sonore qui transpire du reste du texte de la paracha : le cri. Quelle est la différence entre un cri et un chant ?
-         le chant est construit, organisé, il lie les humains entre eux, et leur permet un moyen d’accès vers l’émotion, le divin.
-         Le cri est animal, instinctif, désorganisé, il est l’expression d’un sentiment qui ne peut plus être contenu à l’intérieur.
Une expérience religieuse telle qu’elle est souhaitée et décrite dans la Torah doit être composée de ces deux éléments : le construit, fastueux, beau, grandiose, émouvant, et aussi l’animal, le spontané, irréfléchi, cacophonique.
Il arrive même, parfois, souvent par hasard, que quelque part au milieu de tous ces éléments qui constituent notre liturgie, au hasard des vagabondages de nos pensées, de notre regard, on croit entendre ce que le prophète appelle "kol demama daka", "une toute petite voie silencieuse", par laquelle Dieu tente d'entrer en contact avec l'humain.
Chabbat Chalom.

Bo

Chers amis,
J’ai eu le privilège d’étudier à Jérusalem chez un des plus grands sages de notre génération, dont l’œuvre est aussi importante que son érudition, son ouverture et son anticonformisme, je veux parler du rabbin Adin Steinsaltz.
Je m’étais inscrit à un cycle d’étude sur les dix sefirot, de la kabbale pure, un sujet immense et très ardu, et je serais bien en peine de retranscrire fidèlement ses enseignements, car depuis le temps qu’on se connaît vous avez sûrement compris que la kabbale n’était pas mon fort ni ma passion. Ce qui m’a fait la plus grande impression, c’est le début du tout premier cours : nous étions une petite dizaine réunis autour d’une table, hommes, femmes, jeunes, moins jeunes, avec ou sans kippa, et nous attendions en silence que le maître commence à parler. De son côté il se taisait, réfléchissait, se concentrait, comme s’il lui était particulièrement difficile de rassembler dans toute son érudition ce qu’il voulait nous transmettre, de trouver un début, un « petah davar » (ouverture de la parole). Puis il a rompu le silence, de sa petite voix fluette : « Je ne vais pas commencer par le commencement, car de toute façon chez nous les juifs on ne commence jamais par le début. Si l’on regarde toutes les grandes œuvres de notre littérature, à part peut-être Maïmonide, elles commencent toutes par nous plonger au cœur du problème et de la discussion, alors que le vrai commencement se trouve quelque part noyé au cœur du livre. » Puis il a commencé à expliquer un célèbre enseignement de la kabbale Lourianique qui s’appelle « chevirat hakelim » (la brisure des vases), et qui est basé sur le premier mot de la Torah, « Béréchit ». Ceux d’entre nous qui n’avaient pas un minimum de culture rabbinique n’ont pas compris pourquoi il nous disait qu’il ne commencerait pas par le commencement alors qu’il débutait justement par Berechit. C’est qu’il fallait avoir en tête le premier commentaire de Rachi sur le premier verset de la Torah : « [ce n’est pas le début] la Torah aurait dû commencer par le premier commandement, celui qui se trouve dans la paracha Bo : « Ce mois sera pour vous le premier des mois de l’année etc. » or si la Torah a jugé utile de commencer par la création du monde c’est d’après Rachi, pour des questions politiques… mais je ne reviens pas là-dessus. » Ce qui m’intéresse, là où je veux en venir, c’est que comme l’a montré Joanna la semaine dernière le récit littéraire des dix plaies d’Egypte est construit avec un tel art qu’il nous met en alerte, provoque savamment une tension et un suspense progressifs, qui atteignent leur paroxysme après la neuvième plaie… et là, une petite parenthèse, une légère digression, en passant : « à propos, on est arrivé au début de la Torah… ».
Comme si, pris par le développement du récit, on avait failli passer à côté de l’essentiel, la seule chose concrète que l’on retiendra dans la vie quotidienne, la fixation arbitraire du calendrier dans le but de la célébration annuelle de l’évènement… qui ne s’est même pas encore déroulé mais dont on va bientôt tout dire. Comme si, avant même que le récit ne soit terminé, par impatience, l’auteur n’y tient plus et nous décrit les modalités dans lesquelles nous devrons commémorer l’événement fondateur.
Cette formulation, cette façon d’entrecouper le récit, de prendre des libertés avec les règles narratives, de casser la forme pour suspendre le fond afin de produire un nouveau sens nous amène à poser une question :
Pourquoi la première mitsva, le commandement fondateur duquel va découler tous les autres a pour objet le temps et la fixation du calendrier (évidemment pour les exégètes ce ne peut-être un hasard, le premier commandement doit être symboliquement une mitsva qui intègre en elle-même le potentiel de toutes les autres) Or, si c’est le cas on a tendance à être un peu déçu : pour notre vision un peu romantique de la religion nous aurions peut-être préféré que la mitsva fondatrice ait pour objet l’amour du prochain, le respect, la paix, la vie… ou même la relation à Dieu, toutes sortes de valeurs qui nous paraissent être l’essentiel du message biblique, mais au lieu de cela nous avons une règle froide, immuable, technique, rigide par excellence puisque le temps ne supporte aucune adaptation. « Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois… ».
Je suis toujours frappé par cette volonté farouche du judaïsme de privilégier la règle à l’émotion. Ce qui compte, ce n’est pas que vous ressentiez une émotion particulière à la lecture de ce texte, que vous vous sentiez heureux, soulagés, libérés etc. Tout cela est bien, mais ce n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, c’est que vous compreniez que tous les commandements liés au temps, la néoménie (le nouveau mois) ou le chabbat, les pèlerinages annuels ou les prières quotidiennes, tout est à relier à l’évènement de la libération. A partir de maintenant, vous ne considèrerez plus l’écoulement du temps comme une fatalité à laquelle vous êtes soumis, mais comme l’expression de votre libération, de la liberté retrouvée à laquelle vous êtes associés (« Ce mois-ci pour vous… ».
Dans le traité Roch Hachana deux sages s’opposaient sur la question de l’anniversaire de la création du monde, pour Rabbi Eliezer c’était en Tichri alors que pour Rabbi Yéhochoua s’était en Nissan. (Contrairement à un contresens assez fréquent ils ne s’opposent pas sur des questions de calendrier, puisque la Tora elle-même nous indique le premier mois de l’année juive, mais sur la question de la commémoration de la création du monde, et l’opinion approuvée, comme chacun sait, est celle de Rabbi Eliezer puisque nous commémorons la création du monde, la formation de l’univers le premier Tichri, alors qu’officiellement le premier mois du calendrier est Nissan.) Pratiquement, ce calendrier est très difficile à comprendre et à utiliser. Théoriquement, le concept, la volonté affichée est claire, profonde et même un peu humoristique : si vraiment le compte du temps doit être l’occasion d’un nouveau départ, d’une remise des compteurs à zéro, d’une libération morale et spirituelle… alors pourquoi se contenter d’un seul nouvel an ? Pourquoi un seul commencement ? Pourquoi ne pas voir le temps comme une série, une multitude de débuts, de renouvellements (« Hidouch »), qui nous donneraient l’occasion de nous réinventer, de nous régénérer, de dépasser à chaque instant les enfermements que sont les contingences matérielles, les nécessités, la fatigue, l’âge, la maladie, les blessures, pour encore et encore trouver la force de recommencer sa vie depuis le début.
A mon sens, et même si ce n’est pas exactement ce que voulait dire le rabbin Steinsaltz, la Torah commence par un début, Berechit, comme l’année juive commence par Roch Hachana qui est la commémoration conventionnelle de ce début. Mais ce n’est que pour mieux nous faire passer le message que le vrai commencement, le secret du renouvellement éternel auquel nous pouvons choisir d’être directement associé est ailleurs, caché quelque part au milieu du texte, ou au milieu de la vie, là où on s’y attend le moins.
Chabbat chalom.

Vaéra (par Joanna Kubar)

La paracha Vaéra est la deuxième paracha du deuxième livre, nommé Chemot qui signifie en hébreu « les noms » ou le livre de l’Exode dans la traduction et tradition chrétienne.

Nous nous souvenons, la semaine dernière, dans la première paracha du livre, Chemot, Moshé a été chargé par Dieu de la tâche de la libération des hébreux de l’esclavage.
Nous nous souvenons la semaine dernière - où était-ce il y a trois mille ans - au terme d’une négociation dans un époustouflant dialogue avec Dieu, Moshé a accepté ce défi de conduire la sortie d’Egypte, qui est devenue le paradigme de toutes les libérations. Moshé a donc accepté cet utopique pari, en réalité une injonction de Dieu, mais à condition (!) d’agir avec son frère Aaron.

Depuis la Genèse nous avons participé aux histoires des familles dysfonctionnelles et aux fratries antagonistes, hostiles, malveillantes : Isaac et Ismaël, Jacob et Essav, Joseph et ses frères, et même fratricide dans le cas de Caïn et Abel. C’est donc la première fois depuis le début du début que deux frères vont se soutenir, coopérer, s’aider, s’encourager, s’épauler, affronter les mêmes difficultés, concourir à une même visée, à une même vision. Et, ultimement, réussir (l’amour fraternel c’est mon premier très bref « message »).

Dieu rappelle donc à Moshé qu’il est apparu, « Vaéra », à ses ancêtres Abraham, Isaac et Jacob et qu’il avait établi une alliance avec eux. Devant Moshé Dieu fait une divine et céleste promesse:

« Donc, parle ainsi aux enfants d’Israël : je suis l’Éternel ! Je veux vous soustraire aux tribulations de l’Égypte, et vous délivrer de sa servitude ; et je vous affranchirai avec un bras étendu, à l’aide de châtiments terribles.
Je vous adopterai pour peuple, je deviendrai votre Dieu ; et vous reconnaîtrez que moi, l’Éternel, je suis votre Dieu, moi qui vous aurai soustraits aux tribulations de l’Égypte.
Puis, je vous introduirai dans la contrée que j’ai solennellement promise à Abraham, à Isaac et à Jacob ; je vous la donnerai comme possession héréditaire, moi l’Éternel. » (Exode 6 :6-8)

Moïse commence sa nouvelle carrière - carrière dans le sens du métier, de la profession et non dans le sens d’une position sociale, ou d’une clinquante dignité, ou d’un titre ronflant - à l’âge de 80 ans ; son frère aîné Aaron a 83 ans.

Rachi utilise leur âge dans le calcul de la durée de l'esclavage, 400 ans. Ovadia Sforno, rabbin italien médiéval, médecin et philosophe, l'un des nos plus importants commentateurs, dit que leurs âges sont cités intentionnellement pour souligner qu’ils ont entrepris la difficile mission malgré leur âge avancé. Ainsi Moshé et Aaron illustrent l’idée qu’« il n’est jamais trop tard » ; c’est une source d’encouragement et d’inspiration (« il n’est jamais trop tard » est mon deuxième message).

La paracha Vaéra traite des sept premières étapes du processus de très dures tractations entre les émissaires de Dieu et le Pharaon, le processus qui aboutira à la libération ; elle raconte donc les sept premières plaies d’Egypte.

Nous avons l’impression de bien connaître cette histoire car nous la racontons chaque année, non seulement lors de la lecture annuelle de la Torah, comme aujourd’hui, mais aussi lors du Seder de Pessah. Ainsi nous redécouvrirons demain les châtiments qui s’abattent sur l’Egypte : le sang, les grenouilles, la vermine ; les bêtes féroces, la peste, les ulcères ; la grêle, et dans une semaine suivront les sauterelles, les ténèbres et enfin la mort de premiers nés. Nous connaissons l’histoire mais je trouve qu’il est parfois difficile de s’y retrouver, car le récit comporte des répétitions. Du point de vue littéraire la narration est construite de la façon suivante : les premières 9 plaies d’Egypte sont racontées par 3 groupes de 3. Dans chaque groupe, les 2 premières sanctions sont précédées par les avertissements que font explicitement Moshé et Aaron alors que la troisième sanction tombe toujours brusquement, sans annonce. Dans la première plaie de chaque série le Pharaon est informé par Moshé dès le matin quand il sort de la rivière ; dans la deuxième plaie de la série Dieu dit à Moshé d’aller trouver le Pharaon chez lui. Cette architecture littéraire symétrique suggère l’idée que les plaies ne sont pas dues aux désastres naturels pris au hasard mais les actes délibérés de la volonté divine. La dixième plaie, extrême, cruciale, finale, a son caractère propre.

Mais pourquoi donc Dieu qui est tout puissant impose les plaies à l’Egypte au lieu de faire en sorte que les hébreux puissent sortir sans souffrances qui semblent inutiles. Tout le monde, ou presque, se pose cette question, à la première lecture du texte, et au delà.

La réponse standard est que Dieu veut que le Pharaon, l’Egypte, et les nations, le reconnaissent en tant que Dieu unique. Mais, le commentaire « Etz Haim », qui est une publication du mouvement Massorti, ajoute : « ce n’est pas pour faire briller sa réputation. C’est pour démontrer et établir le principe qu’il est inacceptable qu’un être humain réduise un autre être humain à l’esclavage. C’est pour prouver que la liberté c’est la volonté de Dieu et non un bon vouloir ou un choix d’un tyran. »

Nous connaissons le moyen utilisé par Dieu dans cette affaire : quand Moshé et Aaron demandent à Pharaon de laisser sortir le peuple, le Pharaon refuse car Dieu endurcit son cœur. Chaque fois c’est, là, l’explication de chaque nouvelle plaie, c’est la première explication qui s’impose à l’esprit, par l’habitude : le Pharaon se comporte de façon dure à l’égard de ses esclaves car il a le cœur dur (ou endurci par Dieu).

Mais il est possible de voir les choses autrement, on peut même les voir d’une perspective exactement opposée : c’est parce qu’il se comporte de cette façon que son cœur s’endurcit.

Erich Fromm commente : «  Le cœur de Pharaon s’endurcit, car il continue à faire le mal. Il durcit à un point où il ne peut plus changer où le repentir n’est plus possible. Plus il refuse de choisir l’équité, plus son cœur devient dur jusqu’au point où il ne lui reste plus aucune liberté de choix. » Autrement dit, Dieu a structuré le cœur de l'homme de telle manière que par son comportement Pharaon s’empêche lui-même de changer.

Les connaissances actuelles sur le fonctionnement du cerveau humain me permettent de proposer des éclairages supplémentaires sur l’attitude du Pharaon. Voici mes trois hypothèses,

- le Pharaon souffre d’une amnésie antérograde, c’est à dire d’un déficit de la mémoire épisodique. Comme dans les pathologies telles que la maladie d’Alzheimer, ou l’alcoolisme, cette amnésie se manifeste par l’oubli des faits récents. Dans cette hypothèse, chaque refus de Pharaon et donc chaque plaie sont vécus par lui comme un événement nouveau.

- le Pharaon souffre d’un déficit des neurones miroirs. Ces neurones miroirs, découverts en 1990 au département de neurosciences de la faculté de médecine de Parme par l'équipe de Giacomo Rizzolatti sont supposés jouer un rôle dans des capacités cognitives liées à la vie sociale, notamment dans l'apprentissage par imitation, mais aussi dans les processus affectifs, tels que l'empathie. Dans cette hypothèse le Pharaon n’est pas capable de ressentir de la compassion, il ne voit tout simplement pas les autres, il n’est pas capable de comprendre le désir d’autrui.

- le Pharaon, par son tempérament ou par l’éducation, agit principalement par l’habitude, c’est quelqu’un dont les circuits neuronaux depuis l’enfance prennent les voies de l’automatisme. Il refuse par routine, son refus est un réflexe.

Quelle que soit l’interprétation, ou l’éclairage, la question posée par cette histoire est celle du libre arbitre humain, c’est la question de notre responsabilité dans nos actes.

C’est une question philosophique, éthique, à laquelle il n’existe pas de réponse sûre, claire ou incontestable et qu’il est cependant indispensable de se poser jour après jour.

Shabbat Shalom et bonne année 2011.                                    

Joanna Kubar