Hayé Sarah 5772


Chers amis,

Le texte de la paracha de cette semaine tourne autour de la personnalité de deux femmes : Sarah et Rébecca (Rivka). Même si on ne parle de Sarah que pour annoncer sa mort, son ombre plane toujours sur la famille, sur son mari et sur son jeune fils Itshak. La semaine dernière la Torah se faisait l’écho du caractère capricieux, imprévisible et irrationnel de cette femme, qui, souffrant au plus haut point de sa stérilité, jette sa servante dans les bras de son mari pour en faire une mère porteuse, puis, dévorée de jalousie, exige d’Avraham qu’il la renvoie, puis l’accepte à nouveau, finit par tomber enceinte et avoir un fils, exige de nouveau le départ de sa servante Hagar et de son fils Ishmael, comme si elle ne supportait pas de « concurrence », d’autre présence féminine dans la famille. Comme si sa jalousie extrême, maladive, l’empêchait de « partager » ses hommes. Ce n’est donc qu’après sa mort que la venue d’une nouvelle femme dans la famille est possible, et qu’apparaît le personnage de Rivka. L’histoire de sa venue, le fait que le mariage ait été « arrangé » par Avraham et Eliezer son fidèle serviteur, viennent mettre en relief la passivité du personnage d’Itshak et l'hyperactivité de Rivka, comme une introduction à ce qui va se produire un peu plus loin dans le récit.

Mais en regardant la composition du texte, le thème qui tient une place centrale dans le récit est celui de la négociation.

Avraham négocie avec les gens qui occupent les environs de la ville de Hébron pour acheter un caveau où il pourra inhumer Sarah, et plus tard se faire lui-même enterrer. C’est là le signe d’un début d’enracinement sur la terre où il n’est jusque là qu’un étranger. Eliezer, arrivé à destination après un long voyage, se demandant comment il va procéder pour trouver une jeune femme qui accepte de le suivre pour épouser Itshak, fait une sorte de prière intérieure qui se présente sous la forme d’un long monologue dans lequel il fait littéralement un contrat avec Dieu, un contrat dont il négocie les termes en dictant à Dieu les signes qu’il attend pour « reconnaître » la jeune femme qu’il lui faut. Enfin, une troisième négociation se joue entre la famille de Rivka et Eliezer pour arranger le mariage et permettre à Rivka de partir le plus vite possible.

Ce thème, ce sujet de la négociation est un axe de réflexion qui s’impose à la lecture du texte biblique comme à la lecture de la presse quotidienne.

Dans la Tora, celui avec lequel les hommes négocient le plus souvent c’est… Dieu lui-même. Avraham bien sûr (avant la destruction de Sodome et Gomorrhe) mais surtout Moché, à maintes reprises, demande à Dieu de changer d’avis sur tel ou tel sujet, et use de persuasion pour se faire entendre. L’idée qu’un homme puisse se placer au même niveau que Dieu pour lui parler d’égal à égal, et que Dieu puisse se laisser convaincre par ses arguments, est une idée révolutionnaire, une idée biblique, une idée fondamentalement juive. Plus que cela, certains théologiens dont le plus célèbre est Avraham Heschel, affirme que c’est ce que Dieu recherche, et que la finalité de la création de l’Homme trouve sa source dans une quête divine, la recherche d’un partenaire qui puisse se confronter à Lui et se « hisser » à son niveau.

Quoi qu’il en soit, dans le texte de Hayé Sarah, les principales négociations se font entre hommes.

Il est peut-être inutile de le rappeler, mais une négociation est avant tout la rencontre entre deux parties, chacune cherchant à obtenir quelque chose de l’autre. C’est toujours un processus long et difficile, lorsque deux partis opposés essaient de se mettre d’accord sur un objectif, sur un prix. Mais l’accord fixé fait loi et fait autorité pour ceux qui l’ont conclu comme pour leurs familles et le groupe qu’ils représentent, même si dans ce groupe certains sont opposés aux termes du contrat. Ce même processus se retrouve lors des questions de dette : lorsque je mandate quelqu’un pour contracter un emprunt en mon nom ou au nom de mon pays, je suis « solidaire de cette dette » même si l’utilisation de l’argent ne me convient pas.
Ce qui est remarquable dans notre histoire, c’est que les négociateurs ne sont pas des tyrans : le représentant demande l’accord des individus concernés. (Le roi demande à Efron, et Bethouel demande à Rivka).

La négociation est un pas vers l'autre : je dois lui présenter une image de moi en position de force. (Que ce soit vrai ou que ce soit du bluff). Le but est de se mettre d'accord : il faut qu'il comprenne mon intérêt et que je comprenne le sien. Chacun doit être conscient qu'il devra bouger un peu de sa position initiale.

Ainsi, il serait malvenu de prendre au premier degré ce que nous dit le texte de la négociation pour le caveau : les Bné Het paraissent supplier Avraham de prendre possession du champ gratuitement, mais c’est la forme que doit prendre une négociation entre nomades sémites ! Chacun se jauge, se juge, évalue son adversaire, et finit par dire un prix. Ce qui est étonnant, c’est qu’Avraham ne négocie le prix à aucun moment !

Pour négocier, c'est encore une évidence mais il faut toujours le rappeler, il faut une langue et un langage commun. Langue : aspect technique de communication minimale. Langage : connaître les codes et usages, l'arrière plan culturel de l'autre. C'est cela qui est extrêmement difficile. Ex : Les hittites ne comprennent pas l'importance pour Avraham d'acquérir un champ dans cet endroit là particulièrement. Pourquoi là et pas ailleurs? Pourquoi insiste-t-il pour l'acheter à prix d'argent? C'est qu'au-delà de la question financière, il y a un arrière-plan politico-religieux. Pourquoi Betouel et Lavan acceptent-ils immédiatement de laisser partir Rivka avec cet inconnu? Parce qu'il a convaincu grâce aux bijoux. Parallèle : une version très ancienne des négociations internationales. Aujourd'hui la langue n'est plus un problème.
Trouver un langage commun est un des grands drames de l'humanité : combien de négociations, de traités de paix, d’échanges commerciaux ou technologiques ont échoué car l’une ou l’autre des parties n’arrivait pas à comprendre non pas la langue, mais la culture de l’autre, ses tabous, ses formes, sa politesse, tout ce qui fait sa manière d’être au monde et d’échanger avec les autres. Sa « communication non-orale ».
Pour faire un parallèle avec le thème de ce chabbat, la Tsédaka, les sages font grand cas de la relation que l’on entretient avec la personne nécessiteuse qui vient nous demander de l’argent, des vêtements ou de la nourriture. L’exigence que les rabbins nous transmettent c’est la volonté de ne pas humilier la personne, déjà humiliée par la situation, et de faire en sorte que pour un instant, dans le regard de l’autre, cette personne retrouve toute sa dignité. Il existe une méthode pour cela : faire sentir à cette personne qu’elle possède quelque chose dont nous avons besoin, et que le don ponctuel se fait dans le cadre d’un échange, d’une négociation, sur la base de laquelle les deux parties sont égales.

Dans cette optique la fameuse maxime talmudique prend tout son sens : « Tsedaka tatsil mimavet » => « La tsedaka sauve de la mort » habituellement, cette expression est très mal comprise : on croit que donner de l’argent aux pauvres encouragera Dieu à nous récompenser en nous accordant une longue vie. Mais il s’agit d’abord et avant tout d’empêcher le pauvre de mourir de faim ! Il faut aussi l’aider à conserver ce qu’il ne doit surtout pas perdre : sa dignité.

Chabbat chalom

Vayéra 5772

Chers amis,

La paracha de cette semaine est placée sous le signe de l’hospitalité et de l’accueil. « sous le signe » c’est-à-dire que le début raconte la façon dont Avraham accueillait les étrangers dans sa tente, mais ce récit est à lire à l’aune du contre-exemple, de l’antithèse que constitue l’histoire de Sodome et Gomorrhe, qui montre une société dans laquelle on refuse l’étranger et on cherche à lui porter atteinte par tous les moyens. 

Il faut lire attentivement les deux récits en parallèle : Avraham est chez lui , au bord de sa tente (ouverte aux « 4 vents »), il se repose, nous dit le Midrach, après son opération, il fait chaud, des étrangers apparaissent, il les invite, pour ne pas dire qu’il les supplie de venir se reposer chez lui et leur offre à manger et à boire, ils le bénissent et lui confient qu’ils sont sur la route pour une mission : anéantir Sodome et Gomorrhe. S’ensuit le dialogue dans lequel Avraham tente de convaincre Dieu de renoncer à son projet, marchandage etc., et les « messagers » fonctionnent comme un fil conducteur au niveau de la narration, pour nous faire découvrir la ville de Sodome et ses mœurs dépravés vis-à-vis des étrangers, et à l’intérieur de cette description le personnage de Lot sert de révélateur, de mise en relief. Si nous reprenons brièvement le récit, Lot accueille les étrangers chez lui, comme son oncle Avraham. Différence : il habite (déjà !) une maison en dur, qui va lui servir pour se protéger, puisque le rôle de la porte est fondamental. Ce n’est plus la chaleur de la journée mais la nuit, et pour ceux qui connaissent la région, les nuits sont plutôt fraîches… encore une fois ce détail sert à mettre en relief le fait que ce n’est plus le climat qui est chaud, mais les hommes eux-mêmes, qui bouillent de violence et de désir sexuel. (L’année dernière j’avais expliqué que la scène où les hommes tentent de forcer la porte d’entrée est la métaphore d’un acte sexuel violent), etc. Et puis un détail dans le récit de Lot qui contraste totalement non seulement avec le récit d’Avraham, mais avec toutes les valeurs de la société de l’époque, autant que de la nôtre : pour calmer les ardeurs de la foule déchainée, il propose de leur livrer ses deux filles vierges pour qu’ils assouvissent leurs besoins et laissent ses visiteurs tranquilles. Une offre, une proposition incompréhensible ! Tous les commentateurs le soulignent : il dérape, il en fait trop, il perd la tête ! Sa volonté de respecter certaines valeurs lui fait perdre conscience de l’existence d’autres valeurs, peut-être plus importantes ou prioritaires : d’abord protège ta famille, ensuite défend l’étranger. Plus tard dans le récit, Lot sera « puni » en subissant les conséquences de ses actes, ce que les rabbins du Midrach appellent « Mida Kenegued mida » : ses filles vont coucher avec lui à son insu et ils donneront naissance à deux nations de bâtards.

Avraham, lui, sera récompensé par la naissance d’un fils légitime. Qu’est-ce qui justifie d’une telle différence de traitement ? Après tout, Avraham et Lot n’ont fait qu’accomplir la mitsva de l’hospitalité, le second un peu plus maladroitement que le premier, mais tous deux en appliquant le principe dont Avraham, dans la Kabbale, est l’archétype : Hessed, la générosité. Mais les commentateurs mettent le doigt sur un point fondamental : Avraham, lui, s’il n’avait pas de filles à proposer aux visiteurs, aurait très bien pu leur proposer sa femme ! Sarah dont, dixit le midrach, la beauté était la même à 99 ans qu’à 17 ans. Sarah qu’il n’avait pas hésité à céder lorsqu’il était en Egypte, cette fois, il la laisse s’occuper de la cuisine, mais pas plus. 

Cet acte, ce non-acte ou non-don, le fait d’éviter d’offrir un être humain, qui, en droit de l’époque est considéré comme un bien meuble c’est-à dire que vous pouvez en faire ce que vous voulez, le fait d’éviter de considérer l’autre comme sa chose dont il peut disposer, c’est ce qui différencie fondamentalement Avraham de Lot à ce point précis du récit. 

Il faut dire qu’Avraham a été un peu guidé dans son évolution personnelle : depuis quelque temps, on lui a demandé de ne plus appeler sa femme « Saraï » (ma princesse) mais « Sarah », « princesse » tout court. La circoncision aussi a pu servir de castration temporaire pendant laquelle il a cessé de considérer sa femme comme un objet.

Le récit semble nous dire qu’Avraham est arrivé au terme de longues épreuves et d’un examen qui avait pour but de l’initier à une autre conception de l’autre, même si cet autre fait partie de son clan. C’est comme si Dieu lui disait : « maintenant que tu as compris, seulement maintenant, tu peux avoir un fils ». 

Cette conception Avraham la démontrera quelques années plus tard lorsqu’il acceptera de sacrifier son fils. Même si cet acte nous semble barbare, symboliquement, il veut dire « mon fils ne m’appartient pas, et j’accepte de prendre le deuil de tous les projets que j’avais pour lui, de l’idée même qu’il me survivra, pour le laisser vivre seul son histoire, et se séparer de moi »

Ce qui est touchant avec ces histoires vieilles de 4000 ans, ce sont leur humanité, leur modernité, leur actualité. Combien sommes-nous à avoir du mal à ne pas considérer nos enfants comme une extension de nous-mêmes ? Dans combien d’occasions est-ce que nous nous servons des autres non pas pour ce qu’ils sont mais pour l’utilité qu’on peut en tirer ? Pire, combien sommes-nous à nous définir, dans le monde du travail, par la valeur que nous pouvons apporter à l’entreprise, par le montant de notre salaire, et non pour qui nous sommes ?

Avraham a mis très longtemps avant de comprendre cela, sa chance étant qu’à l’époque l’espérance de vie était un peu différente, on pouvait devenir Papa à 110 ans et profiter de son enfant de longues années.

Le mieux que l’on puisse souhaiter à chacun d’entre nous c’est de pouvoir apprendre des expériences des autres le plus tôt possible, afin de pouvoir éviter à nous et à notre entourage beaucoup de souffrance et d’incompréhension. 

Chabbat Chalom.

Lekh Lekha 5772

Chers amis,
La semaine dernière nous avons eu droit, grâce à Romain, à une comparaison très intéressante et riche entre deux héros de l'antiquité qui ont survécu à un déluge : le héro Sumérien/Assyrien Gilgamesh, et le héro biblique, Noah. Cette semaine nous sommes dans la paracha Lekh-lekha, qui nous introduit un nouveau personnage, Avraham. Contrairement à une idée répandue, ce n'est pas la première fois que nous entendons parler d'Avraham : le personnage est déjà introduit à la fin de la paracha précédente, dans laquelle on apprend que ce n'est pas lui qui fut à l'origine du départ de Mésopotamie mais son père, Térah. Terah étant mort lors d'une étape, en chemin, dans une ville dont le nom évoque justement la "route" (Haran en akkadien signifie le chemin, la route), son fils Avraham prend la tête de la famille et s'engage à poursuivre ce voyage, après avoir entendu une voix qui l'encourageait en lui donnant un but : "Lekh Lekha" : Va t'en toi-même, va faire ton propre voyage, distinct de celui de ton père. Va-t'en pour toi, et fais-moi confiance pour te guider ("vers le pays que je te montrerai").
Pour certains biblistes contemporains qui s'occupent d'analyse littéraire, l'apparition du personnage d'Avraham dans la Tora marque la naissance du héro biblique. Non pas un héro au sens littéraire, car il y a déjà eu des personnages, des caractères (Adam, Caïn, Noah…), mais avec Avraham, c'est la première fois que nous avons un héro au sens qu'a pu prendre ce mot dans la littérature grecque : la littérature rabbinique ne s'y est pas trompée puisque depuis le midrach (dans lequel on nous décrit les dix épreuves d'Abraham) jusqu'au Zohar les rabbins ont compris tous les avantages qu'ils pouvaient tirer de la comparaison entre le premier héro biblique et son cousin éloigné, d'une autre partie de la méditerranée, le héro grec, le héro homérique.

Avraham, personnage venu du fin fond de l'orient, Our Kasdim (Chaldée), dont on ne sait rien si ce n'est qu'il a choisi volontairement de devenir nomade et d'errer à la recherche… au départ à la recherche de rien du tout. On devine à la lecture du texte biblique qui est très sec et énigmatique, que la vie dans sa cité d'origine lui était devenu insupportable (à lui et à sa famille), et que l'état de nomade convenait peut-être mieux, comme le disait l'écrivain Thomas Mann, à son état personnel de recherche, d'inquiétude. Comparons-le à un autre personnage, l'Ulysse d'Homère. Lui aussi décide à un moment donné de quitter sa terre et son peuple pour un long voyage. Lui part des confins de l'occident pour se diriger vers l'orient. Je ne vais pas vous faire un cours de littérature classique, j'en serais bien incapable, mais je crois profondément, à l'instar d'un de mes maîtres, que les comparaisons, lorsqu'elles font ressortir les différences, permettent de répondre à bien des questions d'identité, surtout pour des juifs de l'exil comme nous, partagés entre deux cultures.

Ulysse donc, décide de partir de chez lui, non pas à la suite d'un appel, non pas pour une quête spirituelle, mais pour participer à une guerre, la guerre de Troie, qu'il sait devoir être longue et difficile, mais dans laquelle il espère trouver gloire et honneurs. Il part avec ses compagnons d'armes, entre homme, et laisse sa femme et toute sa famille à la maison. Après avoir été l'artisan de la conquête de Troie non pas grâce à sa valeur militaire ou à son courage mais plutôt grâce à sa malice, son astuce, à son retour il est condamné par les dieux à subir une longue errance, avec de multiples péripéties, des "épreuves" dans lesquelles il sera bientôt seul car tous ses compagnons vont mourir, et il devra utiliser toutes ses ressources pour atteindre son but ultime qui est … de rentrer chez lui, sur la terre de ses ancêtres, là où il est roi, pour rejoindre sa femme et son fils, son peuple, et goûter enfin à la retraite à laquelle il avait droit.

Avraham, je le redis, et nous le lirons demain au tout début de la paracha, prend la décision de partir, avec tout les dangers que cela implique, à la suite d'un appel spirituel, une recherche, une quête, qui n'a rien à voir avec la quête de gloire militaire. Il ne part pas avec une armée, mais avec toute sa famille, ce qui montre qu'il n'avait aucune intention de revenir "chez lui", sur la terre où il est né. C'est un départ définitif, une coupure totale avec le passé. Ses aventures, les épreuves qu'il subit ne sont pas du domaine du fantastique, de l'extraordinaire, de la science fiction : pas de sirène ni de cyclope, il subit simplement ce que tout nomade doit s'attendre à subir, en position de faiblesse quand il passe dans des territoires appartenant à des peuples déjà sédentarisés. Les épreuves d'Abraham ne sont pas l'expression de la vengeance d'un ou de plusieurs dieux, mais il traverse les épreuves grâce au rapport privilégié qu'il entretient avec Dieu, en puisant au fond de lui-même la foi et la force de trouver des solutions pratiques.

Enfin, Ulysse en partant avait déjà un jeune fils, un descendant, un successeur, qu'il laissait à l'abri à la maison, Télémaque, qui pourrait prendre sa suite si jamais il ne revenait pas. Avraham part en espérant guérir de sa stérilité, et que Dieu, en récompense de sa fidélité, lui accordera le bonheur d'avoir un fils, une descendance qui pourra prendre la relève… et à son tour continuer de voyager dans un but incertain, mais avec Foi, c'est-à-dire avec une certaine confiance dans l'avenir.

On pourrait développer les différences à l'infini, mais je crois que sur le principe tout est là : pour le héro grec, l'histoire est une parenthèse, une épopée, un voyage initiatique, avec un point de départ et un point de retour qui doit être le même que le point de départ, et pour que l'histoire soit parfaite, pour qu'il y ait un "happy end", il doit retrouver tous ceux qu'il avait quitté vivant et en bonne santé, afin que la boucle soit bouclée.
Ce qui différencie fondamentalement le héro de la Torah, c'est la conscience qu'il n'est pas le point de départ de l'histoire, pas plus que le point d'arrivée. Son propre parcours s'inscrit dans le récit des généalogies humaines, et se termine non pas par son retour au point zéro, mais par l'assurance qu'il a formé un successeur, qu'il a pu transmettre à quelqu'un son rapport avec le divin, qui est plus une recherche que "la foi" du vocabulaire chrétien.

Le héro grec est un carriériste, obsédé par le fait d'avoir à accomplir une œuvre, des hauts faits desquels ses descendants pourront se réclamer et glorifier, perpétuer le souvenir et la gloire. C'est sa façon d'atteindre l'immortalité et de ne pas tomber dans l'oubli.
Pour le héro biblique, toutes les épreuves ne sont que des péripéties qui doivent le préparer à la plus grande et la plus noble mission, le but ultime de toute sa vie : avoir un enfant, et lui transmettre son identité. Et si Avraham et les patriarches ne sont pas tombés dans l'oubli et sont devenus des héros immortels desquels tellement de gens se réclament, ce n'est pas le but recherché mais la conséquence de la réussite de leurs actions éducatives.

Chabbat Chalom.

Noah 5772 (par Romain Nouchi)

Ce chabbat nous lisons la paracha Noah. La Torah nous raconte son histoire, à travers le récit du déluge.

"Dieu vit que les méfaits de l’Homme se multipliaient sur la terre, Il se ravisa de l’avoir créé, et s’affligea en son cœur." Visiblement, Dieu se repent d’avoir créé l’Homme, Il décide donc de l’effacer de la surface du globe pour recommencer à zéro.

Néanmoins Dieu sauve un homme, Noah. Est-ce par pur bonté et espoir d’un renouveau pour l’humanité, ou bien pour garder un témoin de sa toute-puissance ?
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de résumer d’avantage l’épisode du déluge, ses pluies diluviennes, son arche et ses animaux.

Le déluge a-t-il existé ? Voilà une question récurrente.
Au début du siècle dernier, des spécialistes d’histoire antique ont découverts d’anciens textes Sumériens, qui précèdent d’environ 2000 ans le don de la Torah: "l'épopée de Gilgamesh" Ces récits complètent une dizaine d’autres récits, contenant tous une histoire similaire à la nôtre, soit une inondation planétaire.
Puisqu’il semble que la Torah puise ses sources littéraires dans ce mythe fondateur qui appartient à l’humanité, pourquoi devrais-je plus m’attacher au texte Biblique, plutôt qu’au texte Sumérien qui prime par son ancienneté.

Premièrement, comme je l’ai dit précédemment, ce texte appartient à l’humanité.
Deuxièmement, comme tous les mythes fondateurs, la mise par écrit est la fixation d’une tradition millénaire transmise oralement. En venant à la synagogue, un conte hassidique m'est revenu en mémoire, et je vais vous le raconter car je trouve qu’ il éclaire mon propos au sujet de la transmission oral : Lorsque le grand Rabbi Israël Baal Shem-Tov voyait qu'un malheur se tramait contre le peuple juif, il avait pour habitude d'aller se recueillir à un certain endroit de la forêt ; là, il allumait un feu, récitait une certaine prière et le miracle s'accomplissait, révoquant le malheur. Plus, tard lorsque son disciple, le célèbre Maguid de Mezeritsch devait intervenir auprès du ciel pour les mêmes raisons, il se rendait au même endroit dans la forêt et disait : Maître de l'univers, prête l'oreille. Je ne sais pas comment allumer le feu, mais je suis encore capable de réciter la prière. Et le miracle s'accomplissait. Plus tard, le Rabbi Moshe-Leib de Sassov, pour sauver son peuple, allait lui aussi dans la forêt et disait : je ne sais pas comment allumer le feu, je ne connais pas la prière, mais je peux situer l'endroit et cela devrait suffire. Et cela suffisait, là encore le miracle s'accomplissait. Puis ce fut le tour de Rabbi Israël de Riszin d’écarter la menace. Assis dans son fauteuil, il prenait sa tête entre ses mains et parlait à Dieu : Je suis incapable d'allumer le feu, je ne connais pas la prière, je ne peux même pas retrouver l'endroit dans la forêt. Tout ce que je sais faire, c'est raconter cette histoire : cela devrait suffire. Et cela suffisait…
Troisièmement, parce que la Torah reprend le conte, à son compte, pour lui insuffler un message révolutionnaire pour l’époque, et qui perdure encore de nos jour
Quatrièmement, parce que je suis juif, et que la seconde paracha de la Torah, au même titre que toute la tradition juive précieusement gardée depuis le mont Sinaï, fait partie de mon patrimoine.

Mais en quoi le texte Biblique se distingue?
Le héros Sumérien Gilgamesh, est un roi, et pour cela sa destinée est exceptionnelle.
Noah lui, n’est qu’un Homme, vous moi, et parce qu’il est maitre de ses actes, son destin devient exceptionnel.
Les dieux Sumériens (car les Sumériens son polythéistes) haïssent Gilgamesh car il souhaite les atteindre.
Le Dieu de la Bible instaure un dialogue avec l’Homme, et ce depuis Adam, puis à la fin de la paracha Noah, il conclue une alliance avec l’Homme.
Gilgamesh est en quête d’immortalité.
Noah sauve sa famille, car l’immortalité ne doit pas être une quête individuelle mais s'accomplir dans la transmission.
Enfin, les dieux Sumériens entreprennent de réduire les naissances humaine, alors que le 1er commandement du Dieu de la Torah est "croissez et multipliez-vous".

On voit à quel point la Torah désire casser tous les codes établis.
Dès lors, vous comprendrez que la question « le déluge a-t-il existé », perd tout intérêt. Et quand bien même aurait-il eu lieu tel que le décrit la bible, observeriez-vous les commandements ? Non, car la foi juive ne réside pas en  la croyance de ce qui existe, mais en un engagement  personnel.

Puisque j’en conclue que le judaïsme ne dépend pas de la vérité littérale de ses textes, de quoi dépend-il ?
Qu'est-ce que la Torah, que me dit-elle, Etant donné qu’elle est là sur terre, et non dans les cieux comme nous l’enseigne notre maitre Rabbi Yehoshoua?
Les sages du Talmud déjà, nous éclairent sur la manière d’aborder les textes. Ils ne cherchaient rien d’autre que le sens moral et symbolique des récits tels que celui du déluge. Ils ne se privaient d’ailleurs pas d’y ajouter dans une lecture Midrashique, quelques détails croustillants et parfois même invraisemblables, dans le seul but de développer une réflexion éthique et herméneutique. Plutôt qu'une boite à récit, la Torah devient une boite à outil. Ce n’est donc pas l‘histoire qui importe, c’est ce qu’elle dit. Le texte me parle, il ne parle pas à des historiens ou à des archéologues, il ne parle pas au passé, il parle au présent, l’interprétation est sans cesse renouvelée, suivant l’humeur, l’actualité, ou bien les connaissances engendrés. Comprendre un texte, c’est ce comprendre soi-même. Comme le dit le philosophe russe Jacob Gordin « le 1er personnage du livre, c’est toi ». Déjà dans la 1er paracha Berechit, que nous avons lus la semaine dernière, le texte nous interpelle à ce propos. Apres leur faute, Adam et Eve se cachent dans le gan éden. « Ils entendirent la voix de l’Eternel parmi les arbres du jardin. L’Eternel appela l’homme et lui dit : où est tu » ? A cet instant, Dieu interroge chacun de nous. Car aussitôt que nous « entendrons et comprendrons » la question Biblique comme nous étant  personnellement adressé, nous prendrons conscience de ce que cela signifie lorsque Dieu demande « où es-tu, où te situes-tu dans ce monde » ? Que la question soit adresse à Adam ou à qui que ce soit, quand Dieu questionne ainsi, ce n’est pas pour que l’homme lui apprenne une chose qu’il ne saurait pas encore, Adam se cache, pour ne pas avoir à se justifier, pour échapper à la responsabilité de sa vie. C’est maintenant que j’en reviens à Noah, car c’est tout ce que je lui reproche.

La paracha débute en nous disant que Noah était un homme juste, parfait dans ses générations. Rien de plus n’est ajouté sur le caractère de Noah. Il est juste et parfait, tout est dit. Comme si le choix de supposer les choses autrement nous était volontairement retiré. Mais c’est mal connaitre les rabbins.
Noah est qualifié de tsadik, le mot tsadik seul, sans adjectif, caractérise la relation entre l'homme et Dieu, en comparaison avec le tsadik tov, qui ajoute une détermination relative à la relation entre l'homme et son prochain.   « Juste et parfait », Nahmanide y attribue un sens restrictif. Il nous dit que Noah obéit strictement aux impératifs de la justice, alors qu’Avraham est allé au de la, en alliant l’idéal de justice, à celui de charité, clémence et accueil (tsadik tov).
Ensuite, quand le texte nous dit : « dans ses générations » Rachi en déduit que s’il était né dans la génération d’Avraham, il n’aurait pas était au niveau. A l’expression « Noah marchait avec Dieu » Rachi, encore lui, nous dit qu’Avraham marchait devant Dieu, il en conclut donc que Noah avait besoin d’un appui pour le soutenir.  De manière un peu schématique, Noah est un juste défini de façon essentiellement négative. Il ne fait pas le mal, car il en est incapable, comme tout aussi incapable d’accomplir le bien. Il est  un tsadik malgré lui.
Après l’énumération des couples d’animaux qui seront accueillis sur l’arche, Dieu dit à Noah « Je ferais pleuvoir sur la terre pendant 40 jours et 40 nuits. Si la Torah parle le langage des hommes, 40 jours et 40 nuits c’est clair, or au 7iem chap. de la paracha, on nous dit que les eaux furent grosses sur la terre pendant 150 jours. Dieu a visiblement débordé sur les délais prévus. Pourtant, Noah ne réagit pas, il reste impassible. Il faut attendre le chapitre suivant pour que Dieu, le soutient de Noah, daigne enfin se rappeler qu’Il a son serviteur (si c’est pas l’inverse) en train de croupir sur les eaux.  Précédemment dans la paracha, lorsque Dieu annonce qu’Il va détruire la terre et tout ce qu’elle renferme, Noah accompli l’ordre de construire l’arche, sans s’émouvoir un seul instant du  sort de l’humanité.
Comme le dit le Midrash, il ne pleure pas. Alors qu’entendant le même jugement, la même sanction annoncée contre Sodome et Gomorrhe dont la Thora nous dit qu'ils étaient les plus grands méchants (rechaim), Avraham plaide, discute avec Dieu lui-même, pour essayer de les sauver. Ainsi que moise, pour sauver les bné Israël après la faute du vœu d’or.
Quoi qu’il en soit, de tous les tsadikim présents à cette époque (car le texte ne nous dit à aucun moment que Noah était le seul) c’est lui qui est sauvé, c’est également lui qui sauve l’humanité. Mais ce n'est pas arbitraire. Il y a une raison à son salut, ce n'est pas son mérite, c'est sa descendance, c'est parce qu'il portait en lui la possibilité d'Avraham. C'est ce qu'annonce notre premier verset : « Voici l'histoire des engendrements de Noah... », ce qui aboutira à Avraham. Les contemporains de Noah ne peuvent pas comprendre pourquoi c'est lui qui est sauvé plutôt qu'un autre, Dieu seul le sait. Dieu seul sait que Noah porte en lui la possibilité d'Avraham. En réalité, c'est Avraham qui a sauvé Noé.

Vous trouverez surement que je juge sévèrement  Noah, voir que je lui en veux, mais c’est en réalité une autocritique, ferions-nous mieux que Noah, somme nous capable de choisir entre le monde et sa famille, même sans aller vers ce choix radical, somme nous capable de réels sacrifices pour le bien commun.

Je n’attends pas de mes héros qu’il soit irréprochable, car c’est seulement en m’identifiant à eux, de par leurs comportements très humains, qu’il me sera possible de faire ma propre connaissance.
« Lekh lekha », va pour toi, va vers toi, mais ça nous le verrons dans la prochaine paracha.

CHABBAT CHALOM.