Chers amis,
Parmi les nombreux sujets de la paracha Vayichlah,
la rencontre de Yaakov avec son frère, son combat avec l'ange, le viol de Dina
et la destruction de la ville de Shkhem, en cherchant un sujet original à
traiter j'ai choisi de parler de quelque chose qui fait l'objet de très peu de
commentaires. Non pas la rencontre, mais la non-rencontre de Yaakov avec sa
famille.
La dernière fois que Yaakov voit ses parents,
c'est à la paracha Toledot, lorsqu'il s'enfuit après avoir volé la bénédiction
à son frère, et après avoir reçu une autre bénédiction, "officielle"
celle-là, de son père. Pour sa mère, il ne s'agit que d'une fuite temporaire,
qui doit durer "yamim ahadim" c’est-à dire quelque temps, le temps
que son frère Essav se calme, et accessoirement, pour faire d'une pierre deux
coups, qu'il revienne avec une femme qui ne sera pas "une des benot
kenaan". Rivka, pour bien s'assurer qu'elle aura des nouvelles de son fils
et qu'il rentrera le plus tôt possible, lui dira même "j'enverrai
quelqu'un te chercher…"
Et à partir de ce moment-là, plus rien. Le lien
est totalement rompu entre Yaakov et sa famille. Il n'a aucune nouvelle d'eux
pendant les 20 ans qu'il passe auprès de Laban. C'est la raison pour laquelle
il tremble tellement en revenant : il est persuadé que son frère lui en veut
comme au premier jour, et est encore prêt à le tuer. Sur ce silence de la
famille, la Torah reste muette. S'il n'y avait quelques lignes sur
l'enterrement d'Itzhak auquel assistent ses deux fils, on croirait que Yaakov n'a
plus jamais revu les siens, à part son frère qu'il craint tellement et dont il
s'éloigne dès qu'il peut.
Une des difficultés avec la Torah, est que nous
sommes tellement habitués à l'histoire que nous oublions de poser les bonnes
questions. Nous connaissons l'histoire de Yaakov, contraint de rester 20 ans en
exil, mais pourquoi pendant ces 20 ans n'y a-t-il aucune communication entre
lui et sa famille? Evidemment, on peut penser que les deux pays étaient coupés
et que les communications étaient beaucoup moins rapides et simples
qu'aujourd'hui, c'est un lieu commun. Mais dire que les communications sont
impossibles, c'est faux, surtout pour des nomades qui vivent des échanges et du
commerce sur la route de la soie. Dans le proche orient ancien on communique
par lettres ou par messagers.
Ici il arrive quelque chose d'assez rare : sans
commentaire rabbinique, nous sommes livrés à nous-mêmes pour essayer non pas de
comprendre, mais au mois de proposer quelques explications plausibles.
- Pour Rachi, le mot « ahadim » signifie 7ans, ce qu’il justifie par un verset de la même paracha, lorsque Yaakov travaille pour épouser Rachel : « ces 7 ans furent pour lui comme quelques jours (ahadim) »
- Essav ne s'est jamais calmé, donc pas de raison de faire revenir Yaakov.
- Imaginons : il y a rupture. De chaque côté. Triangle (car Essav ne compte pas : 1) il a une raison d'en vouloir à son frère, et 2) il ne quitte pas ses parents.)
Itzhak en
veut à Yaakov de lui avoir menti.
Yaakov a
honte de ce qu'il a fait à son père, et en veut à sa mère responsable de cette
situation.
Mais
Rivka? D’après le midrach, elle envoie Deborah, qui accompagne Yaakov, et meurt
le même jour qu'elle.
Pour quelle raison Yaakov en arrivant ne rend pas
visite à ses parents? C'est carrément une non-visite. Comme si ce non-acte
était un acte en lui-même.
Il vient de vivre 20 ans d'exil. Cela rappelle
quelqu'un. Joseph, lui aussi 20 ans (environ). La première chose que dit Joseph
: "je suis Joseph, est-ce que mon père vit toujours?". Dès qu'il le
peut il le fait venir. Yaakov, après 20 ans, ne rend pas visite à ses parents.
Les rabbins ont vu dans cette mystérieuse "nourrice Dvorah" une
allusion à la mort de Rivka. Mais la vérité est que Rivka disparaît totalement
du récit, sans être morte (plus tard Yaakov dira qu'elle est enterrée dans le
caveau de Makhpela, mais le texte ne nous dit pas "Rivka est morte tel
jour à tel endroit".
De plus, Yaakov s'est enfin décidé à rendre visite
à son père à sa mort. Mais le texte ne nous donne pas le récit d'une
conversation entre les deux. Peut-être même qu'à son arrivée Itzhak était déjà
mort !
C’est une coupure pour un enfant qui ne serait
jamais parti sans un évènement déclencheur.
En comparant les deux frères dans leurs
descriptions -et en « oubliant » volontairement la façon dont le
Midrach les décrit- on voit que l’un est tourné vers l’extérieur et l’autre
vers l’intérieur, c’est du moins comme cela que le texte construit l’opposition
entre les eux.
Essav est sportif, chasseur, viril.
Yaakov est casanier, dans les jupes de sa mère, il
fait la cuisine, c’est-à dire adopte une posture féminine.
Son/ses épreuves chez Laban vont constituer une
espèce de « tikkoun », une réparation à but pédagogique sur le
principe de l’axiome juridique « midah kenegued midah » : tu ne
travaillais pas, maintenant tu vas travailler. Tu étais à l’intérieur,
maintenant tu seras à l’extérieur. Tu te croyais rusé et malin, tu vas trouver
plus arnaqueur que toi.
Si je devais apporter mon midrach personnel, je
dirais que sur la question de la rupture de lien avec ses parents le texte de
la Torah en fait porter la responsabilité à Yaakov. Le fait que les fils à Papa
et Maman aient besoin, un jour ou l’autre de couper brutalement les ponts avec
leurs parents pour vivre leur propre vie et leurs propres expériences, le fait
que cette rupture se fasse aussi sous forme d’un éloignement géographique n’est
pas en soi répréhensible. Ce qui l’est, c’est de ne pas donner de nouvelles,
car les parents ne savent même pas s’il est mort ou vivant. Sur quoi je me base
pour dire que la Torah reproche cette faute à Yaakov ? Sur la suite de
l’histoire, toujours sur un principe de « midah kenegued
midah » : tu ne donnes pas de nouvelles à tes parents pendant 20
ans ? Toi aussi tu auras un fils qui ne donnera pas de nouvelles pendant
20 ans : Joseph.
Aux niveaux symbolique et psychologique, la
question soulevée ici par le texte est la question des rapports parents/enfants
et de la nécessaire séparation, qui est parfois vécue par l’une des parties, ou
par les deux, comme un déchirement traumatisant. En ce sens, les rapports entre
Rivka/Itshak et leur fils Yaakov sont du même ordre que ceux d’Abraham avec
Itshak (Akeda). Ce thème est aussi suggéré par différents éléments du
texte : que ce soit le décès de Sarah auparavant ou la mort de Rachel en
donnant naissance à son fils Benjamin, ou l’histoire affreuse de Dina qui lui
arrive parce qu’elle est sortie, la séparation parents/enfant est particulièrement
travaillée dans ce texte comme dans quasiment tous les contes pour
enfants : une séparation difficile mais obligatoire pour éviter des
rapports de fusion qui peuvent aller jusqu’à l’inceste, tabou universel et
interdit biblique absolu et irréductible.
C’est cela je crois, la force et le génie de la
Torah : chacun des récits mythiques et légendaires vient illustrer une Loi
qui apparaît plus tardivement dans le texte.
Chabbat chalom
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