Nitsavim-Vayelekh 5771

Chers amis,

Dans le texte de cette semaine, un des tout derniers du Deutéronome et donc de la Torah, apparait une phrase, une expression qui sera appelée à devenir très populaire dans la littérature rabbinique :

"Car cette loi que je t'impose en ce jour, elle n'est ni trop ardue pour toi, ni placée trop loin. Elle n'est pas dans le ciel, pour que tu dises: "Qui montera pour nous au ciel et nous l'ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous l'observions?" Elle n'est pas non plus au delà de l'océan, pour que tu dises: "Qui traversera pour nous l'océan et nous l'ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous l'observions?" Non, la chose est tout près de toi: tu l'as dans la bouche et dans le cœur, pour pouvoir l'observer!"

"Lo Bachamaïm hi" "Elle n'est pas dans le ciel" => dans un texte très célèbre du Talmud, elle sera invoquée par Rabbi Yéhoshoua contre Rabbi Eliezer : sur une question très technique de pureté ou impureté, les rabbins s'étaient divisés en deux camps, Rabbi Eliezer d'un côté et la majorité des sages de l'autre. Après avoir donné tous les arguments possibles pour prouver qu'il avait raison, Rabbi Eliezer fait intervenir Dieu lui-même, par le biais d'une voix sortie de nulle part ("Bat Kol") : "Pourquoi vous opposez-vous à Rabbi Eliezer, che halakha kmoto bekhol maqom qui a toujours raison en matière de Halakha". Contrairement à toute attente, l'intervention divine n'impressionne pas outre mesure Rabbi Yehoshoua, qui se lève de son siège et tient tête à Dieu lui-même dans une posture quasi-homérique : "lo bachamaïm hi" => en affirmant que la Torah n'est pas -ou n'est plus- dans le ciel, il affirme qu'elle a été donnée aux hommes, et que sa sauvegarde, son interprétation, son adaptation leur appartienne exclusivement, l'auteur (Dieu lui-même!) devant se cantonner à un rôle d'observateur neutre, qui ne prend pas parti. Cette conception révolutionnaire est une conception fondamentalement juive, et ne date pas seulement de l'époque rabbinique : il peut arriver qu'un homme se rebelle, se révolte, exprime son désaccord face à la volonté du créateur et le fasse plier (cf Avraham).

Ce qui est fascinant ici, et très révélateur, c'est que l'expression biblique est employée à contre-sens : Moché, ou l'auteur qui place ses mots dans la bouche de Moché, ne cherche pas du tout à dire que la Torah a été donnée et que dorénavant c'est aux hommes de l'interpréter et non à Dieu : dans le texte, cette expression vient appuyer l'idée que la Torah est accessible. "Elle n'est pas dans le ciel" ni "de l'autre côté de la mer" : elle est à la portée de chacun d'entre nous. Moché s'adresse au peuple, après leur avoir dit que l'alliance ne concernait pas uniquement ceux qui étaient présents à la révélation du Mont Sinaï mais tous leurs descendants, "ceux qui sont là aujourd'hui et ceux qui ne sont pas là [ceux qui ne sont pas encore nés]", il essaie de les prévenir contre une tentation très courante : celle de considérer que le judaïsme est trop compliqué, trop dur, trop contraignant, impossible à vivre. Déjà à l'époque, à fortiori de nos jours, certains pensent que la pratique de la loi juive est réservée à une élite, ceux qui sont "nés dedans" et ont "grandi avec", ceux qui s'y dévouent corps et âmes : les "religieux". (En cela le Deutéronome est en contradiction flagrante avec certains passages du Lévitique, la littérature sacerdotale qui s'adresse essentiellement à la caste des prêtres).

Ici le texte dit de façon radicale : être un juif pratiquant, c'est possible, c'est à la portée de tout le monde. On nous engage à ne pas nous réfugier derrière de faux prétextes qui ne sont que des manières de fuir : "je n'ai pas le temps, pas les moyens, j'habite trop loin, je travaille beaucoup, j'ai de jeunes enfants…"

Il est vrai que les premiers responsables de cette vision sont souvent les rabbins eux-mêmes et leurs disciples les plus proches, qui, enfermés dans la tour d'ivoire du monde des yéchivot, perdent souvent contact avec le monde des réalités de la vie contemporaine et interprètent les textes dans un sens de rigueur extrême sans penser que, avec la volonté louable de d'élever le niveau spirituel de leur propre groupe, ils portent des atteintes très graves à la cohésion du peuple juif, et découragent des gens simples de la pratique quotidienne. A une personne chez qui j'étais invité récemment je me suis étonné de ne pas voir de mézouza à la porte :
- "je ne peux pas les poser moi-même, je ne suis pas chomer chabbat..."
Comme s'il y avait un rapport! Comme si le fait d'allumer la lumière ou la TV à chabbat rendait "impur", "impropre", "souillé" et disqualifiait de pratiquer d'autres mitsvot. Voilà à quoi mènent des interdits rabbiniques irresponsables d'un côté, et l'ignorance des textes fondamentaux d'autre part.

"Lo bachamaïm hi". Dans le mouvement massorti nous avons toujours été très attachés à cette conception, et nous avons tenté de la populariser au maximum : le judaïsme, la pratique, n'est pas réservé à ceux qui savent, qui cherchent à avoir contrôle sur tout. N'importe qui, pour peu qu'il/elle le veuille et soit prêt à y consacrer du temps et des efforts, peut diriger des offices, cuisiner cacher, étudier le Talmud, et pratiquer toutes les autres mitsvot dans une atmosphère bienveillante sans avoir le sentiment d'être constamment jugé, observé, surveillé pour vérifier si tout est fait correctement. Je me rappellerai toujours une anecdote qui s'est passée à Adath Shalom au moment de l'inauguration de leur centre communautaire : certains qui avaient conscience que bien peu parmi les membres étaient connaisseurs en matière de cacherout, pensèrent dédier la cuisine uniquement aux produits lactés afin qu'il n'y ait pas de risque de mélange interdit. Vive réaction du rabbin Rivon Krygier : quel est le message que l'on fait passer à nos membres? Qu'avoir une cuisine cachère avec deux vaisselles c'est tellement compliqué qu'ils n'y arriveront jamais. Moi, dit-il, je préfère manger un tout petit peu moins cacher en sachant que les petites cuillers ont été rangées dans le mauvais tiroir, plutôt que de manger "ultra strictement cacher" en ratant le but éducatif de la cacherout.

Pour moi, cette petite anecdote résume assez bien notre démarche, avec ses avantages et ses inconvénients. Ses avantages, je crois qu'ils sont assez évidents, quant aux inconvénients, je crois que la période d'introspection et d'examen de conscience avant Roch Hachana est propice pour en parler : en cherchant à attirer le plus de monde, nous avons tendance à parfois glisser sur une pente dangereuse, en donnant à penser que la pratique et l'attachement à la communauté n'est qu'un aspect secondaire et marginal de l'identité juive. C'est en tout cas comme cela que j'analyse, après deux ans de travail et d'efforts, cette tendance qu'ont certaines personnes à "utiliser" notre communauté pour les services qu'elle peut fournir, et, une fois leur but atteint (conversion, bar/bat mitsva, mariage…) à disparaître dans la nature et cesser toute forme d'engagement communautaire, ce qui est extrêmement frustrant compte tenu de l'investissement que nous mettons en chacun d'eux. Je précise que c'est le cas dans quasiment toutes les communautés, et que ce message n'a pas pour but de culpabiliser et de réprimander qui que ce soit, car puisqu'on est dans une période de téchouva, de retour, tout le monde a le droit de revenir fréquenter Maayane Or sans subir de remontrances ou de reproches. Mais puisqu'il faut prendre leçon des erreurs du passé, en 5772 j'ai l'intention d'être beaucoup plus exigeant sur les critères de participation aux offices et à la vie communautaire. Même s'il serait naïf de croire que c'est une solution à tous les problèmes, cela aura au moins, je crois, l'avantage de faire comprendre à chacun le sens de l'engagement communautaire.

"Lo bachamaïm hi". Participer à la vie communautaire ce n'est pas hors de portée, c'est possible et accessible à tous, pour peu que l'on ait la volonté d'y consacrer du temps et des efforts.

Chabbat chalom

Ki Tavo 5771

Chers amis,

Il arriva un jour que Rabbi Yohanan ben Broka et Rabbi Eleazar ben Hasma vinrent visiter Rabbi Yehoshoua à Peki'in[1].
- Quelle nouveauté avez-vous entendu aujourd'hui à la maison d'étude?
- Nous sommes tes disciples, et "nous buvons tes eaux".
- Peu importe, il ne peut y avoir de semaine sans nouveauté dans une maison d'étude, qui enseignait cette semaine?
- Rabbi Eleazar ben Azaria
- Quelle était la Hagada (paracha) du jour?
- la paracha (le passage) Hakhel.
- Et qu'a-t-il enseigné?
- "Convoques-y le peuple entier, hommes, femmes et enfants" si les hommes viennent étudier, les femmes écouter, pourquoi les enfants sont-ils convoqués? Pour permettre de donner une récompense à ceux qui les accompagnent.
- Vous aviez une belle perle et vous ne vouliez pas la partager avec moi!
- Il a aussi dit : "Tu as glorifié aujourd'hui l'Éternel, [en promettant de l'adopter pour ton Dieu, de marcher dans ses voies, d'observer ses lois, ses préceptes, ses statuts, et d'écouter sa parole;] 18 et l'Éternel t'a glorifié à son tour [en te conviant à être son peuple privilégié, comme il te l'a annoncé, et à garder tous ses commandements.] : Dieu a dit au peuple juif : "vous M'avez fait Un dans le monde, Moi aussi je ferai de vous un peuple unique sur la terre.

Ce qui a profondément impressionné ces trois rabbins est un texte de la paracha de cette semaine, Ki Tavo :
דברים פרק כו
(יז) אֶת יְקֹוָק הֶאֱמַרְתָּ הַיּוֹם לִהְיוֹת לְךָ לֵאלֹהִים וְלָלֶכֶת בִּדְרָכָיו וְלִשְׁמֹר חֻקָּיו וּמִצְוֹתָיו וּמִשְׁפָּטָיו וְלִשְׁמֹעַ בְּקֹלוֹ:
(יח) וַיקֹוָק הֶאֱמִירְךָ הַיּוֹם לִהְיוֹת לוֹ לְעַם סְגֻלָּה כַּאֲשֶׁר דִּבֶּר לָךְ וְלִשְׁמֹר כָּל מִצְוֹתָיו:

"Tu as glorifié aujourd'hui l'Éternel, en promettant de l'adopter pour ton Dieu, de marcher dans ses voies, d'observer ses lois, ses préceptes, ses statuts, et d'écouter sa parole; 18 et l'Éternel t'a glorifié à son tour en te conviant à être son peuple privilégié, comme il te l'a annoncé, et à garder tous ses commandements."

La traduction de ce mot est difficile : il s'agit d'un "Hapax", un mot qui n'apparaît qu'une seule fois dans tout le Tanakh et dont le sens est incertain.

Rachi : "Tu as sélectionné (hèèmarta) […] et il t’a sélectionné (hèèmirkha) Il n’existe pas d’autre endroit dans le texte où soient employés ces mots. Il me semble qu’ils comportent une connotation de « séparation » et de « distinction » : « Je t’ai séparé des divinités des idolâtres “pour être pour toi comme Eloqim”, et Lui t’a distingué des peuples du monde “pour être pour Lui un peuple de prédilection”. » Et je leur ai trouvé un texte pouvant servir de caution et comportant une connotation de « gloire » : « Se vanteront (yithamrou) tous les ouvriers d’iniquité » (Tehilim 94, 4)."

Le grand penseur du XXème siècle Yeshayahou Leibowitz choisit de traduire ce mot par "reconnaître"[2]. Leibowitz, j'ai déjà eu l'occasion d'introduire sa pensée, est un penseur très exigeant et très rationaliste. Dans son œuvre, ses essais sur le judaïsme, se dégage une conception rationaliste radicale, dans laquelle il insiste sur l'application des commandements pour eux-mêmes (lichma) et pour ce qu'ils représentent : l'expression de l'alliance entre Dieu et le peuple juif. Pour lui, respecter les mitsvot est une question d'engagement, de fidélité, de "tenue devant Dieu", et il ne faut rien attendre en retour : ni récompense, ni mérite particulier, ni même satisfaction personnelle. Je pratique les commandements parce que, comme mes ancêtres, je me suis engagé à les pratiquer.

C'est donc avec une certaine curiosité que j'ai été chercher son commentaire sur la paracha Ki Tavo, qui est une paracha typique de la théologie du Deutéronome : "si vous observez mes commandements, vous aurez toutes ces bénédictions…" "En revanche, si vous n'observez pas les commandements, voici les malédictions qui s'abattront sur vous : …" Une théologie qui va totalement à l'encontre de tous les philosophes rationalistes comme Leibowitz (grand admirateur de Maïmonide).

Contrairement à toute attente, il affirme que dans ce texte se trouve "la clé pour comprendre ce qu'il y a de plus fondamental dans la foi juive, le lien entre Israël et son Dieu, ou entre le Dieu d'Israël et son peuple.
Puis il développe sur ces deux versets, qu'il isole habilement de leur contexte, en se demandant s'ils constituent une réciproque, un parallèle,  s'ils ont un rapport de conséquence. Mais il finit par écrire : "ces deux versets ne sont pas parallèles, ni l'un la cause de l'autre, ils sont une seule et même chose. Le rapport entre Dieu et Son peuple ou entre le peuple et son Dieu ne sont pas deux choses complémentaires mais une seule et même chose. Le fait que le peuple accepte Dieu comme son Dieu est identique au fait que Dieu choisisse ce peuple. Telle est la signification profonde de l'élection d'Israël : Dieu a choisit le peuple d'Israël. Comment cela se manifeste-t-il ? Par le fait que le peuple d'Israël ait choisi Dieu comme son Dieu."
Voici un des traits du génie des commentateurs de la Torah. Même lorsqu'ils se trouvent devant un des textes les plus gênants et difficiles au plan théologique, ils arrivent à trouver le moyen de tirer le texte, ou une partie du texte, et à lui faire dire ce qu'ils aimeraient lui entendre dire. La vérité est que ce texte de Ki Tavo est extrêmement dérangeant : par son rapport direct entre pratique et bénédiction, non pratique et malédiction, comme un lien de conséquence entre action et rémunération, cette conception est non seulement fausse, elle est dangereuse : comment interpréter le problème du juste soufrant et du méchant qui prospère, si ce n'est en culpabilisant l'un et en déresponsabilisant l'autre? Comment comprendre et enseigner la suite de ces deux versets :
דברים פרק כו
(יט) וּלְתִתְּךָ עֶלְיוֹן עַל כָּל הַגּוֹיִם אֲשֶׁר עָשָׂה לִתְהִלָּה וּלְשֵׁם וּלְתִפְאָרֶת וְלִהְיֹתְךָ עַם קָדֹשׁ לַיקֹוָק אֱלֹהֶיךָ כַּאֲשֶׁר דִּבֵּר: ס

"Afin de te rendre supérieur à tous les autres peuples…"?

Est-ce que l'élection implique que le peuple "élu" soit supérieur aux autres? Non, répond Leibowitz : "la signification profonde du concept de l'élection n'est pas une gratification qu'il nous a offerte (il ose s'élever contre le texte de la Torah!), mais la mission la plus grande et la plus difficile qui nous a été imposée, à savoir Le reconnaître comme notre Dieu."

En cela, il ne fait que continuer une théologie déjà initiée avant lui, qui est d'origine rabbinique même si elle s'inspire de nombreux textes bibliques : l'élection d'Israël n'octroie pas aux juifs de droits supérieurs, mais une responsabilité pesante, parfois écrasante : porter le témoignage de la révélation du Mont Sinaï.

Je conçois que cette conception peut-être déstabilisante voire décevante pour les tenants d'une théologie naïve qui aimeraient que chacune de leurs actions soient récompensées, que ce soit de leur vivant ou après la mort, telle que le texte biblique le décrit. Cette vision est tellement rassurante! A l'approche des jours de jugements, Roch Hachana et Yom Kippour, jours d'introspection, il peut être bon de se dire que ce qu'on a fait va servir à quelque chose, que grâce à notre mérite Dieu nous inscrira dans le livre de la vie, protègera nos enfants, nous apportera cette année richesse et bonheur etc. mais cette conception naïve que certains d'entre nous regrettent peut-être doit céder la place à ce que le philosophe Lévinas appelle "une religion d'adultes" : une religion d'hommes et de femmes responsables, qui s'engagent à porter le témoignage sans rien attendre en retour.

Chabbat chalom


[1] TB Haguiga 3a
[2] "Brèves leçons bibliques", Desclée de Brouwer, Paris, 1995, p. 259.

Ki Tetsé 5771

Chers amis,

Il y a parfois des hasards du calendrier qui sont lourds de sens. Le début de la paracha que nous lisons cette semaine a pour objet la guerre. Nous y voyons une esquisse de ce qui deviendra plus tard le droit de la guerre, régit par des conventions internationales, au XIXème puis au XXème siècle, dans lesquelles les états s'engagent à respecter un certain nombre de règles lors des conflits armés : pas d'exaction contre les populations civiles, protection des prisonniers etc.

Ici, il est question de la protection des femmes prisonnières : elles doivent être protégées un mois, le temps de faire le deuil de leurs pères, frères ou maris morts dans la bataille, et peuvent soit être épousées par celui qui les détient, soit être relâchées libres sans être vendues. Ailleurs dans la Torah, de façon un peu éparse, on retrouve d'autres règles, comme celle de ne pas détruire les arbres fruitiers autour d'une ville assiégée, que nous avons vue la semaine dernière. Naturellement il serait vain de vouloir prétendre que la Torah représente un modèle absolu dans ce domaine : la guerre telle qu'elle apparaît dans les sources de l'antiquité avec ou sans règles, semble être d'une sauvagerie et d'une brutalité qui nous serait totalement insoutenable.
Aujourd'hui, le droit de la guerre a considérablement évolué : une petite recherche m'a permis de me procurer le texte des différentes conventions de Genève, de 1864 à 2005. J'ai toujours trouvé ces textes un peu naïfs et pas très sérieux : en les lisant se dégage l'impression que les guerres se font dorénavant entre gens bien élevés, courtois et respectueux, et qui s'engagent mutuellement à s'entretuer sans faire d'éclaboussure, ni de dégâts autour d'eux, comme des enfants qui s'engageraient à tout ranger et nettoyer après avoir joué. Evidemment ces accords internationaux, même s'ils ne sont que rarement appliqués, ont le mérite d'exister et de servir de base pour juger les criminels de guerre après leurs crimes. Mais elles ont je crois, un effet indirect inattendu : celui de donner l'illusion que la guerre, de nos jours, est moins grave, moins dangereuse, moins sauvage qu'auparavant. Que la guerre moderne est une "guerre propre". Cette expression, je l'ai entendue pour la première fois adolescent pendant la première guerre du golfe. Je me souviens de ces images de missiles téléguidés et des journalistes qui tentaient de nous faire croire à l'efficacité des "frappes chirurgicales" ciblées qui ne détruisaient que des objectifs militaires sans toucher de civils. Cela correspondait sûrement au besoin de rassurer une opinion publique qui acceptait la guerre à condition qu'elle soit loin, sans danger, et sans faire trop de mal.

Mais croire qu'une guerre pareille existe, c'est se voiler la face, faire l'autruche. C'est adopter une position "munichoise" : la guerre d'accord, mais pas chez nous, chez les autres, et sans que nous le sachions.

La guerre, toutes les guerres, depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos guerres contemporaines, ont toujours été et seront toujours atroces, barbares, violentes, aveugles, pleines de morts et de blessés "innocents", qu'ils soient civils ou militaires.

Si la guerre est prévue et décrite dans la Torah, c'est pour nous préserver de l'illusion d'un monde sans violence et sans conflit. Les rabbins emploie avec ironie, hors de son contexte une expression du Deutéronome : "lo bachamaïm hi" => la Torah n'est pas dans le ciel, elle ne te parle pas d'un monde idéal, rêvé, fantasmé, de paix, d'amour et d'harmonie (à l'exception de certains passages des prophètes, dans lesquels le loup dors avec l'agneau et les armes servent à cultiver la terre, mais ce sont des passages qui décrivent l'époque messianique, une époque qui, justement, est en dehors de l'histoire). La Torah s'attache à proposer une règle de vie, Torat Hayim, une façon d'aborder tous les grands drames de l'histoire tout en restant… humains. Elle vise à aider l'homme à ne pas perdre sa conscience, son éthique, même en étant confronté aux pires horreurs, aux situations les plus extrêmes. Car la guerre existe, il ne sert à rien de le nier, ou de tenter de la fuir. Il existe même des guerres nécessaires (je n'emploie pas le mot "juste" parce qu'il me semble porter déjà un jugement de valeur idéologique). Mais même dans les guerres nécessaires il est nécessaire de conserver son humanité. Car il est tout-à-fait possible de gagner une guerre tout en se perdant soi-même. On peut vaincre en devenant une machine à tuer insensible et inhumaine.

Sans tomber dans des considérations d'éthique peut-être un peu anachroniques (est-ce que la fin justifie les moyens, peut-on torturer pour déjouer des plans qui feraient de nombreuses victimes…), la Torah met en rapport la situation de guerre au début du texte "Ki tétsé la milhama…" et un ensemble de mitsvot éthiques, de responsabilité, de solidarité, de générosité :
- la femme prisonnière
- le fils de la femme mal aimée
- le cadavre du condamné
- les animaux trouvés
- l'éloignement de la mère lorsqu'on prend les œufs dans un nid

Toutes sortes de mitsvot qui n'ont apparemment aucune espèce de rapport entre elle, ni avec la guerre. Sauf à les lire comme une injonction qui découle de la première phrase : "ki tétsé la milhama…" lorsque tu partiras en guerre, n'oublie pas que tu es un homme, et que tu as des préoccupations, une sensibilité, des devoirs d'être humains, qu'aucun objectif, aucune des horreurs auxquelles tu vas assister et participer ne devra te faire perdre de vue.

"Bemaqom cheyn anachim hichtadel lihyot ich" => là où il n'y a pas d'homme, efforce toi d'en être un.
La Torah, et plus tard la tradition rabbinique, semblent émettre le vœu qu'en cultivant le côté sensible de chaque individu on diminue le risque de les voir perdre leur humanité dans des situations extrêmes. Et quand je dis "diminuer le risque" ce n'est pas l'éliminer. Car je fais partie des gens qui croient que l'éventualité de voir un groupe de juifs utiliser des civils pour commettre un attentat contre d'autres civils, au nom même de certaines valeurs juives, n'est malheureusement pas à exclure. Est-ce un constat pessimiste? Je ne sais pas. Je m'efforce simplement, à l'occasion de l'anniversaire des attentats du 11 septembre, et pendant la période d'introspection du mois d'Eloul, de ne pas tomber dans le travers qui consiste à croire que la folie barbare ne peut toucher que les autres : nous avons aussi le devoir de tenter de nous préserver par tous les moyens de perdre la tête, de devenir inhumains même en partant en guerre.

Chabbat chalom

Choftim 5771

Chers amis,

La paracha de cette semaine est dédiée, plus qu’à un code de procédure pénale, à une véritable réflexion sur la justice.

Comme d’habitude dans le Deutéronome, le texte est initié sous forme de Mitzvah, de règle édictée à la seconde personne : « Choftim Ve-chotrim titen lekha » « tu te donneras des juges et des policiers/gendarmes/ une autorité chargée de faire respecter la justice ».

On le répète de semaine en semaine, mais un des obstacles majeurs à la compréhension du caractère révolutionnaire du texte biblique est paradoxalement… sa réussite. De nos jours, quel est le pays, la ville, l’entreprise, le groupe humain qui ne possède pas, au moins en théorie, une autorité chargée de régler les conflits et de faire respecter certaines règles de vie en commun ? Et pourtant, ce qui nous paraît aujourd’hui si courant et évident, ne l’a pas toujours été. Pour employer un vocabulaire un peu philosophique, la Justice ne fait pas partie des conditions Naturelles des sociétés humaines. C’est un constat que l’on peut trouver un peu triste : les êtres humains ne sont pas justes par nature, mais par contrainte ou par nécessité. Les premières sociétés humaines comportaient naturellement des éléments chargés de la défense, de la recherche de nourriture, de l’élevage des enfants, un chef/roi, mais pas de juge. C’est en écho à cette constatation que la Torah inclus l’obligation d’établir un système de justice parmi les 7 mitsvot dites des « Bné Noah », applicable à toute l’humanité. S’il faut le dire et l’exprimer sous forme de Loi, c’est que cela ne se fait pas automatiquement, évidemment, naturellement.

Ce qui (heureusement ?!) peut nous paraître encore plus paradoxal, c’est que qui dit  système judiciaire (juges, tribunaux, prisons) ne dit pas forcément au service de la justice. C’est ce que le texte de la paracha, pour celui ou celle qui sait lire, semble nous indiquer puisqu’il spécifie « Tsedek Tsedek tirdof » « c’est la justice, la justice seule que tu dois rechercher » (Parenthèse : quand je dis celui ou celle qui sait lire, c’est celui qui sait que dans le texte biblique rien n’est considéré comme superflu. S’il était nécessaire de l’écrire, c’est donc que ce n’était pas évident).

Question : Que pourrait donc mouvoir, motiver un système judiciaire si ce n’est la justice ? Les réponses sont multiples :
-          L’intérêt du prince
-          l’intérêt des juges eux-mêmes
-          le poids des traditions, des conventions, des préjugés
-          La volonté du peuple, de la foule

Ou même, de façon encore plus perverse, les sentiments du juge envers l’une ou l’autre des parties.
Contre ces tentations de mettre la justice au service d’un objet, la Torah émet dès le départ la préoccupation d’une justice indépendante aux pressions de toute sorte, et la volonté d’ériger le mot « justice » au niveau de concept au nom duquel, seul, les juges doivent trancher et faire appliquer la Loi. L’expression française « rendre la justice » est à cet égard assez significative : la justice est un état, une situation donnée dont l’équilibre a été rompu. L’action du juge doit se résumer à un travail de précision, d’orfèvre minutieux : il s’agit de tenter de se rapprocher le plus possible de cet équilibre originel, le rendre, le remettre à son état normal.

Evidemment, à part quelques procédures logiques et de bon sens, la Torah, pas plus qu’aucun autre système judiciaire au monde, ne propose de méthode miracle, infaillible et sûre à 100%. Le second verset de la paracha nous donne simplement une liste de 3 choses à ne pas faire, pour ne pas mal juger :
« Lo taté michpat » : Tu ne dévieras pas /ne feras pas pencher le jugement
« lo takir panim » : Tu ne connaitras pas de visage (tu seras impartial)
« lo tikah shohad » : Tu ne prendras pas d’argent/ d’intérêt quelconque.

Les trois commandements du Juge. Ce qui est intéressant de noter c’est que la Torah s’adresse à la seconde personne du singulier : Toi. Nous sommes tous soumis à ces injonctions. Nous sommes tous amenés à « juger » à un moment ou à un autre. Faisons en sorte de ne rien faire qui pourrait altérer notre jugement.

J’ai dit que la Torah mettait la justice au rang de concept, au dessus du fait du prince, c’est vrai premièrement parce que l’attribut de justice est un des attributs principaux de Dieu (donc pas d’un homme), d’autre part dans le livre de Samuel Dieu ne se prive pas de juger le roi lui-même, puisque David s’est rendu coupable d’une grave faute. Dans la Torah, personne n’est à l’abri de la Midat Hadin : ni le roi, ni le prophète, ni le grand-prêtre. Aucun humain ne peut se soustraire au jugement.

Mais concernant la façon d’éviter un élément qui fausserait le jugement, c’est sans doute le Talmud qui a le mieux su montrer à quelles exigences et à quelle rigueur morale les juges doivent se soumettre :



א"ר פפא: לא לידון איניש דינא למאן דרחים ליה ולא למאן דסני ליה, דרחים ליה - לא חזי ליה חובה, דסני ליה - לא חזי ליה זכותא.

ת"ר: +שמות כ"ג+ ושוחד לא תקח - אינו צריך לומר שוחד ממון, אלא אפילו שוחד דברים נמי אסור, מדלא כתיב בצע לא תקח. היכי דמי שוחד דברים? כי הא דשמואל הוה עבר במברא, אתא ההוא גברא יהיב ליה ידיה, אמר ליה: מאי עבידתיך? אמר ליה: דינא אית לי, א"ל: פסילנא לך לדינא.

Un autre niveau.

Chers amis, il ne vous a pas échappé que cette semaine nous sommes entrés dans le mois d'Eloul, au bout duquel il y a Roch Hachana, Yom Hadin, le jour du jugement. Dans une lecture un peu naïve de la Michna, c'est Dieu qui ce jour-là juge tous les habitants de la Terre. Dans une version un peu plus moderne, ce jour est l'occasion d'une vaste introspection, personnelle et collective, Heshbon nefesh, un examen de conscience, un jugement. L'action de se juger soi-même est ni plus ni moins délicate que celle de juger un tiers : cela nécessite de pouvoir regarder ses fautes sans s'accorder de fausses circonstances atténuantes, sans faux semblant, sans chercher à fuir ses responsabilités. Sans non plus se charger et s'accuser de tous les maux. Paradoxalement, être juste avec soi-même est encore plus difficile que d'être juste avec les autres. Peut-être est-ce la raison pour laquelle la conscience humaine a besoin de l'intervention d'un Dieu omniscient qui voit tout et entend tout, et sonde "les cœurs et les reins". Et nous n'en sommes pas au dernier paradoxe, puisqu'à Roch Hachana comme à Yom Kippour la liturgie est basée sur une idée directrice : on demande à Dieu de ne pas nous juger avec justice! Car s'Il applique la Loi à la lettre, nous sommes perdus! Nous lui demandons donc de tourner vers nous sa mesure de miséricorde, Midat Harahamim, et se comportant vers nous comme un père, si ce n'est pour nous que ce soit pour le mérite de nos ancêtres etc.

Mais il ne faut surtout pas confondre les niveaux : ce n'est qu'à Dieu que nous demandons de ne pas juger suivant la Justice. Pour les tribunaux humains, le but, l'idéal à atteindre même s'il n'est jamais vraiment atteint c'est la justice, et vers cette idée force doivent tendre toutes nos actions et surtout nos paroles.

Chabbat chalom

Ekev 5771

Chers amis,

Depuis quelques décennies en occident, après de longues et douloureuses polémiques, nous vivons dans un consensus, un accord idéologique plus ou moins compris et accepté, celui de la séparation de l'église et de l'état, de ce qui est du domaine du religieux, du spirituel, des croyances personnelles et privées, et de tout ce qui est du domaine du "vivre ensemble", de la vie publique, des choses de la cité, de la politique.

Cette conception qui est la nôtre, si elle est parvenue à entrer dans notre culture au point d'être constitutive de notre mode de pensée, est encore très minoritaire dans le monde et, si elle est efficace au plan local, nous donne beaucoup de difficultés à appréhender d'autres cultures et traditions, dans d'autres pays, et est un motif d'incompréhension et de méfiance vis-à-vis d'autres peuples.

Mais surtout, cette séparation totale entre religieux et politique risque de nous priver d'un pan important, peut-être même central dans la compréhension et l'interprétation des textes de notre tradition. Car même si, à cause des débordements récents de certains dangereux fanatiques, on peut légitimement être sur la réserve dès qu'on aborde ce sujet, on ne peut pas faire abstraction de ce que nos textes "classiques" de référence comportent un message politique, parfois caché, d'autres fois exposé de façon très claire et franche, comme dans une partie de la paracha de cette semaine, Ekev, le chapitre 9 du Deutéronome. Un message destiné aux premiers lecteurs de la Torah comme à leurs descendants, un message intemporel même s'il n'est pas, dans le texte que je vais citer ce soir, un message universel loin s'en faut. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet il me faut encore prendre une dernière précaution en mettant en garde contre les éventuelles méprises ou contresens : qui dit "politique" ne dit pas partisan d'un camp, d'une voie contre une autre, et relever, pour la décrire, la dimension politique du message prophétique ne signifie pas prendre partie dans un débat contemporain, comme certains le font trop souvent, "au nom de la Torah et de la parole divine", mais relève plutôt du domaine de l'attention, de l'écoute de ce que cherche à nous dire le ou les auteurs du texte bibliques, préoccupés, obsédés par l'idée de la transmission de leurs valeurs et de leur projet, afin que leurs descendants n'en viennent pas à corrompre leur héritage spirituel et moral.

Le passage qui a attiré mon attention cette année à la relecture de la paracha Ekev, une paracha qui m'est chère puisque c'est celle de ma Bar-Mitzvah, comme Alan, c'est celui dans lequel Moché cherche une justification au fait que le peuple hébreu se prépare à conquérir la terre de Canaan au détriment des peuples qui y sont déjà établis depuis des lustres et qui y ont prospéré.

"Chéma Israël", "Ecoute, Israël : tu franchis maintenant le Jourdain, pour aller déposséder des nations plus grandes et plus puissantes que toi aux villes importantes, dont les remparts touchent le ciel; […]Ne dis pas en ton cœur, lorsque l'Éternel, ton Dieu, les aura ainsi écartés de devant toi: "C'est grâce à mon mérite que l'Éternel m'a introduit dans ce pays pour en prendre possession," quand c'est à cause de la perversité de ces peuples que l'Éternel les dépossède à ton profit. 5 Non, ce n'est pas à ton mérite ni à la droiture de ton cœur que tu devras la conquête de leur pays: c'est pour leur iniquité que l'Éternel, ton Dieu, dépossède ces peuples à ton profit, et aussi pour accomplir la parole qu'il a jurée à tes pères, à Abraham, à Isaac et à Jacob. 6 Sache-le, ce ne peut être pour ta vertu que l'Éternel, ton Dieu, t'accorde la possession de ce beau pays, puisque tu es un peuple réfractaire."

On a beau savoir que l'histoire de l'humanité est faite de conquêtes successives,  d'envahisseurs qui s'installent sur de nouveaux territoires en soumettant les vaincus, à ma connaissance il n'y a pas d'autre exemple d'un peuple qui, avant même de commencer à se battre pour la conquête, cherche à se trouver des justifications morales à ce qu'il va faire.

Dans l'antiquité, on conquiert une terre pour s'y installer car on est plus fort, plus puissant et/ou plus nombreux que celui qui s'y trouve déjà. On se bat pour son clan, pour sa tribu, pour sa famille, contre les autres. Cet ordre des choses sert de justification à toutes les batailles et les guerres, à toutes les invasions.
Ici Moché semble chercher à donner à cet évènement ponctuel une dimension historique, transcendante, qui dépasse la portée d'un évènement daté dans le temps. Si l'entrée du peuple hébreu dans la terre de Canaan n'était qu'un évènement dans la longue suite de batailles et de guerres pour la possession de ce petit territoire, alors toute l'histoire de la sortie d'Egypte, du don de la Torah et de l'errance dans le Sinaï se serait soldée par un échec. Un échec. Même si la bataille était victorieuse. Car le but de la libération d'Egypte n'était pas de donner une terre à ce peuple qui n'en avait jamais eu. La conquête du pays, dans la Torah, n'est pas considérée comme une finalité, comme un but en soi. Pas plus dans ce texte du Deutéronome, où Moché fait une sorte de récapitulatif de l'histoire du peuple hébreu avant son entrée dans l'Histoire avec un grand H, que dans les promesses faites aux patriarches du livre de la Genèse. La conquête de la Terre, l'installation, l'indépendance économique et politique n'est qu'un moyen. Le but, c'est le projet. Ce que l'on doit en faire. Réaliser une société conforme aux idéaux décrits dans la Torah : justice, justice sociale, répartition des richesses, séparation des pouvoirs (religieux et politique - Aaron et Moché) accueil de l'étranger (encore une fois dans la paracha : "Vous aimerez l'étranger, vous qui avez été étrangers dans le pays d'Egypte!"), et surtout interdiction de l'idolâtrie et transmission du témoignage de l'alliance entre Dieu et le peuple d'Israël. Ce message est transmis dans le vocabulaire de l'époque qui est essentiellement religieux. Mais ce n'est pas un message "religieux" au sens où nous l'entendons actuellement. Il ne s'agit pas de l'instauration d'une théocratie dirigée par des fanatiques qui parleraient au nom de Dieu. Il s'agit d'un message politique exprimé au travers du prisme de l'idéologie, de la philosophie monothéiste.

Si l'installation sur la terre de Canaan n'a pas pour objectif la réalisation d'un projet basé sur ces idéaux éthiques et moraux, si le pays des juifs est un pays comme les autres, alors il perd toute sa raison d'être et d'exister, son "droit d'être là", et pourra être balayé dès qu'une nouvelle horde d'envahisseurs arriveront. Le projet fixé et codifié dans la Torah est de créer une société "modèle", une sorte de laboratoire qui permette de prouver et de montrer aux autres nations qu'une autre société est possible, un modèle alternatif viable juste et bon. C'est un message politique.

Ces dernières semaines, pour la première fois depuis longtemps, les médias occidentaux ne parlaient pas d'Israël dans le cadres du conflit avec les palestiniens ou des divisions de la société entre laïcs et religieux. Ils parlaient d'un mouvement social, de manifestations, d'une lame de fond qui a animé toute la société israélienne sur des questions d'ordre économique et social. Des questions politiques. Quelle société désirons-nous? Une société avec des forts et des faibles, ou une société qui tente de réduire les inégalités? A mon sens, le simple fait de se poser de telles questions est déjà une manière de s'inscrire dans la tradition de lecture et de relecture du texte biblique, et d'être sensible à son message politique. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles ces manifestations ont réuni des personnes de tous les horizons, religieux, traditionnalistes ou laïcs, car ce qui est en jeu, plus que des questions de hausse des loyers ou de coût de la vie, est une question existentielle fondamentale et constitutive de notre identité : pourquoi sommes-nous là et que devons-nous y faire?

Chabbat chalom

Pinhas 5771

Chers amis,

Le personnage qui donne son nom à la paracha de cette semaine est très controversé, puisqu'il se fait connaître par une action, un coup d'éclat qui, à nous modernes, nous fait froid dans le dos tellement il ressemble à un attentat terroriste de type "fondamentaliste religieux". Mais de l'acte de Pinhas nous aurons l'occasion de reparler demain lors de la dracha de Théo.

Ce soir je voudrais me concentrer sur la suite du texte, dans lequel nous trouvons une fois de plus une suite de noms, une énumération un peu longue et fastidieuse des noms des tribus, et de chaque famille qui compose chaque tribu. Quelle importance pouvaient avoir ces longues listes de généalogie pour les auteurs de la Torah? Certains pensent que ces textes sont une des preuves de l'ancienneté du matériau premier qui a servi de base à la rédaction de la Torah : une époque à laquelle chaque tribu était encore présente sur son territoire et hiérarchisée en clans (ou familles), l'auteur ayant cherché à les représenter avant l'entrée et l'installation dans le pays, et à "justifier" en quelque sorte les différences entre territoires par le fait qu'à l'origine le partage s'était fait de façon équitable et par tirage au sort (une façon de donner à ce partage une légitimité divine). Une des caractéristiques de cette longue liste généalogique nominative est que, comme toutes les autres de la Torah, elle ne comporte que des noms masculins. Les noms féminins dans la Torah sont mentionnés chaque fois que les personnages qui les portent ont une fonction narrative déterminée, ce qui n'est pas nécessairement le cas pour les hommes : certains noms n'apparaissent qu'une fois dans des listes de généalogie alors qu'on ne sait rien d'eux, et qu'ils n'ont aucune fonction particulière à part celle d'exister, d'avoir succédé à leur père en tant que chef de famille ou de clan, et d'avoir été un des maillons d'une chaine de transmission.

Dans notre liste de liste de la paracha Pinhas apparaissent donc plusieurs exceptions notables : c'est une des rares généalogies de la Torah qui comporte des noms féminins. On y trouve Yokheved, la mère de Moché, Myriam, sa sœur, et enfin, surtout les filles d'un homme que l'on appelle Tselofhad et dont on ne sait rien, si ce n'est qu'il est mort dans le désert et qu'il n'a pas jamais eu de fils mais que des filles : Mahla, Noa, Hogla, Milca et Tirça. Yokheved et Myriam sont des personnages très positifs, auxquels sont associés la ruse, le secours, l'aide, l'attention, la sagesse. Par assimilation/contagion les filles de Tselofhad, bien qu'elles n'agissent pas à proprement parler mais ne font "que" réclamer quelque chose, une réparation de ce qu'elles considèrent comme un préjudice, ces filles seront considérées par les sages du midrach comme des "Tsadkaniot" (féminin pluriel de Tsadik) voire même comme des prophétesses, puisque grâce à elles une halakha a été révélée au peuple juif.

La demande des filles de Tselofhad est simple : nous sommes à la quarantième année d'errance dans le désert, une génération est morte, l'autre se prépare fébrilement à entrer dans la terre qui a été promise à leurs ancêtres, pays qu'ils vont devoir conquérir avant de pouvoir s'y installer et y vivre. L'évènement auquel ils se préparent est un évènement historique, pas seulement au sens qu'on donne habituellement à l'adjectif "historique" : évènement unique, important, fondateur… mais aussi à un autre sens plus philosophique : l'entrée sur la terre de Canaan est l'entré du peuple hébreu dans l'histoire, puisqu'ils vont devoir agir et non plus se laisser guider comme ils l'ont fait en Egypte et dans le désert (ces périodes sont considérées comme la gestation et l'enfance du peuple juif).

La Torah nous a déjà fait partager, par allusion, l'excitation et la fébrilité qu'il devait régner, dans le campement, à la veille d'un des nombreux départs lors de l'errance dans le désert. Chaque fois que la colonne de fumée ou de feu qui les guidait se mettait en mouvement, il fallait rapidement ranger toutes ses affaires et les placer sur les moyens de locomotion, faire le compte des personnes de la famille et du bétail, et attendre son tour de se mettre en marche puisque chaque tribu et chaque famille avait sa place dans la logue colonne qui se formait.
On peut aussi très bien imaginer à quoi devait ressembler une veillée d'arme, lorsque tout le monde se prépare avant une bataille importante, alors que se mêlent des sentiments comme la fébrilité de la préparation militaire, l'entrainement, les plans d'attaque/de retraite mais aussi la crainte et l'angoisse d'être blessé ou tué, les adieux à la famille, les dernières volontés en cas de non-retour etc.
De la même manière, la Torah nous laisse deviner quelle atmosphère il devait régner dans le campement des hébreux à la veille de l'entrée en Canaan. A la fébrilité de la veille d'un départ et à la craint d'une veille de bataille devait s'ajouter la grande peur du saut dans l'inconnu. On va quitter ce désert qui nous a vu naître, on va quitter ce mode de vie nomade qui fut celui de nos ancêtres, et il va falloir se battre pour 1) conquérir le nouveau pays, 2) s'y faire une place la plus confortable et viable possible (quand bien même cela se ferait au prix d'une lutte fratricide contre le voisin/frère), 3) le cultiver et le faire fructifier, 4) le défendre à notre tour contre d'autres envahisseurs.

Dans cette atmosphère, chacun essaie de se préparer le mieux possible à la suite des évènements. Les rapports entre clans et tribus s'en trouvent d'autant plus compliqués, puisque d'un côté tous sont des alliés pour la conquête, de l'autre tous sont des concurrents pour l'installation. C'est dans ce contexte qu'intervient la demande des filles de Tselofhad, qui, par la mort de leur père et sans homme pour assurer la position de chef de clan et la protection nécessaire, sont en position de faiblesse, et risquent de partir avec un sérieux handicap.

"Notre père est mort dans le désert. Toutefois, il ne faisait point partie de cette faction liguée contre le Seigneur, de la faction de Coré: c'est pour son péché qu'il est mort, et il n'avait point de fils. 4 Faut-il que le nom de notre père disparaisse du milieu de sa famille, parce qu'il n'a pas laissé de fils? Donne-nous une propriété parmi les frères de notre père!"
לָמָּה יִגָּרַע שֵׁם-אָבִינוּ מִתּוֹךְ מִשְׁפַּחְתּוֹ, כִּי אֵין לוֹ בֵּן

A ma connaissance, c'est la première fois que dans le texte de la Torah le fait de subir un coup du sort parce qu'on n'a pas de fils est vécu comme une injustice : auparavant, c'est le fait de ne pas avoir de fils qui est perçu comme "injuste" ou plutôt comme l'expression d'un châtiment divin contre une personne. Mais, dans cette organisation sociétale patriarcale, le fait est que sans héritier mâle la lignée s'éteint. Oser se rebeller contre cet ordre établi et le déclarer "injuste" c'est cela le "hidouch", l'inovation des filles de Tselofhad, est c'est en cela que réside tout leur mérite.

La formulation même de leur requête montre une réflexion théologique révolutionnaire pour l'époque : "notre père n'est pas mort parmi les révoltés de Korah ni parmi d'autres qui ont mérité de mourir. Il est mort pour sa seule faute. Mais il faut comprendre par là que le fait de ne pas avoir de fils ne doit pas être considéré comme une punition divine, puisqu'il a déjà expié ses fautes en mourant. Que sa famille s'éteigne après lui car personne ne peut s'en occuper n'est pas l'expression de la justice divine, mais de l'injustice des hommes.

Certains considèrent que la prophétie consiste à avoir des révélations et à être en communication directe avec Dieu. D'autres, parmi les rationalistes, considèrent que la prophétie consiste à le premier à poser sur les choses établies un regard neuf, sous un autre angle, qui permet à tous les autres de ne plus jamais considérer ce qui a toujours été comme ce qui doit forcément être.

L'histoire des filles de Tselofhad est très souvent utilisé par les rabbins des mouvements Massorti et libéraux pour expliquer que le statut de la femme dans le judaïsme n'est pas et n'a jamais été une situation idéale voulue telle quelle par Dieu et par les textes. Si traditionnellement les femmes sont exclues du culte, de l'étude et des fonctions dirigeantes, c'est le résultat du milieu socioculturel dans lequel s'est formé le judaïsme, mais ce n'est ni une situation figée, ni un idéal. Ce texte de la paracha Pinhas illustre et prouve que lorsque les femmes, ou tout autre groupe ou personne, se sent lésé, trouve qu'une situation donnée est injuste, il peut le dire et s'en plaindre, et le devoir de l'autorité (Moché ou n'importe quel autre dirigeant ou maître) n'est pas de lui faire accepter sa situation "parce que cela a toujours été comme ça" mais au contraire de chercher, d'interroger, de justifier et faire accepter une situation nouvelle, plus juste.
Je ne voudrais pas compliquer les choses, mais j'emploie à dessein le mot juste et pas le mot égalitaire car je crois profondément que ce n'est pas la même chose (mais ce sera le sujet d'une prochaine conférence ou même cycle d'étude).

Plus largement, ce texte nous enseigne un idéal à atteindre : celui de ne jamais rien considérer comme étant fixe, figé, immuable et éternel. Tout ce qui est du domaine de l'humain, et la religion en fait partie (ce qui n'est aucunement contradictoire avec l'idée de révélation) est mobile et évolutif, en fonction de l'évolution des mœurs des hommes et des femmes qui la font vivre.

Mais plus que la religion, la Torah nous enseigne à ne jamais accepter aucun déterminisme, qu'il soit social, culturel, familial, de naissance ou acquis, aucun handicap physique ou mental ne peut justifier une situation d'injustice.

Si les filles de Tselofhad nous permettent d'apprendre cela, en plus d'un point de détail des règles d'héritage qui a son importance, elles ont largement mérité le statut de femmes "Tsadkaniot" que leur confère le midrach au même titre que Yokhebed la mère de Moché, mais elles ont aussi mérité le statut de "prophétesses" au même titre que Myriam.

Chabbat chalom