Vayéra 5773 (par Romain Nouchi)


Cette semaine, nous lisons la paracha Vayera, paracha dans laquelle se trouvent quelques passages assez terribles.  Je pense notamment aux habitants de Sodome qui, agglutinés au seuil de la porte de Lot, tambourinant leur haine, leur violence et leur dépravation, se voient proposer pour être apaisés, par Lot lui-même, ses filles, encore vierges dit-il, en pâture « je vais les faire sortir vers vous, faites-leur ce que bon vous semble ». Je pense également à ces deux mêmes filles qui, après la destruction de Sodome et Gomorrhe, croient en la fin de l’humanité sur  terre, et dans le souci de perpétuer de la race humaine enivrent leur père pour en abuser sexuellement et enfanter de lui. Mais le passage qui m’a le plus interpellé ce shabbat n’est pas moins terrible puisse qu’il s’agit d’Abraham, qui entend la voix de Dieu, lui réclamant Isaac, son fils, en holocauste. Il me revient en mémoire les mots de mon rabbin, je le cite « la Torah n’est pas un livre pour les enfants ».

D’après les commentaires du Rambam, Maïmonide sur la Michna Avot, Dieu soumets Abraham à 10 épreuves, et le sacrifice de son fils, ou plutôt le non sacrifice, en est l’ultime. Nous en connaissons tous le dénouement, et malgré cela ce non acte nous semble relever d’une foi aveugle et déraisonnablement fanatiques. De fait, pour mieux comprendre ce texte, nous devons faire l’effort d’oublier tout ce que nous en savons, à fin de l’analyser minutieusement, sans préjugé, mot après mot, pour s’apercevoir qu’il en est autrement.

Chapitre 22, fin du premier verset, Dieu appela : « Abraham ! » Il lui répondit «hinéni, me voici ». Ce « me voici » nous dit Rachi, exprime la façon dont répondent les gens entiers prêts à tout assumer.

Dieu lui demande « prend s’il te plaît ton fils, ton unique, que tu aimes, Isaac, et va vers la terre de Moria. Fait le monter là-bas en holocauste, sur une des montagnes que je t’indiquerai ».

Alors qu’il avait fait preuve de tant de ténacité et de vigueur lorsqu’il avait négocié avec Dieu la survie de ne serait-ce que de 10 hommes dans les villes de Sodome et Gomorrhe, cette fois-ci, très étonnamment, Abraham acquiesce. Mais au travers de ce monologue de Dieu, d’un Dieu cruel, puisqu’il demande à son serviteur le sacrifice de son enfant, le midrash incorpore la voix d’Abraham pour laisser place un dialogue nous rendant cet acquiescement beaucoup moins passif :

Dieu dit : « prends ton fils ».
« J’ai deux fils. Lequel dois-je prendre ? »
« Ton unique ! »
« Chacun est le fils unique de sa mère. »
« Celui que tu aimes ! »
« Je les aime tous les deux ! »
« Je veux dire Isaac. » Répondit Dieu.

Abraham persuadé qu’il doit céder l’un de ses enfants, marchandera, maladroitement peut-être, pour essayer de sauver l’un d’eux, son préféré.

Ensuite lorsque Dieu lui dit vers la terre de Moria, sur l’une des montagnes que Je t’indiquerai, cela nous donne une localisation très approximative, nous apprenant que le lieu, n’est toujours pas défini. Abraham, suit l’ordre, du moins ce qu’il en perçoit, et part, ne sachant pas vraiment où il va, et pour la deuxième fois Dieu emploi le terme lekh lekha, va pour toi. Ce va pour toi, n’est pas nécessairement la quête d’un endroit d’un lieu, d’un mouvement dans l’espace, mais plutôt une recherche vers soi, pour soi, la quête d’un profond changement, d’un bouleversement.

Puis l’ordre suprême qui est donnée par Dieu à Abraham est de lui sacrifier, en holocauste là-bas son fils, aimé, unique. Mais nous connaissons tous l’épilogue de cette épisode biblique, l’enfant aura la vie sauve ! Or il nous est très difficile de concevoir une parole divine incertaine, revenant sur ses promesses (en l’occurrence celle de l’assurance à Abraham qu’il aura une grande descendance), ou donnant ordres et contre-ordres (la demande du sacrifice d’Isaac, puis la rétractation de cette demande).

En fait, les contradictions entre ce que Dieu dit, et ce qu’il fait, proviennent en réalité d’Abraham, et de sa conception encore fragile de la paternité. C’est son cœur de père blessé, qui interprète la parole de Dieu, dans le sens de l’immolation. D’ailleurs, le texte littéral ne parle pas d’holocauste, mais de «montée », « monte le en montée/monte le en élévation », lui demande Dieu. Or, monter, ne signifie pas forcément immoler, mais élever une offrande vers Dieu. Et Dieu, dans la patience de sa miséricorde, accepte le regard déformé que l’homme porte sur Lui.

Ce qu’Abraham entend du message divin, n’est pas tout de suite juste, et il se peut qu’il soit prisonnier d’une certaine image, d’une certaine idée qu’il se fait, non pas de la parole divine, mais  de l’objet de cette  parole. De même que nous, lecteurs, lorsque nous découvrons cette « non demande » de sacrifice, nous pensons d’emblée, qu’il s’agit bien d’un sacrifice humain. Peut-être que dans un premier temps, Abraham a eu cette même tentation, par souci de foi et de fidélité de s’imaginer que ce lui demande Dieu, ne peut être autre chose, en termes de garantie de son amour pour Lui, que le don de ce qu’il a de plus précieux. C’est un déchirement pour le lecteur, car tout porte à croire, comme le signale le Gaon de Vilna ainsi que de nombreux commentateurs, que Abraham est bien décidé à sacrifier son fils.

Abraham donc bien décidé se lève tôt le matin, il sangle son âne, prend deux jeunes gens avec lui, Isaac son fils, prend du bois pour l’holocauste et va vers l’endroit dont Dieu lui a parlé. Un endroit toujours inconnu. Mais Alors qu’a-t-il entendu et où va-t-il ?

Le midrash Hagadol nous apporte une réponse : le prophète nous dit-il, est d’abord un homme de mémoire, parce qu’il sait entendre une même chose plusieurs fois, jusqu’à ce que son écoute s’affine, et qu’il perçoive ce qui devait être reçu. Abraham est un prophète, et en tant que prophète, il entend une parole que d’autres peuvent également entendre. Le prophète lui, donne un autre sens aux mots, il perçoit dans le message ce que d’autres ne peuvent percevoir. Un peu comme un artiste qui voit le monde de manière étonnamment différente des autres : là où nous ne voyons rien, ou bien des choses banales, eux en sont profondément atteints, et lorsqu’ils les exposent, ces choses deviennent évidentes, ou parfois pas, lorsque nous refusons d’entendre. Parce nous ne faisons pas cet effort, parce nous ne voulons rien changer, que ce changement nous fait peur et que nous nous confortons par paresse peut-être dans nos habitudes bien rassurantes.

Trois jours s’écoulent, trois jours durant lesquels Abraham et le groupe marche vers ce lieu inconnu, il tâtonne, sans un mot, sans un échange dans une tension pesante. Puis Abraham aperçoit l’endroit de loin, demande à ses serviteurs de rester là, tandis que le jeune homme et lui iront jusque là-bas, se prosterner, et ils reviendront vers eux. Pour Rachi, le fait qu’il soit stipulé « nous reviendront » laisse penser qu’Abraham prophétise qu’il ne sacrifiera pas son fils. Mais nous pouvons également penser qu’Abraham est dans l’incertitude, dans le doute, en recherche permanente et dans l’attente, dans l’espoir d’une issue plus juste.

Abraham prit le bois pour holocauste et le mit sur Isaac son fils. Il prit en main le feu et le couteau, et ils allèrent à deux ne faisant qu’un. Le couteau du sacrifice qui est généralement traduit par sakine, est ici traduit par hamaakhelét le couteau, le couvert qui sert à manger. Les sages nous disent qu’il s’agit d’une métaphore, illustrant  cette relation dévorante qu’Abraham entretient avec son fils, il l’aime d’un amour étouffant, qui ne laisse aucune autonomie à l’autre, aucun espace de vie.

D’après les «Dou ché’arim » qui sont des commentaires des premiers grands maîtres hassidiques, l’expression «et ils marchèrent tous deux ne faisant qu’un»,   traduit un peu cette même idée : il y a entre le père et le fils une tentation presque fusionnelle qui  bride la liberté du fils l’empêchant de s’inscrire dans une histoire personnelle.

Fin du sixième verset : « papa » !
« Me voici », dit Abraham, une fois de plus ce « me voici » nous présente un homme prêt à assumer toutes les responsabilités qui lui incombent.
Isaac le questionne :
« Voici le feu, le bois, mais où est l’agneau pour holocauste » ?
« Dieu pourvoira lui-même l’agneau pour holocauste, mon fils ». Et ils allèrent tous deux ensembles.

Personnellement je trouve cette scène insoutenable. Après trois jours de mutisme total, le père bourreau, fait porter à son fils, sa future victime, les ustensiles qui serviront à son sacrifice. Je ne peux m’empêcher de penser à ces films de gangsters, où le brigand oblige son captif à porter la pelle qui lui servira à creuser sa propre tombe.

Une perspective peu engageante pour Isaac. Ils sont donc en route, et il semble convenu entre le père et le fils qu’il soit question du sacrifice d’un agneau. Arrivé vers l’endroit, Abraham construit un hôtel, ligature son fils et, une fois prêt, il lève la main, saisit le couteau pour égorger son fils, nous retenons notre souffle... Et in extremis, avant que nous fermions les yeux pour ne pas assister à la scène terrible, un ange de Dieu l’appelle du ciel et dit : « Abraham! Abraham!» Me voici !

Si l’ange l’appelle 2 fois c’est peut-être qu’il s’adresse à l’ancien Abraham, celui de la montée, de l’élévation, et au nouveau, celui qui va faire une grosse bêtise par cet acte de foi, celui qui doit réinterpréter la parole divine qu’il a entendue. L’ange stoppe Abraham, l’empêchant d’agir, pour lui permettre un temps de répit, de recul pour réfléchir. L’ange a bien conscience qu’Abraham craint Dieu, mais la crainte peut-être parfois mauvaise conseillère. On ne fait plus complètement face à la situation, on n’écoute plus une ultime fois la parole divine, on ne fait que répéter le sens que nous voulions donner à cette parole, et ce dès le début.

Au 13e verset, Abraham lève les yeux et voit, et voici un bélier ! Mais le verset ne nous dit pas exactement qu’il a vu un bélier : « il a vu, et voici, que le contenu de sa vision était un bélier ». Les rabbins nous suggèrent qu’il aurait pu voir autre chose, notamment un agneau, mais c’est un bélier qu’il a vu. Le contenu d’une vision dépend beaucoup du conditionnement de la personne. Il arrive également que lorsqu’on met une parole en application nous lui trouvons un autre sens.

Abraham dénoue l’épreuve et de sa vision dépendait la survie d’Isaac. C’est alors qu’Abraham va rompre cette mauvaise unité père-fils. Ce n’est pas l’agneau (l’animal-fils) qui est sacrifié, mais le bélier (l’animal-père). Ce qu’Abraham a accompli et mis en œuvre marque une histoire réussie jusque-là, mais elle doit désormais être prolongée par l’œuvre du fils qui apporte sa propre compréhension, et ses différences. Le père doit accepter un certain moment de se mettre en retrait, en sacrifiant sa trop grande présence qui encombre l’enfant, afin de lui laisser la place d’exister, et de construire sa propre histoire. En sacrifiant le bélier, l’animal adulte, Abraham nous prouve qu’il reste en dépit de son âge, un homme capable d’élever, de faire grandir et de léguer un héritage à son fils, dans les meilleures conditions. Le père possessif étant symboliquement immolé, les liens captifs sont tranchés et Isaac est rendu à sa propre autonomie responsable. Abraham peut alors devenir pleinement père. Désormais il ne sera plus employé l’expression « à deux ne faisant qu’un », mais « ensemble » ne faisant qu’un.

CHABBAT CHALOM

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