Chers amis,
Cette semaine, en relisant la paracha
Vayetsé, j'ai pensé à un conte de notre enfance, dans lequel le héros, un petit
bonhomme, réussit à ne pas se perdre dans la forêt grâce à un stratagème : il
jette des petits cailloux sur le chemin pendant qu'il marche, et réussit par ce
biais à retrouver le chemin de sa maison et rentrer chez lui. Je ne me souviens
plus si "Le petit Poucet" fait partie des contes analysés par Bruno
Bettelheim dans son livre "Psychanalyse des contes de fées", mais j'ai
pensé à lui en me rendant compte que le personnage central de Vayetsé, Yaakov, ce
jeune homme expulsé de chez lui qui va faire une longue route tout seul, qui va
subir un long exil à l'étranger pour ne revenir que 20 ans plus tard, a aussi
parsemé sa route de pierres.
1. La première nuit qu'il passe
dehors, "à la belle étoile", il met des pierres "autour de sa
tête" (s'en sert-il d'oreiller?). En se réveillant il n'y a plus qu'une
seule pierre, avec laquelle il fait un autel, suite au rêve de l'échelle.
2. Puis lorsqu'il arrive à
destination, qu'il rencontre sa cousine Rachel autour d'un puits, il l'aide à
abreuver son troupeau en soulevant une énorme pierre.
3. Enfin, lorsqu'il s'enfuit de chez
Lavan avec sa famille et son troupeau, que Lavan le rattrape sur une montagne
et qu'ils ont une explication houleuse, il décide de symboliser leur accord de
non-agression mutuel par une pierre/des pierres disposées en rond "Gal
'ed".
Ici s'arrête la comparaison avec le
petit Poucet, car Yaakov n'utilise pas les pierres pour retrouver son chemin,
c'est le contraire : les pierres sont sur sa route, comme elles sont sur la
route de n'importe qui, et lui se charge de les utiliser, de leur donner un
sens, une direction.
Si je disposais de plus de temps, et
d'un autre format, je pourrais prouver par une longue suite de citations
bibliques comme d'articles d'archéologie, qu'une grande
"mahloquet"/division sépare les peuples du Moyen-Orient : ceux qui
construisent avec des pierres, et ceux qui construisent avec des briques faites
à partir d'argile. Il suffit de lire les récits de la Tour de Babel et des
constructions en Egypte pour savoir de quel côté se situe le peuple de la
Torah. Les constructeurs à partir de briques ont une mauvaise réputation : ils
transforment la matière pour empiler leurs bâtiments, cherchent à construire
toujours plus haut et à défier le ciel, ils emploient des ouvriers qu'ils font
souffrir etc.
Comment dit-on brique en hébreu?
Levéna. Lavan.
L'opposition entre Yaakov et son
oncle qui essaie de le rouler et de l'escroquer n'est pas seulement
l'affrontement de deux personnes, mais est proposée aussi, par le biais de
messages envoyés par l'écriture littéraire du texte, comme une opposition entre
deux civilisations. D'un côté, une civilisation dans laquelle la technologie et
déconnectée de la nature et l'esprit humain pallie au manque de ressources
naturelles pour créer des matériaux nouveaux qui serviront de base à des
constructions gigantesques.
De l'autre côté, une civilisation qui
s'obstine à utiliser les ressources naturelles à sa disposition, et uniquement
elles, comme base et pilier de toute construction. La pierre, même taillée par
l'homme, reste un minéral pur issu directement de la création.
Pour Yaakov, la communication avec
Dieu ne se fait pas dans des palais pourvus d'œuvres d'art, d'or et de pourpre.
Lorsque Dieu veut lui parler il fait dresser une échelle sur la pierre sur
laquelle il s'est endormi. La pierre, c'est le lieu, Makom (Makom étant un des
noms de Dieu). La suite du texte ainsi que la lecture midrachique nous fait
interpréter le texte comme si "par hasard" il s'était retrouvé sur un
endroit particulièrement saint, et en s'en rendant compte il serait désolé de
s'être endormi là plutôt qu'ailleurs. Mais on n'est pas obligé de suivre cette
interprétation et on peut tout-à-fait considérer que chaque fois qu'un individu
se retrouve seul dans la nature, dans la nuit totale, il est en présence du
Makom.
De même, la pierre qui est sur le
puits, peut avoir deux raisons :
1. Pour éviter les disputes
2. Pour que seuls les hommes forts
puissent se servir de l'eau en premier.
Le geste de Yaakov pour Rachel
peut-être lu dans une symbolique sexuelle et de fertilité : le puits d'eau est un
symbole féminin par excellence. Or la nature de Rachel est d'être stérile.
C'est la force de Yaakov qui va lui permettre de se délivrer de cette
stérilité. Le texte "annonce" la suite de l'histoire par la métaphore
de la pierre qui bloque l'accès au puits.
Enfin la pierre peut servir de
frontière, de barrière naturelle entre deux territoires distincts, comme une
chaine de montagnes peut le faire. Un monument de pierre peut rester un temps
indéfini en témoignage d'une alliance (voire les menhirs, les dolmens, les
statues de l'ile de Pâques etc).
Tout cela pour dire quoi? Que si la
Bible avait choisi de placer Yaakov sous le signe de la brique, il aurait comme
destin d'être fragile, vite construit, vite détruit et vite oublié (comme
toutes les cités construites en argile… ou l'expression "un colosse aux
pieds d'argile"). Le fait que la Torah décide de placer Yaakov, et donc
ses enfants, sous le signe de la pierre symbolise un édifice sur lequel ni le
temps ni les catastrophes ne peuvent avoir de prise : les édifices en pierre
peuvent brûler, les fondations restent, les pierres ne fondent pas ni
n'éclatent sous l'effet de la chaleur. Lorsqu'un envahisseur souhaite détruire
une civilisation et la remplacer par la sienne, il ne détruit que le haut des
édifices de pierre pour garder les fondations et construire un nouveau bâtiment
au-dessus (c'est mon interprétation des paroles de celui qui se prend pour un
prophète : "tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église…").
La pierre est indestructible, car si
on tente de raser un édifice de pierre, le fait qu'il soit posé sur la terre
rappelle que la fondation est en fait la création elle-même.
L'utilisation du mot pierre dans la
trame du récit narratif n'est qu'un des nombreux signes du fait que l'auteur
cherche à nous transmettre le fait que la construction initiée par Yaakov (non
pas le temple de Bet-El fait à partir d'une pierre "Even", mais la
construction à partir d'une partie du mot Even : Ben le fils, sachant que le
mot Banah est construire…), la construction dont Yaakov jette les bases, les
fondements, les fondations est éternelle et traversera toutes les épreuves,
parce qu'elle est intrinsèquement liée à la nature de la création, comme le
minéral qui résiste à toutes les tentatives de destruction.
Chabbat chalom
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