Vayichlah 5773


Chers amis,

Parmi les nombreux sujets de la paracha Vayichlah, la rencontre de Yaakov avec son frère, son combat avec l'ange, le viol de Dina et la destruction de la ville de Shkhem, en cherchant un sujet original à traiter j'ai choisi de parler de quelque chose qui fait l'objet de très peu de commentaires. Non pas la rencontre, mais la non-rencontre de Yaakov avec sa famille.

La dernière fois que Yaakov voit ses parents, c'est à la paracha Toledot, lorsqu'il s'enfuit après avoir volé la bénédiction à son frère, et après avoir reçu une autre bénédiction, "officielle" celle-là, de son père. Pour sa mère, il ne s'agit que d'une fuite temporaire, qui doit durer "yamim ahadim" c’est-à dire quelque temps, le temps que son frère Essav se calme, et accessoirement, pour faire d'une pierre deux coups, qu'il revienne avec une femme qui ne sera pas "une des benot kenaan". Rivka, pour bien s'assurer qu'elle aura des nouvelles de son fils et qu'il rentrera le plus tôt possible, lui dira même "j'enverrai quelqu'un te chercher…"

Et à partir de ce moment-là, plus rien. Le lien est totalement rompu entre Yaakov et sa famille. Il n'a aucune nouvelle d'eux pendant les 20 ans qu'il passe auprès de Laban. C'est la raison pour laquelle il tremble tellement en revenant : il est persuadé que son frère lui en veut comme au premier jour, et est encore prêt à le tuer. Sur ce silence de la famille, la Torah reste muette. S'il n'y avait quelques lignes sur l'enterrement d'Itzhak auquel assistent ses deux fils, on croirait que Yaakov n'a plus jamais revu les siens, à part son frère qu'il craint tellement et dont il s'éloigne dès qu'il peut.

Une des difficultés avec la Torah, est que nous sommes tellement habitués à l'histoire que nous oublions de poser les bonnes questions. Nous connaissons l'histoire de Yaakov, contraint de rester 20 ans en exil, mais pourquoi pendant ces 20 ans n'y a-t-il aucune communication entre lui et sa famille? Evidemment, on peut penser que les deux pays étaient coupés et que les communications étaient beaucoup moins rapides et simples qu'aujourd'hui, c'est un lieu commun. Mais dire que les communications sont impossibles, c'est faux, surtout pour des nomades qui vivent des échanges et du commerce sur la route de la soie. Dans le proche orient ancien on communique par lettres ou par messagers.

Ici il arrive quelque chose d'assez rare : sans commentaire rabbinique, nous sommes livrés à nous-mêmes pour essayer non pas de comprendre, mais au mois de proposer quelques explications plausibles.

  1. Pour Rachi, le mot « ahadim » signifie 7ans, ce qu’il justifie par un verset de la même paracha, lorsque Yaakov travaille pour épouser Rachel : « ces 7 ans furent pour lui comme quelques jours (ahadim) »
  2. Essav ne s'est jamais calmé, donc pas de raison de faire revenir Yaakov. 
  3. Imaginons : il y a rupture. De chaque côté. Triangle (car Essav ne compte pas : 1) il a une raison d'en vouloir à son frère, et 2) il ne quitte pas ses parents.)

Itzhak en veut à Yaakov de lui avoir menti.
Yaakov a honte de ce qu'il a fait à son père, et en veut à sa mère responsable de cette situation.
Mais Rivka? D’après le midrach, elle envoie Deborah, qui accompagne Yaakov, et meurt le même jour qu'elle.
Pour quelle raison Yaakov en arrivant ne rend pas visite à ses parents? C'est carrément une non-visite. Comme si ce non-acte était un acte en lui-même.

Il vient de vivre 20 ans d'exil. Cela rappelle quelqu'un. Joseph, lui aussi 20 ans (environ). La première chose que dit Joseph : "je suis Joseph, est-ce que mon père vit toujours?". Dès qu'il le peut il le fait venir. Yaakov, après 20 ans, ne rend pas visite à ses parents. Les rabbins ont vu dans cette mystérieuse "nourrice Dvorah" une allusion à la mort de Rivka. Mais la vérité est que Rivka disparaît totalement du récit, sans être morte (plus tard Yaakov dira qu'elle est enterrée dans le caveau de Makhpela, mais le texte ne nous dit pas "Rivka est morte tel jour à tel endroit".

De plus, Yaakov s'est enfin décidé à rendre visite à son père à sa mort. Mais le texte ne nous donne pas le récit d'une conversation entre les deux. Peut-être même qu'à son arrivée Itzhak était déjà mort !
C’est une coupure pour un enfant qui ne serait jamais parti sans un évènement déclencheur.

En comparant les deux frères dans leurs descriptions -et en « oubliant » volontairement la façon dont le Midrach les décrit- on voit que l’un est tourné vers l’extérieur et l’autre vers l’intérieur, c’est du moins comme cela que le texte construit l’opposition entre les eux.

Essav est sportif, chasseur, viril.
Yaakov est casanier, dans les jupes de sa mère, il fait la cuisine, c’est-à dire adopte une posture féminine.
Son/ses épreuves chez Laban vont constituer une espèce de « tikkoun », une réparation à but pédagogique sur le principe de l’axiome juridique « midah kenegued midah » : tu ne travaillais pas, maintenant tu vas travailler. Tu étais à l’intérieur, maintenant tu seras à l’extérieur. Tu te croyais rusé et malin, tu vas trouver plus arnaqueur que toi.

Si je devais apporter mon midrach personnel, je dirais que sur la question de la rupture de lien avec ses parents le texte de la Torah en fait porter la responsabilité à Yaakov. Le fait que les fils à Papa et Maman aient besoin, un jour ou l’autre de couper brutalement les ponts avec leurs parents pour vivre leur propre vie et leurs propres expériences, le fait que cette rupture se fasse aussi sous forme d’un éloignement géographique n’est pas en soi répréhensible. Ce qui l’est, c’est de ne pas donner de nouvelles, car les parents ne savent même pas s’il est mort ou vivant. Sur quoi je me base pour dire que la Torah reproche cette faute à Yaakov ? Sur la suite de l’histoire, toujours sur un principe de « midah kenegued midah » : tu ne donnes pas de nouvelles à tes parents pendant 20 ans ? Toi aussi tu auras un fils qui ne donnera pas de nouvelles pendant 20 ans : Joseph.

Aux niveaux symbolique et psychologique, la question soulevée ici par le texte est la question des rapports parents/enfants et de la nécessaire séparation, qui est parfois vécue par l’une des parties, ou par les deux, comme un déchirement traumatisant. En ce sens, les rapports entre Rivka/Itshak et leur fils Yaakov sont du même ordre que ceux d’Abraham avec Itshak (Akeda). Ce thème est aussi suggéré par différents éléments du texte : que ce soit le décès de Sarah auparavant ou la mort de Rachel en donnant naissance à son fils Benjamin, ou l’histoire affreuse de Dina qui lui arrive parce qu’elle est sortie, la séparation parents/enfant est particulièrement travaillée dans ce texte comme dans quasiment tous les contes pour enfants : une séparation difficile mais obligatoire pour éviter des rapports de fusion qui peuvent aller jusqu’à l’inceste, tabou universel et interdit biblique absolu et irréductible.

C’est cela je crois, la force et le génie de la Torah : chacun des récits mythiques et légendaires vient illustrer une Loi qui apparaît plus tardivement dans le texte.

Chabbat chalom

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