Bemidbar

Chers amis,

La semaine dernière nous avons terminé, avec un certain soulagement, le livre du Lévitique (soulagement peut-être pas pour vous mais en tout cas pour tous les rabbins qui essaie de se débrouiller pour trouver un message, un commentaire intéressant et profond qui se dégage de la graisse et des entrailles des animaux sacrifiés), et nous entrons vaillamment dans le livre des Nombres.

En hébreu, ce livre se nomme Bemidbar ("dans le désert"), pour ses descriptions des évènements qui se sont déroulés pendant les 40 ans d'errance. En grec, en latin puis en français on lui a donné le nom de "Nombres" à cause de l'impressionnante liste de noms et de chiffres qu'on trouve au début, puisqu'il est question du dénombrement des hébreux lors de la mise en route, de la marche dans le désert, et de l'évaluation de leurs capacités militaires pour des questions d'autodéfense, puisque dans l'antiquité un peuple sans terre est toujours très vulnérable (=> il n'a ni défenses, ni réserves ni bases arrières pour se retirer).

Pour ceux qui se souviennent de la paracha Ki Tissa, nous avions vu qu'une des raisons pour lesquelles la Torah demandait de compter les individus par le biais d'une "astuce", le demi-chekel, c'est que le recensement est tabou, pour plusieurs raisons :

- la crainte du mauvais œil

- la crainte d'un sentiment de fierté et de puissance qui empêche la reconnaissance du fait que la victoire militaire est d'origine divine

- L'interdit de "figer" une situation à un moment donné => parallèle à l'interdit de l'idolâtrie qui demande de ne pas "figer" Dieu.

- Enfin le risque de transformer des êtres humains en numéros

Concernant cette dernière raison, la paracha de cette semaine, Bemidbar, qui nous donne justement sans aucun complexe le résultat précis du dénombrement (sans la moindre allusion au fait que ce procédé pouvait être dangereux) emploie une expression un peu bizarre, même en hébreu biblique : "BEMISPAR CHEMOT" => "par le nombre des noms". Dans un de ses commentaires, Manitou dit que "ce sont les corps qu'on dénombre et les âmes qu'on nomme". Comme souvent avec Manitou, c'est un commentaire très poétique qui met le doigt sur une particularité du texte : certaines personnes sont désignées par leur nom, les chefs de chaque tribu, de chaque clan, ceux qui sont sensés les représenter, alors que d'autres se confondent dans la masse anonyme et deviennent une petite partie du chiffre total.

On serait tenté de peser les avantages et inconvénients du dénombrement par le chiffre ou par les noms : si à première vue, être réduit à un numéro peut-être quelque chose de très mal perçu par un individu par peur d'être oublié, confondu dans la masse, la numérotation a l'avantage de mettre tous les êtres humains sur un pied d'égalité : que l'on soit descendant d'une illustre lignée de haute noblesse ou le premier venu, orphelin ou né de parents inconnus, la place de chacun est égale à un, ni plus ni moins. Un autre avantage serait de remettre en place certains égos surdimensionnés en leur rappelant qu'ils ne sont qu'une goutte d'eau dans l'océan.

Quant au dénombrement par les noms, si à première vue il peut-être séduisant de rappeler que chacun possède une identité propre et un caractère particulier, que chacun est unique, la longue énumération fastidieuse des listes de noms, comme notre paracha en donne un exemple, nous montre les limites d'un tel exercice : qui peut trouver un intérêt quelconque à une suite ininterrompue de 600 000 noms, sans parler des contraintes techniques (la place , le parchemin, l'encre ou… la mémoire), et qui peut imaginer un "appel" collectif dans lequel chacun attendrait des semaines voir des mois avant d'avoir la gloire éphémère d'avoir son nom égrené pendant quelques secondes?

La question centrale, je crois, est la question de l'utilité. A quoi sert ce dénombrement qu'on nous livre comme introduction à la lecture des péripéties du désert? La réponse est qu'il est indispensable de se compter parce qu'on va voyager. Il faut s'assurer, se donner toutes les chances de n'oublier personne en route. Pour cela, un appel doit être fait, non pas au plan national évidemment, mais au plan le plus petit, particulier, local possible : chaque matin, avant de partir, chaque famille devra compter ses membres, rendre compte pour savoir combien exactement participeront au voyage, afin que le soir on sache qui attendre, qui rechercher si quelqu'un s'est perdu ou s'est laissé distancer, et qui ne pas attendre. Chaque clan doit compter un certain nombre de familles, et chaque tribu doit compter un certain nombre de clans etc. S'il manque quelqu'un, tout le monde s'arrête! Ainsi posé, si nous avons en tête la finalité du recensement, on réalise que la question de la modalité (chiffres ou noms) est secondaire, car le dénombrement n'est pas une fin en soi, mais la seule façon possible de voyager en nombre, en masse sans se perdre, un peu comme un corps humain qui rassemble ses forces avant de faire un effort physique. Que vous soyez considéré comme un nom ou un numéro, l'important est que l'on ne vous oublie pas sur le bord de la route. Cela se pose même sous forme d'interdit : sans vous, on ne peut pas continuer, et vous avez le "pouvoir" de retarder tout le peuple par votre seule absence.

Une phrase très célèbre de la Michna dit "kol Israël arévim zé lazé" => ce qui prouve que l'enseignement du désert est toujours valable : pour que le peuple d'Israël puisse avancer, continuer à exister, nous avons besoin des forces de chacun, peu importe la façon dont il choisit d'être compté : certains se comptent par une petite somme envoyée chaque année, un chiffre, d'autres ont besoin de se raccrocher à des noms illustres reconnus de tous, ce qui pose un autre problème, car ceux qui ont en charge de représenter la collectivité se doivent d'être inévitablement irréprochables : lorsqu'un juif célèbre se couvre de honte, c'est tout le peuple juif qui est entâché.

Chabbat chalom

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire