Bemidbar 5774

Lorsque j’habitais encore en Israël, par une nuit d’insomnie j’étais tombé sur un reportage à la télévision. Une équipe de journalistes israéliens étaient allés visiter un pays d’Afrique de l’Ouest, à l’Est du Kénya : l’Ouganda.

Pour leur parcours, ils prenaient comme feuille de route un document historique : le rapport d’une équipe d’explorateurs envoyés par le congrès sioniste mondial en 1905. Pour ceux qui ne connaitraient pas cet épisode cocasse de l’histoire juive contemporaine, je rappelle brièvement quelques faits : en 1903, Joseph Chamberlain, ministre britannique des colonies, propose à Théodor Herzl un territoire qui fait partie des colonies anglaises, pour que le peuple juif puisse y établir son foyer national, pour répondre aux demandes du mouvement sioniste.
(Une petite précision : les anglais ne pouvaient pas proposer la Palestine, puisqu’elle ne leur appartenait pas encore, elle ne sera conquise sur les Turcs qu’en 1917.)

Ce territoire, du point de vue des anglais, avait plusieurs avantages : il n’était pas ou très peu habité, les terres étaient de bonne qualité et on pouvait y faire de l’agriculture. De plus, les proposer aux juifs leur rendait service car ils cherchaient une population de colons qui ne se révolteraient pas contre eux, (ils étaient englués dans une guerre civile en Afrique du Sud). Cette terre c’est l’Ouganda. Pendant mes études d’histoire, on m’avait expliqué qu’Herzl était enthousiaste à l’idée d’accepter ce territoire pour y établir le futur Etat juif, mais qu’il avait dû renoncer à l’idée à cause de l’opposition des délégués russes au congrès sioniste. En vérifiant ce matin dans quelques sources, j’ai réalisé que c’était beaucoup plus compliqué : apparemment Herzl n’a jamais cru sérieusement en cette solution, mais il a voulu négocier malgré tout pour obtenir un statut diplomatique vis-à-vis des anglais. Après de nombreuses négociations internes il a fini par obtenir l’envoi d’une mission d’observation, bien que la proposition allait être rejetée. De ce que j’ai compris, le projet fut même abandonné avant le départ de la mission, ce qui donne un caractère un peu vain et absurde au travail des trois ou quatre missionnaires qui ont pourtant rédigé un rapport très sérieux…

Il n’empêche que l’épisode a fait grand bruit, et est à l’origine d’un mythe contemporain : l’Etat juif aurait pu être ailleurs que dans l’Israël actuel, et le cours de l’Histoire en aurait été modifié…

Pour en revenir au reportage de la télévision israélienne, je trouvais qu’il avait des qualités (de belles images), mais que le script (le scénario) était basé sur une réflexion naïve et infantile. En gros, le journalise disait « ah, si seulement nous étions venus ici, comme tout aurait été beaucoup plus simple… » Des terres fertiles, pas de désert ni de marais à assécher, une population accueillante et gentille, et surtout… pas de guerre contre les voisins arabes qui cherchent notre destruction.

Je ne sais pas à quel point le journaliste croyait à son histoire, mais le simple fait de l’entendre fantasmer résume assez bien les difficultés de la société israélienne.

Entre nous, je trouvais qu’il manquait un peu d’humour : on imagine mal la réaction des ougandais s’ils voyaient brusquement débarquer quelques millions de juifs chez eux… ni de quoi le pays aurait l’air au bout de quelque temps…

Pourquoi je parle de ça, et où je veux en venir ?

Pour dire qu’avant Staline, on avait déjà proposé l’idée, comme solution au problème de l’antisémitisme, de donner aux juifs un territoire éloigné, quasiment désertique, pour qu’ils s’y retrouvent entre eux, sans gêner personne, et se débrouillent seuls, qu’ils se « régénèrent » (pour employer les mots de l’époque) en travaillant la terre, et qu’ils deviennent enfin un peuple comme les autres.

Ce qui m’a passionné, c’est la teneur des débats au sein des représentants sionistes. Car on pourrait poser la question : après tout, pourquoi pas ? Ces juifs du début du XX° siècle, qui avaient choisi de substituer à la tradition religieuse un militantisme politique, de rejeter la foi et l’espérance ancestrale en la venue du messie pour une action concrète et contemporaine, pourquoi n’ont-ils pas franchit le pas et accepté l’existence d’un foyer national juif viable peu importe le territoire (Afrique, Amérique, Asie…) ?
Le groupe de délégués opposés à la proposition britannique s’est dénommé lui-même « Tsioné tsion » les sionistes de Sion. Dans leurs arguments, on retrouve un mélange de termes religieux appliqués à la nation (vocabulaire typique des nationalismes du XIX° siècle). On retrouve aussi des arguments religieux tournés dans une rhétorique sociologique et historique (« l’an prochain à Jérusalem » devient une espérance « nationale » antique). Mais l’argument qui prévaut le plus est un argument que je qualifierai par un mot anachronique : le « marketing ». (N’oublions pas que les sionistes sont ultra-minoritaires dans les populations juives européennes) Pour « vendre » l’idée sioniste aux masses, il faut un projet fédérateur, qui puisse rassembler sous sa bannière le plus grand nombre de juifs, y compris ceux qui ne sont pas sensibles au discours sioniste pour des questions religieuses.

Proposer au juif de la rue de déménager pour un autre pays lointain, dans lequel il sera peut-être en sécurité quelque temps avant que lui ou ses enfants n’en soient chassés à nouveau, ce n’est pas une nouveauté. C’est simplement continuer l’histoire de l’errance juive depuis environ deux mille ans. Proposer un retour sur la terre des ancêtres, là où le peuple juif a vécu son âge d’or, en tant que peuple travailleur, guerrier, fier et indépendant, c’est une idée valable, qui mérite d’être défendue. Elle le mérite en tant que solution contre les violences dont sont victimes les populations juives en Europe (1903 est la date d’un des pogroms de Kichinev…). L’idée vaut aussi sur le plan intellectuel, en tant que l’expression d’une renaissance juive (et j’emploie le terme dans le sens de mouvement intellectuel : renaissance = redécouverte des classiques de l’Antiquité).

Je reviens sur le terme marketing, car il n’a pour moi rien de péjoratif. Le but est l’adhésion du plus grand nombre au projet. Politiquement, l’Etat juif ne sera une véritable solution que dans la mesure où il sera soutenu par l’ensemble des juifs.

Cette quête de l’unanimité, du rassemblement, c’est ce que je lis en filigrane dans la paracha de cette semaine : Bemidbar, une des parachot les plus ennuyeuses, dans ce livre qui prend en français le nom de « Nombres » à cause des dénombrements : telle tribu contient tant d’hommes, telle autre etc.
Un recensement militaire, qui précède une campagne, celle de la conquête du territoire qui est leur objectif à ce moment de la narration (ils ne savent pas encore que cela va être reculé de 40 ans à cause d’une mission d’exploration qui va mal tourner…).


La longue énumération des noms et des nombres dans la paracha Bemidbar, et l’importance que la Torah leur accorde donne une impression de recentrage du sujet. Tout à coup la conquête de la terre de Canaan n’est plus un but en soi.
 C’est un demi-objectif. 
L’autre objectif, c’est qu’ils y parviennent tous. 
Ensemble et unis. 

Chabbat chalom

Behoukotaï 5774

Je raconte souvent que dans les cours ou les conférences sur le judaïsme auxquelles j’ai souvent assisté on donne à la fin la parole à l’auditoire pour des questions. Parfois, dans de très rares cas, il y a de vraies questions. La plupart du temps on assiste à tout autre chose : dans le meilleur des cas, les questions sont hors sujet ou hors de propos. Parfois il y a des réponses, ou des polémiques un peu ridicules, et surtout il y en a toujours, mais alors toujours (c’est une constante), qui prennent la parole pour dire ce qu’ils pensent sur le sujet, alors même qu’ils n’ont rien écouté ou rien compris, juste pour le plaisir de parler en public et de s’exprimer… lorsqu’on finit par mettre fin à la conférence, on entend souvent des gens murmurer « c’est dommage, j’avais encore quelque chose à dire… »

En lisant la paracha Behoukotaï, on assiste à un phénomène semblable : comme chacun sait, c’est la dernière paracha du Lévitique. Nous avons donc la conclusion de tout ce qui s’est dit jusque-là :
אֵלֶּה הַחֻקִּים וְהַמִּשְׁפָּטִים, וְהַתּוֹרֹת, אֲשֶׁר נָתַן יְהוָה, בֵּינוֹ וּבֵין בְּנֵי יִשְׂרָאֵל--בְּהַר סִינַי, בְּיַד-מֹשֶׁה.
« Telles sont les ordonnances, les institutions et les doctrines que l'Éternel donna entre lui et les enfants d'Israël, au mont Sinaï, par l'intermédiaire de Moïse. »

L’affirmation est une généralité un peu vague, et on se demande ce à quoi fait véritablement allusion le texte : toutes les Houkim et les Michpatim, qui ont été données sur le Mont Sinaï, incluant les dix commandements, la moitié de l’Exode et la totalité du Lévitique ? C’est l’hypothèse maximaliste, retenue par les commentateurs et la plupart des juifs orthodoxes.

Je suis plutôt sensible aux arguments de ceux qui y voient une allusion aux règles exprimées à la fin du Lévitique, à la paracha Behar que nous avons lu la semaine dernière. Parce que les malédictions de Behoukotaï sont des malédictions économiques et politiques, et que les mitsvot de Behar sont les chabbat de la terre (Shmita et Yovel). De plus, un chiffre revient dans les malédictions de Behoukotaï : le sept, ce qui est un procédé littéraire pour évoquer les cycles de sept années et de 49, toujours au sujet de l’occupation de la terre et de l’économie.

Mais quoi qu’il en soit, je répète la phrase de conclusion, qui vient mettre un terme au livre :
אֵלֶּה הַחֻקִּים וְהַמִּשְׁפָּטִים, וְהַתּוֹרֹת, אֲשֶׁר נָתַן יְהוָה, בֵּינוֹ וּבֵין בְּנֵי יִשְׂרָאֵל--בְּהַר סִינַי, בְּיַד-מֹשֶׁה.

Sauf que juste après le point final il y a encore quelque chose à dire, comme si on avait oublié des précisions. Et le texte reprend, pour nous donner encore un certain nombre d’informations, avant de conclure à nouveau :
אֵלֶּה הַמִּצְו‍ֹת, אֲשֶׁר צִוָּה יְהוָה אֶת-מֹשֶׁה--אֶל-בְּנֵי יִשְׂרָאֵל: בְּהַר, סִינָי.

Tout cela à l’air d’une blague juive, c’est pourtant le texte de la Torah, il suffit de regarder d’un œil objectif le 27ème chapitre du Lévitique pour réaliser qu’il s’agit d’une pièce rapportée, placée arbitrairement à cet endroit alors que sa place est sûrement ailleurs dans le Lévitique.

Dans le Lévitique, car on y parle des prêtres, de leurs évaluations, des sommes à reverser au Temple, et de la dîme qui leur est destinée.

Mais la première loi du chapitre 27 est assez bizarre et choquante :
« Si quelqu'un promet expressément, par un vœu, la valeur estimative d'une personne à l'Éternel, appliquée à un homme de l'âge de vingt à soixante ans, cette valeur sera de cinquante sicles d'argent, au poids du sanctuaire; 4 et s'il s'agit d'une femme, le taux sera de trente sicles. Depuis l'âge de cinq ans jusqu'à l'âge de vingt ans, le taux sera, pour le sexe masculin, de vingt sicles; pour le sexe féminin, de dix sicles. 6 Depuis l'âge d'un mois jusqu'à l'âge de cinq ans, le taux d'un garçon sera de cinq sicles d'argent, et celui d'une fille, de trois sicles d'argent. 7 Depuis l'âge de soixante ans et au-delà, si c'est un homme, le taux sera de quinze sicles et pour une femme il sera de dix sicles. »

Pardonnez-moi, ce que je trouve choquant n’est pas la différence de prix entre un homme et une femme, car la Torah nous a déjà habitué à cela. Ce qui m’étonne, c’est la façon dont la Torah présente avec un naturel déconcertant la valeur marchande des êtres humains.

Sans trop réfléchir, d’une réaction instinctive et épidermique, on se dit qu’il y a ici une contradiction avec les enseignements de la Genèse et le Talmud (traité Sanhedrin), suivant lesquels la vie d’un être humain est unique et irremplaçable (« qui tue un homme, tue un univers »). La façon qu’a le Lévitique de quantifier, mesurer et définir ce qui doit être apporté au Temple, que l’on comprend lorsqu’il s’agit de récoltes ou d’animaux, nous semble ici déraper et prendre une tournure absurde et dangereuse.

Et pourtant. En y réfléchissant, et en regardant évidemment les modalités d’application de ces lois, on se dit qu’il y a ici une leçon de civisme et d’économie.

Pour le civisme : le message est un message d’égalité. Un homme vaut tant. Tous les hommes valent la même chose, qu’ils soient riches… ou pauvres. En émettant un vœu, celui d’offrir au Temple sa valeur ou celle de son enfant s’il réchappe d’un danger auquel il est confronté, on imagine l’individu découvrir sa valeur avec un étonnement proportionnel à son niveau de vie. Soit « j’ai des possessions et des richesses, et je ne vaux véritablement que ça ?! » ou alors « je ne possède même plus mon vêtement, et je vaudrais autant ?! ». Dans l’argot des hommes d’affaires, on entend souvent dire à propos du salaire qu’ils estiment devoir leur revenir : « à mon âge, avec ma carrière et mes capacités je vaux tant… » sous-entendu je vaux plus qu’avant et moins que plus tard, mais surtout j’estime ma valeur par rapport au salaire qu’on me donne. Dans des reportages économiques on entend aussi des journalistes dire qu’untel « pèse » tant de millions de dollars. A cela la Torah répond qu’il ne « pèse » pas plus qu’un autre du même âge…

Sur le plan économique, la leçon est quasiment la même, vue sous un autre angle : la valeur d’un être humain ne se mesure pas à ce qu’il peut rapporter, à sa force de travail, à ses possessions ou à son salaire. Tous ces éléments ne sont que des contingences. L’être humain ne se réduit pas à une question économique, sa dignité n’est pas négociable, et elle ne change pas au gré des fluctuations de la bourse.

Les malédictions terribles contenues dans Behoukotaï s’adressent à ceux qui oublieraient ces valeurs simples et fondamentales : sécheresse, famine, guerre et dispersion aurait lieu. Ont eu lieu si l’on en croit les descriptions du prophète Jérémie, que nous lisons en Haftara. Mais nous lisons aussi dans son texte des messages d’espoir :

« Béni soit l'homme qui Se confie en l'Eternel, et dont l'Eternel est l'espoir! 8 II sera tel qu'un arbre planté au bord de l'eau et qui étend ses racines près d'une rivière: vienne la saison chaude, il ne s'en aperçoit pas, et son feuillage reste vert: une année de sécheresse, il ne s'en inquiète point, il ne cessera pas de porter des fruits. ». 

Chabbat chalom

Behar 5774

La paracha Behar est passionnante au niveau des règles économiques qu’elle établit, qui sont probablement fantasmée car rien ne prouve qu’elles ont un jour été respectée. Nous avons eu l’occasion il y a deux ou trois ans de parler des règles de l’année sabbatique et du jubilé, et de la façon dont ces lois pourraient inspirer une ou des solutions à la crise économique actuelle.

Mais ce chabbat, ce n’est pas de la paracha que j’ai envie de parler. Chaque chabbat, dans cette période entre Pessah et Chavouôt, est placé sous le signe d’un chapitre des Pirké Avot. J’ai déjà eu l’occasion de dire à quel point ces aphorismes venus des sages des premiers siècles de l’ère chrétienne me sont chers, et l’importance que j’accorde à l’étude et la méditation de ces textes.

Dans les premiers chapitres, la majorité de ces aphorismes sont des perles de sagesses livrées telles quelles de façon un peu anarchique, sans thématique organisée autre que l’ordre chronologique des sages qui les cite. Dans les chapitres de la fin il y a plus de structures, autour de chiffres typologiques.
Evidemment, certains conseils nous font sourire ou grincer des dents, puisqu’issus d’un contexte assez misogyne, ou d’une situation politique de soumission aux Romains, ou d’un milieu rabbinique dans lequel l’étude prend une part prépondérante dans la vie de chacun jusqu’à en devenir un comportement quasi-obsessionnel.

Ce qui me touche particulièrement dans les enseignements des Pirké Avot c’est que les conseils sont de plusieurs ordres : certains sont universels et s’adressent à tous et à toutes, d’autres s’adressent particulièrement aux rabbins chargés de juger des cas de conflits, de se mettre en position d’arbitres ou de leaders spirituels.

Il y a trois semaines, dans le premier chapitre nous avons lu :
משנה מסכת אבות פרק א
משנה ח
[ח] יהודה בן טבאי ושמעון בן שטח קבלו מהם יהודה בן טבאי אומר אל תעש עצמך כעורכי הדיינין וכשיהיו בעלי דינים עומדים לפניך יהיו בעיניך כרשעים וכשנפטרים מלפניך יהיו בעיניך כזכאין כשקבלו עליהם את הדין:
« Ne te fais pas à la fois juge et partie… »

Dans la suite, un autre dit : « Interroge longuement les témoins, et pèse prudemment tes propos, afin qu’ils n’en déduisent pas comment falsifier la vérité ».

Sans aucun doute, ces règles/conseils de comportement moral lors d’une procédure judiciaire sont destinées originellement à des juges. Or le simple fait de se retrouver dans les Pirké Avot, au milieu d’autres conseils qui n’ont rien à voir avec la justice leur donne une autre dimension. Une dimension beaucoup plus large et je dirais même, dans une certaine mesure, prophétique.

Dans une société dans laquelle les informations se transmettent à la vitesse de la lumière, et dans laquelle le désir de transparence vire parfois au voyeurisme le plus obscène, tout le monde a le loisir de se mettre en position de juge, et de commenter, s’exprimer, condamner nommément telle ou telle personne.
Grâce aux réseaux sociaux, tout un chacun peut diffuser sa propre appréciation de faits ou actes qu’on ne connait que partiellement, qui sont rapportés de sources peu fiables ou ayant elles-mêmes des intérêts à manipuler l’opinion publique.

En bref, là où je veux en venir, c’est que les conseils qui étaient au départ destinés à des juges sont aujourd’hui valables pour tous et toutes. La prudence, l’investigation, la vérification des sources, doivent être un préalable avant toute décision, même les plus anodines, comme ouvrir sa bouche pour parler, ou tapoter sur son clavier d’ordinateur pour laisser un commentaire qui va être lu potentiellement par des centaines de personnes.

Je pense que vous voyez où je veux en venir. Cette semaine les esprits des juifs de France sont en ébullitions, à cause d’un scandale au Consistoire de Paris concernant une affaire de divorce. La famille d’une jeune femme se plaint d’avoir dû payer 90 000€ à l’ex-mari pour qu’il accepte de donner le guet à son ex-épouse. On accuse les rabbins du Consistoire, parmi les plus haut placés, d’avoir pris part à cette négociation et de l’avoir cautionné.

Cette histoire m’intéresse vivement à plus d’un titre : en tant que juif français, en tant qu’homme, et évidemment en tant que rabbin.

En tant que juif français, ce que l’on apprend sur la manière dont les tribunaux civils punissent par une astreinte les hommes qui refusent de donner le guet à leur ex-épouse après le divorce civil est passionnant. La manière dont le système judiciaire d’un pays laïque intervient dans les affaires religieuses quand on établit une véritable volonté de nuire est très instructive et doit être connue du plus grand nombre.

En tant qu’homme, chaque fois qu’on est confronté à une histoire de ce genre on note la dissymétrie entre homme et femme dans les relations familiales, dissymétrie dans la loi juive qui ne fait qu’acter et formuler un principe donné de la création : hommes et femmes sont par nature inégaux, leurs fonctions et leurs rôles sont différents, et c’est aux sociétés humaines qu’il appartient de corriger cette inégalité/ce déséquilibre au mieux sans jamais gommer les différences.

Enfin en tant que rabbin, mais un rabbin qui a fait ses études à l’étranger, je regarde d’un œil amusé la façon dont le judaïsme français prend lentement conscience du retard qu’il a sur la question du divorce juif par rapport à d’autres pays qui ont depuis longtemps adopté des solutions efficaces sur le plan civil comme sur le plan religieux. Ces solutions sont en vigueur dans le mouvement massorti en France, et j’ouvre une parenthèse pour dire que lorsque je célèbre un mariage je fais systématiquement signer un accord pré-marital qui fait en sorte de désamorcer le problème avant même qu’il ait lieu.

Jusqu’à cet après-midi, je pense avoir écouté toutes les émissions de radios, lu tous les articles qui traitent du sujet, et un grand nombre de commentaires sur Facebook.

Et pourtant je ne sais presque rien du fond de l’affaire, et heureusement. Car ce que je sais est déjà trop. La frontière est tellement fine et ténue entre l’information légitime sur des pratiques dans une institution communautaire qui est le bien de tous les juifs de France, et l’intimité d’un couple qui se déchire, que personne n’a à observer.

Je n’en dirai donc rien, en ayant en tête c’est enseignement des Pirké Avot dans la suite du premier chapitre. Un enseignement destiné à l’origine aux sages, mais qui peut aujourd’hui s’appliquer à chacun d’entre nous :
משנה מסכת אבות פרק א
משנה יא
[יא] אבטליון אומר חכמים הזהרו בדבריכם שמא תחובו חובת גלות ותגלו למקום מים הרעים וישתו התלמידים הבאים אחריכם וימותו ונמצא שם שמים מתחלל:
Ou encore :
משנה מסכת אבות פרק א
משנה יז
[טז] שמעון בנו אומר כל ימי גדלתי בין החכמים ולא מצאתי לגוף טוב אלא שתיקה ולא המדרש הוא העיקר אלא המעשה וכל המרבה דברים מביא חטא:
« Toute ma vie … »


Chabbat chalom

Emor 5774

Le Talmud dans le traité Taanit raconte une histoire assez cocasse pour illustrer un proverbe populaire qui avait court à l’époque :

« « Mieux vaut être toujours souple comme un roseau plutôt que rigide comme un cèdre. »

Un jour Rabbi Ele’azar fils de Rabbi Chim’on revenait de chez son maître à Migdal Gadour, il chevauchait son âne et se promenait sur la rive d’un fleuve. Il était très joyeux, et très fier de lui, car il avait beaucoup étudié la Torah. Vint à sa rencontre un homme qui était particulièrement laid.

-         Chalom maître !

Il ne lui rendit pas son salut.

-         Rika ! [espèce d’homme vide, de bon à rien] Qu’est-ce que tu es laid ! Est-ce que tous les gens de ta ville sont aussi laids que toi ?!

-         Je ne sais pas. Mais va demander à l’artisan qui m’a créé et dis-lui « qu’elle est laide l’œuvre que tu as faite ! »

En comprenant qu’il avait fauté, Rabbi Eleazar descendit de son âne et se prosterna devant lui, en lui disant :

-         Je t’ai blessé, pardonne-moi !

-         Je te pardonnerai quand tu auras été voir l’artisan qui m’a créé et que tu lui auras dit « qu’elle est laide l’œuvre que tu as faite ! »

[Rabbi Eleazar] le suivit, en marchant derrière lui, jusqu’à ce qu’ils arrivent à la ville. Les habitants sortirent à sa rencontre [en disant] :

-         Chalom à toi, maître, maître !

[L’homme leur dit :]

-         Qui appelez-vous maître ?

-         Celui qui te précède

-         Si celui-là est un maître, pourvu qu’il n’y en ait pas d’autres comme lui dans le peuple juif !

-         Pour quelle raison ?

-         Il m’a fait ça et ça…

-         Malgré cela pardonne-lui, parce que c’est un grand de la Torah.

-         Pour vous je lui pardonne. A condition qu’il ne recommence plus.

Rabbi Eleazar rentra [dans la maison d’étude] et commença à enseigner : « Mieux vaut être toujours souple comme un roseau plutôt que rigide comme un cèdre. » »

La paracha Emor commence par des règles concernant les prêtres. A défaut d’être totalement compréhensibles, certaines nous sommes connues et nous les trouvons a posteriori évidentes :
Un Cohen ne doit pas se rendre au cimetière sauf pour un parent proche. Il ne doit pas épouser une femme divorcée ou une prostituée. Ces règles sont encore plus strictes pour le grand-prêtre. Un prêtre, ou toute personne qui apporte un sacrifice au Temple, doit observer des règles de pureté, et se préserver du contact avec la mort, ou se purifier avant d’aller au Temple.

Mais on arrive à un passage qui pose problème, et qui est même révoltant : les hommes de la famille des prêtres, les Cohanim, qui possèdent une infirmité, quelle qu’elle soit (aveugle, boiteux, estropié, bossu, nain ou tout autre défaut physique) et quelle qu’en soit l’origine (de naissance, ou par accident) sont interdits du service divin, et ne doivent pas s’approcher du sanctuaire et offrir des sacrifices.

On pourrait tenter de désamorcer la difficulté du texte pour nos esprits modernes en disant qu’ils sont simplement dispensés en raison de leurs difficultés physiques à servir pour les tâches dures et pénibles qu’impose le culte juif : les sacrifices, la station debout pied nus par tous les temps etc. Mais ce ne serait pas honnête intellectuellement : les handicapés physiques ne sont pas dispensés, ils sont interdits de culte. Dieu ne veut pas les voir ! D’après ce texte du Lévitique, Il ne veut voir devant lui, à Son service, que des êtres humains complets et parfaits physiquement, sans aucun défaut extérieur, de même que les animaux qui doivent être sacrifiés pour lui doivent être sans défaut.

Qu’est-ce que ce Dieu qui refuse de voir des êtres résultants du produit de Sa propre création ? Peut-on imaginer une mesure plus arbitraire que celle d’écarter définitivement toute personne qui n’a rien fait à part être né avec un défaut dont elle n’est pas responsable ? qu’en est-il des personnes dont l’aspect physique extérieur est entièrement conforme, qui respectent scrupuleusement les règles de pureté et d’impureté, et qui intérieurement sont de vraies crapules insensibles et dépourvues de toute qualité morale ?

Ceux qui cherchent une réponse à ces interrogations chez les commentateurs classiques sont assez déçus : comme souvent lorsqu’il s’agit de commandements classés dans les Houkim, ces commandements entre l’Homme et Dieu qui n’ont pas de raison logique, les sages ne réfléchissent pas sur la justification de la loi, mais plutôt sur le côté pratique de son application. Probablement parce qu’à leur époque, cela les choquait beaucoup moins que nous. Il se peut aussi qu’ils se sentent déjà tellement éloignés de l’époque du Temple que toutes ces lois étaient devenues pour eux complètement théoriques et ne devaient pas les préoccuper plus que nécessaire.

Il reste que c’est une loi arbitraire et injuste.

D’un côté, une masse de citoyens qui ne peuvent accéder à la sainteté que par des intermédiaires. De l’autre, une caste de prêtres qui se consacrent entièrement à leur sacerdoce exigeant, qui appliquent des règles strictes en rejetant tout être parmi eux qui n’est pas conforme à la fonction (« apte au service ») dirions-nous, et qui renvoient l’image d’un Dieu qui recherche la perfection par la sélection et l’élimination de tout ce qui n’est pas conforme extérieurement à l’image que doit avoir un être humain « standard ».

Je disais que les commentateurs classiques, les médiévaux, étaient moins choqués que nous. Ce qui peut se comprendre, car ils vivaient dans une société féodale aux règles dures et strictes. C’est la raison pour laquelle j’ai affirmé que cette loi était arbitraire et injuste, mais je n’ai pas dit « immorale » car la morale est quelque chose qui évolue régulièrement avec les sociétés.

En revanche, les sages plus anciens, les auteurs de la Michna et du Talmud, eux étaient profondément indignés par ces lois. Leur façon de les critiquer ne pouvait évidemment consister à critiquer le texte de front, puisque l’auteur en est Dieu Lui-même, mais ils trouvèrent différents moyens de polémiquer en faisant passer des messages subtils et à peine voilés.

Le texte que je vous ai lu au début en est un exemple. Le sage mis en scène est illustre, il en est très fier et très orgueilleux. Il éprouve de la joie à la contemplation de la nature, qu’il trouve parfaite. Il est profondément dérangé par l’apparition de cet homme qui trouble l’harmonie du monde par la laideur de ses traits. La nature étant, d’après Rabbi Eleazar, parfaite, puisqu’elle est la création de Dieu, il ne devrait pas y avoir de créatures aussi… imparfaites. Or cet homme existe. Il y a ici un paradoxe à résoudre, une énigme, une équation de logique. Rabbi Eleazar malgré toutes ses années d’étude choisit instinctivement la pire des solutions : si cet homme est aussi laid, c’est donc qu’il l’a mérité. Il doit être aussi affreux à l’intérieur qu’à l’extérieur, et son aspect physique est le signe de la déchéance de son côté spirituel. Il s’adresse donc à lui comme à un être de la pire espèce, un infirme physique doublé d’un infirme mental. 

Lorsqu’il comprend que l’homme auquel il s’adresse est aussi intelligent et fin que lui, qu’il souffre de son aspect physique mais reconnait le même créateur que lui, il tombe… de son âne. Cette chute, si le texte prend la peine de la décrire, correspond à la chute du monde de l’idéal, de l’intellect, des livres, et à la confrontation avec la réalité de la création, dans toute sa diversité, devant des choses qui ne sont pas prévues et devant lesquelles il n’y a pas de réponse.

De droit, sûr et rigide comme un cèdre, Rabbi Eleazar en sortant de la maison d’étude et en reprenant contact avec la réalité devient souple comme un roseau, qui se plie suivant la direction du vent.

On voit donc très clairement que dans la littérature juive ancienne deux conceptions s’opposent : d’un côté la Torah, et plus précisément le livre du Lévitique, pour qui ceux qui s’approchent de Dieu doivent être non seulement purs mais en plus « parfaits ». De l’autre côté le Talmud, qui donne une voix au chapitre à tous les « imparfaits », et réduit au silence tous les donneurs de leçons sur la perfection de l’univers même -et surtout- quand ils sont issus des rangs des sages de la Torah.

Au début de ma réflexion, encore sous le coup de mes souvenirs des cours d’histoire, je pensais simplement décrire un des nombreux aspects de la polémique entre Sadducéens et Pharisiens. Les premiers étant les héritiers de la caste des prêtres, et les seconds des révolutionnaires exigeant l’accès au religieux pour tous les instruits indépendamment de la naissance. Le clergé contre le Tiers-Etat.

Mais en y réfléchissant bien, je trouve que cette petite histoire du Talmud est tellement subversive qu’elle est dirigée contre à peu près tous ceux qui croient, ou qui ont cru un jour détenir la clef ultime de la compréhension du monde. On fait surgir un personnage exclu, rejeté, à la limite même de l’humanité pour faire la lumière sur l’étrangeté de ceux qui se croient normaux, confortablement établis dans l’illusion de leurs connaissances et de leurs idées sur le monde qui les entoure. Le Talmud enseigne simplement « ne te prend pas pour un cèdre, mais imite plutôt le roseau… »


Chabbat chalom

Chabbat Hagadol 5774

Nous sommes arrivés au Chabbat Hagadol, le chabbat qui précède Pessah.

Mercredi dernier au Talmud Torah, un élève m’a demandé « mais pourquoi est-ce qu’on refait Pessah chaque année ? Il suffit de le faire une fois et on a compris, après c’est terminé… »

Je crois qu’il venait de réaliser un des principes fondamentaux du judaïsme. Il y a une différence entre comprendre intellectuellement et revivre un événement chaque année. Ce n’est pas la même zone du cerveau qui est stimulée. D’une part, à l’école, on travaille sur l’intellect et les facultés cognitives. D’autre part, à la table familiale et à la synagogue, on travaille sur l’inscription de chacun dans la mémoire collective.

Le fait de s’en étonner et de le réaliser ne signifie pas accepter. Cet élève est inscrit au TT depuis de nombreuses années, et il a beaucoup de mal à se motiver car il trouve qu’on étudie les mêmes fêtes chaque année… il n’a pas tort, comme souvent avec les enfants, son opposition est juste et fondée. C’est à nous les enseignants que revient la tâche de raconter la même chose chaque année un peu différemment, de les faire vibrer, de les faire réfléchir chaque fois sur une autre chose, de leur faire ressentir l’importance de ce rituel pour la cohésion du groupe et du peuple juif…

Ce travail, c’est celui des enseignants, des « professionnels » du judaïsme. C’est aussi celui de chaque parent autour de la table du seder, puisque la Haggada de Pessah n’est pas une « prière » qui doit être récitée mécaniquement de bout en bout, mais une suggestion de conversation entre les générations pour transmettre une expérience au travers des 5 sens, et notamment du goût et de l’ouïe.

Cette petite introduction pour vous dire que je n’ai pas mauvaise conscience de vous répéter une année de plus en quoi consiste le chabbat Hagadol. Ce n’est pas par paresse, mais parce que c’est mon devoir de répéter chaque année, et de le faire chaque fois un peu différemment.

D’où vient ce nom « hagadol », et depuis quand est-ce qu’on nomme ce chabbat de cette façon ? Comme pour toutes les traditions anciennes dont l’origine s’est perdue avec le temps, il y a plusieurs explications…
  1. Mahloqet entre pharisiens et sadducéens adversaires de la loi orale : le chabbat à partir duquel il faut commencer à compter le Omer n’est pas le premier chabbat de Pessah (chabbat Béréchit) mais le premier jour de Yom Tov, c’est pourquoi le chabbat d’avant Yom Tov serait appelé « chabbat hagadol » ( !?)
  2. La haftara se termine par un verset populaire décrivant la venue du prophète Elie, dans lequel il y a le mot « gadol » :

מלאכי פרק ג
(כג) הנה אנכי שלח לכם את אליה הנביא לפני בוא יום יקוק הגדול והנורא:
3. Dans les communautés d’Europe orientale, ce chabbat était un des rares chabbatot dans lesquels le rabbin faisait une dracha ( !) (que faisait-il le reste du temps ?) => le chabbat du Gadol de la communauté. Pour y avoir assisté plusieurs fois en Israël, je dois dire qu’en général ce sont des drachot assez décevantes puisqu’elles ont pour objet les halakhot de Pessah, la manière de nettoyer, de cachériser etc. Sujets passionnants mais techniques et qui à mon avis ne conviennent pas à une dracha de chabbat.
4. Enfin, et surtout, un midrach assez connu relate que l’année de la sortie d’Egypte, dans l’Exode, roch Hodech Nissan était un jeudi, donc le 10 Nissan était un chabbat, et c’est ce même jour que les hébreux reçurent une des premières mitsvot : choisir un agneau qui sera abattu dans la nuit du 14, pour mettre de son sang sur les portes etc. Or, bien que le mouton/le bélier soit un animal sacré en Egypte, les égyptiens n’ont pas empêché les hébreux de les sacrifier, et cela en soi fut considéré comme un miracle, un des premiers signes « ot ».

Ce qui permet d’établir un lien avec la paracha que nous lirons demain : Ahare-Mot, puisqu’on y trouve un commandement qui reviendra plusieurs fois par la suite, celui de ne pas sacrifier un animal en dehors de l’enceinte du Temple, et du cadre fixé par les prêtres. Une centralisation du culte qui parait primordiale pour la Torah, et le restera quasiment jusqu’à la destruction du second Temple, même si les archéologues retrouvent trace de sanctuaires juifs, dévolus à Hachem, même à la période de la fin du second Temple. Le Talmud rapporte aussi qu’un des chefs de la communauté juive de Rome à l’époque qui suit la destruction du Temple pratiquait des sacrifices rituels d’animaux, et qu’il s’est fait vertement tancer par un des sages qui l’a menacé de « Nidouï » c’est-à-dire d’exclusion de la communauté.

Quel rapport avec Pessah ?

Une question « classique » de Halakha : a-t-on le droit de manger de la viande grillée lors du repas qui suit la première partie du Seder ?

Pourquoi pas ? => risque de confusion, de méprise avec le sacrifice de l’agneau pascal, qui ne devait se faire qu’au Temple et surtout pas ailleurs. Or depuis qu’il n’y a plus de Temple, le seder de Pessah est modifié, il n’a plus le même « goût ». Il a le goût de l’absence, de l’incomplet, de l’inachevé. On mange de la Matsa sans l’agneau. On prononce les trois mots : Pessah, Matsa et Maror, en ayant conscience que l’on ne peut pratiquer que les deux tiers du commandement. On termine avec l’afikoman, qui normalement était composé de Matsa et de viande grillée.

On a l’habitude de dire que le rituel Pessah a un goût particulier. Ce qui est vrai aujourd’hui l’était encore plus à une époque d’autonomie et de liberté, dans laquelle des juifs dispersés se rendaient au Temple pour célébrer et savourer leur libération et la prise en main de leur destin, suivant un projet de société plus juste, plus équitable, plus universel. Un projet révélé, et donné. Transmis pour être adapté, et si besoin est amélioré et sublimé.

Aujourd’hui, le seder de Pessah a un goût d’inachevé justement parce que nous portons encore en nous le deuil de l’échec de ce projet. Chaque année, nous réalisons de nouveau que nos ancêtres n’ont pas réussi à garder le Temple debout. Notre Pessah est donc, par définition, incomplet : il y a du maror, l’amertume de l’esclavage. Il y a de la matsa, le pain du voyage, de la sortie. Mais il n’y a pas de viande d’agneau, le symbole du juif qui se tient debout et intransigeant face à l’idolâtrie, sans peur, et qui célèbre chaque année collectivement la liberté… de pouvoir réaliser sa vie à travers la Torah.

C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre l’injonction millénaire « l’an prochain à Jérusalem », qui date de l’époque rabbinique, c’est-à-dire d’après la destruction du Temple.

Cela ne veut pas dire que nous souhaitons passer Pessah de l’année prochaine dans un seder organisé dans un des luxueux hôtels de la ville, avec la bénédiction d’un grand-rabbin, servis par des employés philippins ou arabes palestiniens.

Cela ne veut pas dire non plus que nous souhaitons tous être installés l’an prochain à Jérusalem, une ville qui, même avec un ou deux miracles, aurait du mal à accueillir les quelques millions de juifs du monde… ce qui n’a jamais été l’objectif.

Non, nous souhaitons l’an prochain à Jérusalem pour avoir enfin l’occasion de procéder au sacrifice de l’agneau pascal, et montrer aux autres et à nous-même que quel que soit notre lieu de résidence nous n’avons plus peur comme à l’époque de l’Egypte. Pour leur dire aussi que nous sommes prêts à accomplir les commandements, pas par fanatisme religieux mais par « Emouna » => par fidélité et confiance, en ce projet universel qu’est la sortie d’Egypte, qui consiste en la libération de tous les esclaves et de tous les asservissements.

Je n’ai pas le droit de terminer sans répondre à la question : « A-t-on le droit de manger de la viande grillée lors du repas qui suit la première partie du Seder ? »

Certaines communautés s’en abstiennent par tradition, bien qu’il n’y ait aucun interdit sur ce sujet précis.
Et j’ajouterais : après tout pourquoi pas ? Justement à notre époque, nous qui avons la chance de voir de nos yeux la réalisation d’une promesse ancienne, un état pour le peuple juif, pourquoi ne pas essayer de peser de toutes nos forces pour que cette réalisation soit le plus possible fidèle au projet divin donné sur le Sinaï ?

Chabbat chalom


Metsora 5774 (par Joanna Kubar)

Metzora est une personne atteinte d'une maladie terrible, Tza'arat. Le dernier Shabbat nous avons appris que Tza'arat est une maladie qui se manifeste sur la peau. Elle est donc certainement externe, mais peut être aussi interne, ceci nous ne le savons pas. La médecine contemporaine connaît des maladies dont les symptômes sont en même temps internes et externes; Tza'arat ne correspond pas à ce que nous appelons aujourd'hui la lèpre, nom donné par les anciens aux hasards des développements des connaissance médicales et de la traduction, mais nous savons que c'est une maladie qui se voit.  

Le malade, metzora, est présenté  au prêtre. C'était hier. Aujourd'hui le malade est face au médecin.

Que pouvons nous apprendre de la magie et du pouvoir du prêtre sur le pouvoir et la magie du médecin?

Nous nous souvenons du Shabbat dernier l'examen minutieux auquel le prêtre soumet le malade. Il observe la lésion, la peau qui est autour, il observe diverses parties du corps: la couleur, la texture, la présence des poils, tout est décrit avec le plus grand soin. Cette attention même portée au malade fait certainement, hier comme aujourd'hui, partie du traitement. Enfin le diagnostic est posé. Parfois cela n'est pas chose simple, le processus est parfois long, le prêtre va et vient, il renouvelle plusieurs fois l'observation. Le Metzora, celui qui est atteint de Tza'arat, est isolé pendant sa maladie.

Jusqu'ici le parallèle peut être dessiné facilement entre le processus mené par le prêtre hier, et par le médecin aujourd'hui.

Il advient alors que le Metzora guérit.

Je parle ici de Metzora, patient atteint de la maladie physique et non de Motzi Ra, celui qui sort (motzi) le mal (ra) de sa bouche. Le Motzi ra, le mal disant, le médisant, ressemble à celui qui est atteint d'une maladie grave, disent traditionnellement, depuis des siècles, nos rabbins et nos sages.

Mais contrairement à Metzora, le motzi ra, lui ne guérit jamais! Il est de facto isolé, malade pour la vie, il est coupé de sa communauté, il s'est amputé lui même.

Donc le Metzora est guéri, et c'est en ce moment là qu'il est soumis à un processus long, mystérieux, solennel.

D’abord il ya deux oiseaux : l’un est sacrifié, et l’autre est purifié dans et par le sang du premier. Cet oiseau là est ensuite relâché dans la campagne. Cela nous rappel Azazel ! Le jour de Yom Kippour ! Solennel et mystérieux par excellence.

Mais ce n’est pas tout. Une semaine plus tard, un deuxième rituel prend place, il implique trois sacrifices, deux agneaux et une brebis sont offerts pour s’approcher de Dieu, pour expier la transgression face à la Transcendance et pour expier son impureté.

C’est un processus élaboré, impressionnant. Il ne semble pas avoir de parallèle aujourd’hui. Il nous indique, peut être, que quand le corps est guéri, quand on a paré au plus grave, quand on a écarté le danger vital, il faut continuer à s’occuper de la tête.

La médecine d’aujourd’hui reconnaît les maladies psychosomatiques et les liens complexes entre le cerveau, le système nerveux central et végétatif, le système endocrinien et le système immunitaire sont de plus en plus étudiés, de mieux en mieux connus. Ces connaissances trouvent quelques applications dans le diagnostic et le traitement.

Mais faisons nous aujourd’hui quand le patient est guéri ?

Rien.

Or quand nous sommes malades, non seulement notre corps est atteint, mais aussi notre état psychique est fragilisé, nous sommes vulnérables, habités par la douleur et la peur, pour nous, pour nos proches parfois, nous sommes face à notre finitude.

Alors, peut être pour que la santé soit retrouvée vraiment, entièrement, quand notre corps est guéri il faut prendre le temps à penser à notre esprit, il faut prendre soin de notre tête, il faut prendre le temps pour puiser dans cette expérience difficile qu’est la maladie pour tenter d’y trouver de nouvelles ressources.

C’est ceci que j’ai appris en réfléchissant sur la paracha Matzora

Tazria 5774

La paracha Tazria intéresse particulièrement les médecins, principalement ceux de deux spécialités : les gynécologues obstétriciens pour le début, et les dermatologues pour la suite et la fin.

« Icha ki tazria veyalda » une femme qui tombe enceinte (littéralement « fécondée » ou « ensemencée », on sait à quel point l’hébreu biblique est une langue qui peut être crue…) et qui accouche, devra attendre pendant une période d’impureté liée aux écoulements sanguins. La période est plus ou moins longue suivant qu’elle donne naissance à un garçon ou à une fille, ensuite elle devra apporter un sacrifice au Temple, sacrifice d’un type particulier puisqu’il s’agit d’un « hattat », celui qu’on offre après avoir commis une faute. (On se pose la question : quelle faute a-t-elle commise, en quoi est-ce une faute de donner la vie… et évidemment comme à chaque fois on apporte différentes réponses).

Ensuite, sans transition on aborde le sujet de cette bizarre maladie de peau que la Torah nomme « tsaraat » et que nos traductions rendent improprement par le mot « lèpre ». On lit une longue description des symptômes et des mesures d’éloignement, de mise en quarantaine pour éviter la contagion. Ce manuel, mini-traité de médecine infectieuse, n’est pas à destination des médecins parmi la population (et il doit y en avoir, car il y en a toujours eu), mais à destination des prêtres. On a beaucoup écrit là-dessus, et généralement on en tire une preuve que la tsaraat n’est pas une maladie commune, mais n’est que la transcription dans le corps d’une dégénérescence spirituelle et d’une faute morale : la médisance et la calomnie.

Cette exégèse rabbinique rapproche un symptôme et une faute pour y tracer un lien de cause à conséquence, et ouvre par-là de nombreuses pistes de réflexions, bonnes et mauvaises. Bonnes, pour tout ce qui est de l’interprétation textuelle. Mauvaises, pour tout ce qui est de l’interprétation du réel. Les allusions affreuses sur la culpabilité des gens qui souffrent de maladie trouvent leur racine dans les textes bibliques, celui-là et beaucoup d’autres.

Mais sans rentrer dans ce débat je voudrais simplement savourer l’analogie des deux cas : comme une maladie de peau contagieuse qui se transmet par contact, la maladie de la bouche, celle qu’on fait avec la langue et les lèvres, se transmet aussi par contact. De la même façon que l’épiderme est démuni de protection puisque c’est la partie externe du corps, les oreilles ne sont pas protégées d’entendre des récits qui ne devraient pas pénétrer le cerveau. De même que la tsaraat se propage sur la peau en provoquant des démangeaisons qui handicapent le quotidien et laissent pas tranquilles, la médisance, infecte au moins trois personnes : celui qui prononce les mots, celui qui les entend et celui qui en est victime, et à qui une réputation « colle à la peau ».

Un des aspects qui m’intéressent dans cette paracha, avec sa longue description technique des choses qui rendent impures et d’autres qui rendent pures, c’est un détail qui ne paraît pas dans le texte, en tout cas pas dans celui-là, et qui est néanmoins tellement évident que si on n’y prêtait pas attention on jurerait l’avoir lu. Que ce soit après une naissance ou lorsque la maladie de peau est circonscrite et n’est plus contagieuse, tous les sacrifices et les rituels n’y feront rien s’y la personne ne va pas s’immerger dans une source d’eau vive. Il s’agit de la purification par l’eau, rite que nous appelons communément « mikvé ».

Pour nous, le mikvé est une espèce de grande baignoire (ou de petite piscine), réservé à l’usage féminin, ou pour les conversions.

Pour eux, il s’agissait de se tremper entièrement dans de l’eau, la plus pure possible, pour d’abord se laver, et ensuite avoir le sentiment d’y laisser toutes ses impuretés, comme un rituel de renaissance au milieu de la nature.

Pour nous, qui vivons dans un monde de l’hygiène, le mikvé n’a qu’une fonction spirituelle. Pour eux, il en a deux : propreté et spiritualité. Comme si, en touchant toute la surface de la peau, l’eau prenait et emportait avec elle la saleté physique et mentale.

Il faut préciser que, pour être cachère, l’immersion doit être totale (la totalité du corps, y compris la tête et les cheveux) et sans aucun élément qui fasse écran avec l’eau (Hatsitsa). L’eau donc, englobe la totalité du corps.

Théoriquement, on ne doit pas dire de bénédiction quand on est nu. Or, il faut dire une bénédiction avant de s’immerger dans le mikvé. On doit donc attendre d’être recouvert par l’eau jusqu’au cou avant de la prononcer. L’eau est considérée comme un vêtement.

Cette eau évoque inévitablement celle du liquide amniotique. Ainsi, chaque fois que l’on s’immerge dans de l’eau, dans une position fœtale, quelque chose de la naissance se rejoue, comme si cela permettait de remettre les compteurs à zéro en se retrouvant aussi propre et pur, innocent qu’un nouveau-né.

Cette eau représente aussi la nature, puisqu’elle doit être non-puisée : une source naturelle, qui jaillit de la terre ou un bassin qui recueille de l’eau de pluie, ou encore une piscine naturelle traversée par un cours d’eau.

Vu comme cela, le symbole renvoie au récit de la création, dans lequel les eaux prennent une place prépondérante, et même antérieure à la terre.

Je cite un texte de Rivon, qu’on distribue aux personnes qui se rendent à la conversion : « Symboliquement, le fait de s’immerger dans un bassin qui comporte un certain volume d’eau naturelle a pour but de renouer avec le temps des origines, celui de la création du monde. Le verset dit que « l’esprit de Dieu planait au-dessus de la surface des eaux. » C’est donc à partir d’un plan aquatique indifférencié que le monde a petit à petit pris la forme voulue selon le plan de Dieu. Et par suite, le récit de la Genèse rapporte que Dieu fit ruisseler les eaux pures dans le jardin d’Eden… Se plonger dans un Mikvé revient en somme à renouer avec cet état premier, revenir à la matrice de tous les possibles, à une sorte d’état virginal ou fœtal. »

Un peu plus loin il ajoute : « Sous l’eau, la respiration s’interrompt quelques instants. Comme si nous rendions notre souffle à Dieu avant de renaître à la vie. » => comme s’il y avait cette dimension de mort symbolique, dans cet état d’immersion dans un lieu où la survie humaine n’est pas possible, afin de mieux revivre, « ressusciter » en se relevant.

On peut s’interroger, d’un questionnement anthropologique, s’il y a d’autres cultures dans lesquelles il existe une purification par l’eau. Il n’est pas nécessaire d’aller bien loin pour savoir qu’on purifie essentiellement par le feu, objets et corps, et peu importe si l’être perd la vie, si cela lui permet de racheter ses fautes et d’acquérir le droit à la vie éternelle. On purifie aussi par le sang, la paracha en donne un aperçu. Que ce soit le sang des sacrifices d’animaux qui est versé, ou le sang d’humains qui ont commis des fautes telles qu’ils mettent en danger la cohésion sociale et qu’ils doivent être éliminés.
Je n’ai pas en tête d’autre culture qui pratique la purification/régénération par l’eau. Les exemples qui me viennent à l’esprit sont directement issus du judaïsme : le personnage qui apparait dans les Evangiles qui le nomment Jean est surnommé « le Baptiste », parce qu’en grec le mot « baptême » signifie tout simplement… plonger, immerger. L’interprétation exacte de son geste n’est pas très claire : pour certains il purifiait les âmes, pour d’autres les corps de ceux qui s’étaient repentis… en tout cas son influence s’est faite ressentir dans toute l’histoire du christianisme puisque « baptême » est aujourd’hui synonyme de « conversion ».

Le parallèle est intéressant en lui-même : dans le christianisme, c’est l’enfant qu’on immerge à la naissance, pas la mère. L’immersion sert à changer de statut : l’enfant devient chrétien. Aujourd’hui symbolique, cette immersion était auparavant totale et entière.

Dans la Torah, et dans le judaïsme encore à l’heure actuelle, c’est la femme qui doit se purifier, retrouver un état antérieur, quitter un instant son statut de mère de façon pratique (puisque quand elle s’immerge, c’est quelqu’un d’autre qui doit tenir et surveiller l’enfant), et de façon symbolique : en remettant son corps à la nature, dans la nature, elle redevient sujet et non plus esclave des désirs et des soins de son enfant. Elle redevient femme avant d’être mère, puisque non seulement elle se rend permise à son mari, mais elle l’oblige à reprendre les relations intimes.

Je terminerai par deux choses :
  1. Les rites anciens ne sont pas forcément absurdes et barbares. En les lisant bien, en les traduisant et les actualisant dans nos concepts et catégories d’aujourd’hui, ils peuvent être plus que beaux et profonds : utiles. Mais ils ne le seront que si on accepte de les pratiquer, autrement dit si on s’engage.
  2. Le mot "symbolique" est ici fondamental. Je suis frappé quand parfois on emploie ce mot pour justifier une pratique désinvolte, imprécise et bâclée. Je n’arrête pas de dire que c’est justement parce que c’est symbolique que les choses doivent être faites dans les règles, le plus scrupuleusement possible. Il en va ainsi du mikvé, pour lequel très souvent on entend une analyse à l’emporte-pièce : « c’était avant, quand ils n’avaient pas de baignoires ni de douches dans les maisons, maintenant que nous avons des salles de bains, tout cela n’est plus de notre temps ». Il faut voir ces fouilles archéologiques dans les pays où les juifs pratiquaient en cachette, où les femmes se rendaient aux bains publics avec toutes les autres pour donner le change et faire bonne impression, pendant que leurs maris creusaient en cachette des mikvé ingénieux dans les sous-sols de la maison…

Aujourd’hui le dilemme se joue entre deux visions de la loi juive : si le mikvé n’est que symbolique, alors on peut le construire comme n’importe quelle grosse piscine, en se passant des critères talmudiques, hérités d’une époque sans eau pure, filtrée.

En revanche si le mikvé est autrement symbolique, au point de faire le trait d’union entre notre époque et un temps révolu, entre notre espace urbain et la nature de la création, alors il doit être fait dans le respect de toutes les halakhot, les règles issues d’un temps ancien, où les hommes et les femmes n’étaient pas si différents de nous.

Chabbat chalom

Chemini 5774

Chers amis,

Dans la paracha Chemini, après la description des travaux artisanaux qu’il a fallu pour construire le « michkan », le sanctuaire du désert, nous arrivons à son inauguration.

Un moment particulièrement solennel et joyeux. Un moment où tout devrait aller bien. Et c’est à ce moment-là qu’eut lieu une catastrophe : la mort des deux fils d’Aaron, Nadav et Avihou.

Comme elles ne sont pas claires dans le texte, on tente de trouver des justifications à cette mort surprenante : (Selon une règle d’exégèse talmudique, le simple fait qu’il y ait plusieurs explications prouve qu’aucune d’entre elles, prise séparément, n’est satisfaisante).

  • Ils ont apporté une offrande non réclamée (un feu étranger)
  • Ils étaient ivres


  • Il fallait que quelqu’un meure lors de l’inauguration du Tabernacle, ce devait être Moché et Aaron mais Nadav et Avihou étaient plus grands qu’eux. Une hypothèse particulièrement problématique et dérangeante : « sacrifice humain ?! ».

Mais l’essentiel, la leçon principale est celle-ci : tant la littérature biblique que rabbinique se méfie du libre-cours donné aux sentiments, et prône la retenue, le contrôle, la maîtrise de soi.

Comme si la joie devait être rapprochée de la douleur. Ou la douleur contenue, atténuée par la joie (suivant de quel côté on voit les choses). C’est ce qui devait se passer lors de l’inauguration du sanctuaire.

Je viens de le dire, certains commentaires pointent le fait que le commandement de ne pas se présenter au temple après avoir bu du vin suive directement l’épisode pour y voir une allusion : ils sont morts parce qu’ils étaient ivres.

Notez bien : pas parce qu’ils avaient bu du vin ou un autre alcool, mais parce qu’ils étaient ivres.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire, ce qui fascine la pensée juive et qui s’exprime dans la Bible comme dans le Talmud, c’est la question des limites. Les limites de l’espace (on en a ici un très bon exemple avec la réflexion autour de l’architecture du sanctuaire), du temps (quand se termine le jour et commence la nuit, quand commence et se termine chabbat etc.) Ici, la question se pose au travers du rapport au sacré, dans l’enceinte du sanctuaire, face à la présence divine.

Mais elle se pose aussi quasiment à chacun des actes de la vie les plus anodins. Notamment environ trois fois par jour, à chacun des repas. Et ce n’est peut-être pas un hasard si la suite de la paracha évoque la nourriture, au travers de la cacherout.

Le rapport à la boisson, à cette drogue ancienne qu’on appelle l’alcool est aussi l’occasion de s’interroger, de « tester ses limites ».

Bien que le texte de la paracha évoque deux types de boissons (יין ושכר), c’est bien le vin qui est la boisson la plus courante dans l’Israël ancien, pour des raisons d’agriculture et de géographie, mais je ne peux pas rentrer dans les détails.

Contrairement à la culture française, le vin dans les sources juives classiques n’est pas à proprement parler l’occasion d’exprimer un art. Il y a du bon vin, et du moins bon. La fascination qu’il exerce n’est pas due à son goût, mais à ses propriétés, et notamment sa capacité à changer l’humeur d’une personne, à modifier sa personnalité au point de lui faire oublier qui elle est, ce qu’elle doit faire et ce qu’elle fait et, à un certain point, à provoquer l’addiction.

Ce qui est paradoxal avec le vin, c’est qu’il est nécessaire. Car une petite quantité suffit à faire tourner la tête, et parfois, on a bien besoin que la tête tourne. Il participe de la coupure avec la monotonie : chabbat s’ouvre et se ferme autour de deux cérémonies liées au vin, le kiddouch et la havdala. Deux moments, deux coupures. Pour la première, il faut quitter le monde des soucis, des angoisses du quotidien pour rentre dans un temps spirituel dans lequel les soucis n’auront pas prise. Il faut aussi tenter, le mieux possible, de se réjouir et d’avoir le cœur léger, même quand le contexte ne s’y prête pas. Pour la seconde, il faut se donner du courage avant de commencer une nouvelle semaine. Comme si l’alcool aidait à surmonter, à prendre les choses avec un peu de distance, de recul.

Le vin est nécessaire donc, et c’est même une obligation religieuse à l’occasion de certaines fêtes : on pourrait citer Pourim qui vient de passer, avec quelques précautions (on a l’habitude de citer à tort et à travers l’enseignement talmudique suivant lequel « il faut boire à Pourim jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer « bénis soit Mordekhai » et « maudit soit Haman » », ce qui tend à dire qu’à Pourim on autorise l’excès de vin et l’ivresse. A ce sujet je pourrais renvoyer à un article du rabbin/professeur David Golinkin, qui explique que cet enseignement est douteux puisqu’il provient d’un sage qui s’appelait Rava, qui en plus de son sacerdoce exerçait le métier de… négociant en vin. De plus, il semble qu’il était particulièrement porté sur la boisson. En tous les cas, à Pourim il est de bon ton de boire un coup, mais on n’est pas tenu de s’enivrer).

Mais je pense surtout à Pessah, avec ses 4 coupes de vin obligatoires. Deux avant le repas, et deux après. Je sais que nous ne sommes pas tous égaux devant l’alcool, mais le but est clair : tenter de parvenir à un état de joie mesurée et contrôlée. Une façon de symboliser cette libération nouvelle, qui rend ivre… de joie mais aussi d’inquiétude.

Néanmoins, le rapport des sages du Talmud à l’ivresse est particulièrement négatif, nous aurons l’occasion de le voir demain lors de l’étude de l’après-midi.

Citons quelques exemples : « L’ivresse entraine des relations sexuelles interdites » (Ketoubot) ou « rien ne cause autant de lamentation que l’excès de vin » (Sanhedrin).

Ils citent également des occurrences bibliques dans lesquelles des personnages s’enivrent et le regrettent amèrement : Noé évidemment, mais aussi Lot (l’expression israélienne « ivre comme Lot »). Les deux ont échappé à un grand danger, et ont été les témoins d’une catastrophe. Les deux souffrent d’une grande solitude, et comblent leur angoisse intérieure avec du vin. Si le vin, dans son usage rituel, permet de marquer des limites dans le temps (on l’a vu avec chabbat), il permet aussi à ces personnages de se confronter avec les limites d’un monde à l’autre, celui qui vient d’être définitivement détruit, et celui qui doit renaître…

Ils cherchent à s’enivrer, car ce qu’ils viennent de vivre est trop dur. Ils cherchent à oublier. Le lendemain, ils n’ont rien oublié de leurs malheurs, mais ce sont de nouveaux malheurs qui leur sont arrivés pendant leur ivresse dont ils ne se souviennent plus.

On pourrait évoquer aussi le roi Assuérus de la Méguilah, ou le grand échanson de Pharaon dans l’histoire de Joseph, tout cela pour dire une chose : dans la Torah et la tradition juive l’ivresse est condamnée car elle entraine l’irresponsabilité des actes et une chose qu’on redoute par-dessus tout : l’oubli.

Un peu de vin, c’est de la joie et une ivresse positive. Trop de vin, c’est l’oubli.

C’est tout le paradoxe car pour qu’une transmission puisse se faire, il ne faut surtout pas oublier. En revanche elle doit se faire dans la joie et la bonne humeur (un des sages du Talmud commençait toujours ses interventions par une bonne blague, pour détendre l’atmosphère, et pour que les élèves soient dans une posture favorables à l’écoute et à l’attention).

Il faut donc un peu de vin, mais pas trop. Suffisamment pour être joyeux, mais pas assez pour tout oublier. La recherche de la bonne mesure. L’éloignement de l’excès.

Quelle qu’en soit la raison, l’émotion incontrôlable, la perte de contact avec la réalité est vue négativement.

Pour en revenir à l’histoire de la paracha, personne ne peut dire si l’ivresse ressentie par Nadav et Avihou, les deux prêtres « sacrifiés », avait comme origine le vin, ou une autre substance, ou tout simplement une ferveur religieuse incontrôlable. Car ce qui leur est reproché, ce n’est pas d’avoir bu du vin, mais d’avoir été ivres.

Aujourd’hui je suis tombé sur un enseignement du « Natsiv » de Volozin, Rabbi Naftali Zvi Yehouda Berlin, un des plus grands sages du XX° siècle : « leur faute provenait de leur enthousiasme religieux trop important ».

Cet enseignement fait, je crois écho à un enseignement talmudique qui compare la Torah à un « סם חיים/סם מוות » un élixir de vie ou un poison mortel. Je suis fasciné par cette force prophétique de la part de sages anciens, capable de suffisamment de recul pour avertir leur public que la religion est un outil, un instrument qui doit être manipulé avec précaution. Comme le vin. Bien utilisée, elle peut aider chacun à s’élever et à surmonter différents obstacles de la vie. Mal utilisée, ou avec excès, elle risque d’être mortelle pour ceux qui la consomment comme pour leur entourage.

Chabbat chalom