Chers amis,
La paracha Toledot est extrêmement
riche en évènements importants et fondamentaux pour la suite du récit : le
mariage d'Itzhak et de Rebecca, la stérilité, la naissance des jumeaux Esaü et
Jacob, les relations entre Itzhak et Avimelekh le roi des philistins, le
rapport qu'entretient Itzhak avec l'héritage de son père (en rouvrant les puits
qui avaient été creusés par Avraham et comblés depuis), la compétition entre
les deux frères pour le droit d'aînesse et la bénédiction, et enfin l'exil de
Jacob, tous ces évènements sont décrits en quelques lignes et commentés en des
milliers de pages pour leurs significations historiques, psychologiques ou
encore ésotériques. Ceux qui savent porter sur le texte un regard neuf et sans
préjugés reconnaîtront que les personnages qui nous servent de modèles,
d'ancêtres, de référent sont tout sauf des saints intègres et justes. Ce sont
des humains, avec leurs faiblesses, leurs défauts, leurs sentiments pas
toujours nobles, leurs maladresses et leurs erreurs. La famille qui nous est
présentée dans le texte n'est pas du tout la famille idéale que nous rêvons
d'avoir, mais une famille qui nous ressemble et à laquelle on peut largement
s'identifier.
Le texte sur lequel je voudrais me
concentrer ce soir est celui connu universellement sous le nom de "épisode
du plat de lentilles" : vous en connaissez en gros les détails : l'opposition
entre les deux frères dès la naissance, Essav le fort, chasseur, violent, qui
est un "homme des champs", et Jacob un homme simple qui reste dans
les tentes. Jacob est en train de cuisiner un plat rouge, Essav rentre de la
chasse épuisé et mort de faim lui demande de "l'abreuver" de ce plat,
et Jacob ne consent à lui en donner que s'il accepte de l'échanger contre sa
"bekhora" expression obscure qu'on traduit généralement par
"droit d'ainesse" sans qu'on comprenne exactement ce que cela
recouvre, (peut-être que cela ne recouvre rien d'autre qu'un jeu de mot avec la
suite puisque "Bekhora" est l'anagramme de "Berakha" :
"bénédiction" ce qui lie une histoire avec la suivante).
Mais ce qui m'intéresse c'est un
détail de la narration : le mot lentille n'apparait pas tout de suite mais à la
fin, et le Midrach cherche et trouve une explication sur ce plat (comme chaque
détail compte, ils cherchent à savoir pourquoi Yaakov cuisinait des lentilles
ce jour là).
C'était le jour de la mort
d'Avraham.
Quel rapport? Le plat de lentilles
est le plat de deuil par excellence, comme tous les aliments ronds (les œufs)
car ils représentent le cycle de la vie. Autre explication : l'endeuillé mange
des aliments ronds car ils symbolisent un visage qui n'a pas de bouche, or
l'endeuillé ne doit pas répondre lorsqu'on lui dit bonjour (אסור בשאילת שלום). Plus
généralement, la douleur ressentie lors d'un deuil ne s'exprime pas, elle se
vit de l'intérieur.
C'était le jour de la mort d'Avraham,
nous dit Rachi, qui cite un Midrach que je n'ai pas pu localiser. La mort
d'Avraham racontée à la fin de la paracha précédente :
בראשית פרק כה
(ז) וְאֵלֶּה יְמֵי
שְׁנֵי חַיֵּי אַבְרָהָם אֲשֶׁר חָי מְאַת שָׁנָה וְשִׁבְעִים שָׁנָה וְחָמֵשׁ
שָׁנִים:
(ח) וַיִּגְוַע וַיָּמָת
אַבְרָהָם בְּשֵׂיבָה טוֹבָה זָקֵן וְשָׂבֵעַ וַיֵּאָסֶף אֶל עַמָּיו:
(ט) וַיִּקְבְּרוּ אֹתוֹ
יִצְחָק וְיִשְׁמָעֵאל בָּנָיו אֶל מְעָרַת הַמַּכְפֵּלָה אֶל שְׂדֵה עֶפְרֹן בֶּן
צֹחַר הַחִתִּי אֲשֶׁר עַל פְּנֵי מַמְרֵא:
Le nombre des années que vécut Abraham fut de cent soixante-quinze ans. 8 Abraham défaillit et mourut, dans une heureuse
vieillesse, âgé et satisfait; et il rejoignit ses pères. 9 Il fut inhumé par Isaac et Ismaël, ses fils, dans le
caveau de Makpéla, dans le domaine d'Efrôn, fils de Çohar, Héthéen, qui est en
face de Mambré.
Ce ne pouvait être que ce jour. Il
serait mort "prématurément" à l'âge de 175 ans alors qu'il aurait du
vivre plus (au moins 180 comme son fils), et cette mort prématurée serait un
acte de bonté à son égard afin qu'il ne voie pas son petit-fils Essav devenir
mauvais, et qu'il ne soit pas témoin des luttes fratricides entre ses enfants.
Car Dieu lui avait promis "seiva tova", une heureuse vieillesse. Or
voir ses enfants se déchirer et sa famille voler en éclats ne peut être
considérer comme "seiva tova". Comme si tout ce qu'il avait
patiemment construit sa vie durant se détruisait devant ses yeux.
Ce commentaire est plutôt surprenant
pour deux raisons :
- la mort lui est donnée comme un
bienfait "pour qu'il ne voit pas cela" or Avraham a déjà reçu
l'annonce que sa descendance sera retenue en esclavage en Egypte, et doit donc
savoir que ce qui se passe n'est que le prélude de la "descente aux
enfers" qui se terminera par la libération au temps de Moché.
- le commentaire semble assumer le
fait que lorsqu'on est mort, on ne voit plus rien. Où est la vie après la mort,
si chère aux enseignements rabbinique? Peut-être est-elle renvoyée à l'époque
de la résurrection des morts.
Quoi qu'il en soit, ce qui nous est
présenté comme une des pires choses qu'un homme puisse vivre est d'assister
impuissant à des scènes de déchirement et de violence entre ses enfants ou
petits-enfants. Tout plutôt que cela.
Pourquoi ? Ici, ce qui est
passionnant c'est que le Midrach abandonne un instant ses considérations
politiques pour une réflexion psychologique sur la paternité et les rapports
parents-enfants qui, parce qu'elle touche l'homme et pas l'ancêtre archétypal
de nombreux peuples est paradoxalement beaucoup plus universelle.
Je m'explique : s'il se vit comme un
"ancêtre", le personnage Abraham vu par les juifs devrait se réjouir
du départ de son fils Ishmaël pour privilégier son fils Yitzhak, et du fait que
Yaakov reçoive la bénédiction à la place d'Essav, puisque le Avraham "vu
par les juifs" a tout intérêt à ce que sa descendance réalise la promesse
divine et que le peuple d'Israël soit celui qui porte et réalise l'Alliance par
l'accomplissement des commandements de la Torah. De la même manière que
l'Avraham "vu par les musulmans" a intérêt à ce que sa descendance
légitime se fasse par Ishmaël etc.
Malgré cela le Midrach choisit
d'expliquer la mort d'Avraham avant le début de ces histoires "pour qu'il
ne voie pas cela, et que cela ne lui fasse pas trop de peine". Avant les
considérations politiques, il y a les considérations humaines. On pourra
expliquer à Avraham en long et en large qu'il faut prendre parti pour untel au
détriment d'untel, les deux seront toujours ses enfants, et il les aime tous
les deux. Le mieux pour lui est donc de ne pas assister à cela.
Je crois pouvoir dire que nous sommes
un certain nombre à envier Avraham. Avoir la "chance" de ne pas
assister à des guerres fratricides. Avoir la "chance" de ne pas
devoir choisir son camp et de le défendre envers contre tout, même contre ses
propres frères ou cousins éloignés. Dans une période de conflit armé, comme à
chaque fois (et malheureusement Israël a déjà une longue expérience du sujet),
la raison nous commande de prendre partie pour les nôtres et de tenter de les
défendre par tous les moyens dont nous disposons, fussent-ils dérisoires. En
Israël même un formidable élan de générosité et de solidarité fait que les
habitants du Nord et des zones protégées ouvrent leurs maisons pour accueillir
les habitants du Sud qui désirent se reposer un peu des alertes. Pour les juifs
de la diaspora, on nous demande de militer suivant nos moyens pour aider les nôtres,
en faisant des dons ou en protestant contre des journalistes jugés partiaux,
contre des campagnes de "boycott et de désinformation", pour
expliquer que cette guerre est juste, et qu'Israël a raison, ce qui est
probablement vrai.
Mais ce qui est aussi vrai,
c'est que le cœur de chaque parent saigne en assistant impuissant à des scènes
de violence, de destruction et de mort des deux côtés, car au-delà de la
politique il y aura toujours l'humain.
Chabbat chalom
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