Vayetsé 5773


Chers amis,

Cette semaine, en relisant la paracha Vayetsé, j'ai pensé à un conte de notre enfance, dans lequel le héros, un petit bonhomme, réussit à ne pas se perdre dans la forêt grâce à un stratagème : il jette des petits cailloux sur le chemin pendant qu'il marche, et réussit par ce biais à retrouver le chemin de sa maison et rentrer chez lui. Je ne me souviens plus si "Le petit Poucet" fait partie des contes analysés par Bruno Bettelheim dans son livre "Psychanalyse des contes de fées", mais j'ai pensé à lui en me rendant compte que le personnage central de Vayetsé, Yaakov, ce jeune homme expulsé de chez lui qui va faire une longue route tout seul, qui va subir un long exil à l'étranger pour ne revenir que 20 ans plus tard, a aussi parsemé sa route de pierres.

1. La première nuit qu'il passe dehors, "à la belle étoile", il met des pierres "autour de sa tête" (s'en sert-il d'oreiller?). En se réveillant il n'y a plus qu'une seule pierre, avec laquelle il fait un autel, suite au rêve de l'échelle.
2. Puis lorsqu'il arrive à destination, qu'il rencontre sa cousine Rachel autour d'un puits, il l'aide à abreuver son troupeau en soulevant une énorme pierre.
3. Enfin, lorsqu'il s'enfuit de chez Lavan avec sa famille et son troupeau, que Lavan le rattrape sur une montagne et qu'ils ont une explication houleuse, il décide de symboliser leur accord de non-agression mutuel par une pierre/des pierres disposées en rond "Gal 'ed".

Ici s'arrête la comparaison avec le petit Poucet, car Yaakov n'utilise pas les pierres pour retrouver son chemin, c'est le contraire : les pierres sont sur sa route, comme elles sont sur la route de n'importe qui, et lui se charge de les utiliser, de leur donner un sens, une direction.

Si je disposais de plus de temps, et d'un autre format, je pourrais prouver par une longue suite de citations bibliques comme d'articles d'archéologie, qu'une grande "mahloquet"/division sépare les peuples du Moyen-Orient : ceux qui construisent avec des pierres, et ceux qui construisent avec des briques faites à partir d'argile. Il suffit de lire les récits de la Tour de Babel et des constructions en Egypte pour savoir de quel côté se situe le peuple de la Torah. Les constructeurs à partir de briques ont une mauvaise réputation : ils transforment la matière pour empiler leurs bâtiments, cherchent à construire toujours plus haut et à défier le ciel, ils emploient des ouvriers qu'ils font souffrir etc.

Comment dit-on brique en hébreu? Levéna. Lavan.

L'opposition entre Yaakov et son oncle qui essaie de le rouler et de l'escroquer n'est pas seulement l'affrontement de deux personnes, mais est proposée aussi, par le biais de messages envoyés par l'écriture littéraire du texte, comme une opposition entre deux civilisations. D'un côté, une civilisation dans laquelle la technologie et déconnectée de la nature et l'esprit humain pallie au manque de ressources naturelles pour créer des matériaux nouveaux qui serviront de base à des constructions gigantesques.
De l'autre côté, une civilisation qui s'obstine à utiliser les ressources naturelles à sa disposition, et uniquement elles, comme base et pilier de toute construction. La pierre, même taillée par l'homme, reste un minéral pur issu directement de la création.

Pour Yaakov, la communication avec Dieu ne se fait pas dans des palais pourvus d'œuvres d'art, d'or et de pourpre. Lorsque Dieu veut lui parler il fait dresser une échelle sur la pierre sur laquelle il s'est endormi. La pierre, c'est le lieu, Makom (Makom étant un des noms de Dieu). La suite du texte ainsi que la lecture midrachique nous fait interpréter le texte comme si "par hasard" il s'était retrouvé sur un endroit particulièrement saint, et en s'en rendant compte il serait désolé de s'être endormi là plutôt qu'ailleurs. Mais on n'est pas obligé de suivre cette interprétation et on peut tout-à-fait considérer que chaque fois qu'un individu se retrouve seul dans la nature, dans la nuit totale, il est en présence du Makom.

De même, la pierre qui est sur le puits, peut avoir deux raisons :
1. Pour éviter les disputes
2. Pour que seuls les hommes forts puissent se servir de l'eau en premier.

Le geste de Yaakov pour Rachel peut-être lu dans une symbolique sexuelle et de fertilité : le puits d'eau est un symbole féminin par excellence. Or la nature de Rachel est d'être stérile. C'est la force de Yaakov qui va lui permettre de se délivrer de cette stérilité. Le texte "annonce" la suite de l'histoire par la métaphore de la pierre qui bloque l'accès au puits.

Enfin la pierre peut servir de frontière, de barrière naturelle entre deux territoires distincts, comme une chaine de montagnes peut le faire. Un monument de pierre peut rester un temps indéfini en témoignage d'une alliance (voire les menhirs, les dolmens, les statues de l'ile de Pâques etc).

Tout cela pour dire quoi? Que si la Bible avait choisi de placer Yaakov sous le signe de la brique, il aurait comme destin d'être fragile, vite construit, vite détruit et vite oublié (comme toutes les cités construites en argile… ou l'expression "un colosse aux pieds d'argile"). Le fait que la Torah décide de placer Yaakov, et donc ses enfants, sous le signe de la pierre symbolise un édifice sur lequel ni le temps ni les catastrophes ne peuvent avoir de prise : les édifices en pierre peuvent brûler, les fondations restent, les pierres ne fondent pas ni n'éclatent sous l'effet de la chaleur. Lorsqu'un envahisseur souhaite détruire une civilisation et la remplacer par la sienne, il ne détruit que le haut des édifices de pierre pour garder les fondations et construire un nouveau bâtiment au-dessus (c'est mon interprétation des paroles de celui qui se prend pour un prophète : "tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église…").

La pierre est indestructible, car si on tente de raser un édifice de pierre, le fait qu'il soit posé sur la terre rappelle que la fondation est en fait la création elle-même.

L'utilisation du mot pierre dans la trame du récit narratif n'est qu'un des nombreux signes du fait que l'auteur cherche à nous transmettre le fait que la construction initiée par Yaakov (non pas le temple de Bet-El fait à partir d'une pierre "Even", mais la construction à partir d'une partie du mot Even : Ben le fils, sachant que le mot Banah est construire…), la construction dont Yaakov jette les bases, les fondements, les fondations est éternelle et traversera toutes les épreuves, parce qu'elle est intrinsèquement liée à la nature de la création, comme le minéral qui résiste à toutes les tentatives de destruction.

Chabbat chalom

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