Korah 5771

Chers amis,

La paracha de Korah est l'histoire d'une révolte, l'ambition d'un homme, d'un groupe à atteindre non pas le pouvoir de régner et de diriger, mais plutôt cette fameuse sainteté dont la Torah parle très souvent sans jamais la définir totalement.

Dans le texte même de la Torah, les motifs de la révolte de Korah apparaissent comme une banale querelle au sujet du contrôle du pouvoir et de ses avantages. En lisant le texte simplement se dégage l'impression que ce qui anime Korah et son groupe c'est l'ambition de commander et de tirer profit du pouvoir.

Une fois de plus, j'exprime mon admiration sur la façon dont la littérature rabbinique, le midrach, réussit à partir d'un texte relativement simple et basique à rehausser le niveau, augmenter la difficulté, "réécrire l'histoire" de façon à ce qu'elle apparaisse beaucoup plus complexe, sérieuse, et que la querelle entre les deux ne soit plus une question d'ambition autour du pouvoir mais une question théologique profonde, moderne et actuelle pour les auteurs du Midrach comme pour nous aujourd'hui.

Les sages relient le passage du début de la paracha avec la fin de la paracha précédente, deux textes qui n'ont objectivement rien à voir l'un avec l'autre excepté leur proximité immédiate. La fin de Chelah-Lékha parle des Tsitsit, c'est un texte que vous connaissez tous puisque nous le citons régulièrement comme un des trois paragraphes du Chéma qui ont été codifiés à l'époque rabbinique.

"Parle aux enfants d'Israël, et dis-leur de se faire des franges aux coins de leurs vêtements, dans toutes leurs générations, et d'ajouter à la frange de chaque coin un cordon d'azur. 39 Cela formera pour vous des franges dont la vue vous rappellera tous les commandements de l'Éternel, afin que vous les exécutiez et ne vous égariez pas à la suite de votre cœur et de vos yeux, qui vous entraînent à l'infidélité. 40 Vous vous rappellerez ainsi et vous accomplirez tous mes commandements, et vous serez saints pour votre Dieu. 41 Je suis l'Éternel votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d'Egypte pour devenir votre Dieu, moi, l'Éternel votre Dieu!"

Le Midrach fait comme si la révolte de Korah prenait lieu immédiatement après que Moché ait transmis ce commandement au peuple, et en fait même le sujet de la dispute entre Korah et Moché :

מדרש תנחומא (בובר) פרשת קרח סימן ד
[ד] ויקח קרח. מה כתיב למעלה מן הענין, דבר אל בני ישראל [ואמרת אליהם] ועשו להם ציצית (במדבר טו לח), א"ל קרח למשה רבינו, משה טלית שכולה תכלת, מהו שתהא פטורה מן הציצית, א"ל משה חייבת בציצית, א"ל קרח טלית שכולה תכלת אינה פוטרת עצמה, וארבעה חוטין פוטרין אותה, בית שמלא ספרים, מהו שיהא פטור מן המזוזה, א"ל חייב במזוזה, א"ל כל התורה כולה רע"ה פרשיות יש בה, ואינן פוטרות את הבית, ושתי פרשיות שבמזוזה פוטרות את הבית, א"ל דברים אלו לא נצטוית עליהם, אלא מלבך את בודאם, הדה הוא דכתיב ויקח קרח.

Un peu plus tard le texte du Midrach dit que Korah était un grand sage (Hakham gadol, ils avaient dit la même chose des explorateurs auparavant) pour signifier la pertinence de la question et de l'objection qu'eux même viennent de lui mettre dans la bouche. "Si un talith est entièrement bleu, pourquoi aurait-il besoin de Tsitsit ?" "Si une maison est entièrement remplie de livres (et ici on parle de Sifré Torah) pourquoi aurait-elle besoin de mézouza? Evidemment il n'est pas question ici d'une simple question "technique" en matière de halakha. Il s'agit d'une question beaucoup plus profonde, puisque la mitsva des tsitsit est une mitsva qui est sensée "rappeler" à l'homme qu'il doit-être toujours entouré par les 613 commandements, et donc la Torah. C'est comme si Korah disait : toutes ces mitsvot, ces commandements que tu nous transmets, nous les comprenons et nous en voyons le but et la finalité : l'éducation du peuple, des simples, des masses incultes et ignorantes. Mais nous, gens issus d'un milieu social et culturel supérieur, nous qui savons et qui comprenons, pourquoi veux-tu aussi nous obliger à pratiquer ces commandements? Ne "sommes-nous pas "au-dessus" de cela? Est-ce qu'on ne pourrait pas créer deux catégories de personnes à l'intérieur du peuple juif : d'une part les nobles éduqués, qui, de par leur naissance et leur éducation pourraient se permettre d'être "au-dessus des lois" et d'autre part le commun des mortels à qui les mitsvot sont nécessaires pour son élévation spirituelle, pour permettre d'être facilement gouverné, et qui y seraient soumis sans exception.

C'est une question qui prise sous un autre angle, revient à demander : "à quoi sert une loi?" "Quel est son but, et par extension, quel est le sens des mitsvot?"

La première réponse qui nous vient à l'esprit en comparant avec nos codes civils dans les pays occidentaux est que la loi sert à pouvoir vivre ensemble avec des règles qu'une communauté donnée s'est fixée et accepte de plein gré. Dans nos régimes démocratiques, la loi est "l'expression de la volonté du peuple", représenté par son parlement élu. Mais dans le cas qui nous occupe cette réponse ne peut-être que partiellement valable : une partie des Mitsvot de la Torah est certes consacrée aux commandements dits "Ben adam lehavero" "entre un homme et son prochain", mais une autre partie, peut-être la plus importante, concerne des actions totalement gratuites sans but précis, directement identifiable et visible : celles qu'on a l'habitude de classer dans la catégorie des mitsvot "entre l'homme et Dieu" comme par exemple placer une mézouza et porter des tsitsits, mais aussi manger cacher ou faire chabbat.

Par définition cette seconde catégorie ne sert pas à vivre ensemble, et n'est pas non plus l'expression de la volonté du peuple, mais au contraire représentent une volonté de Dieu dont le but est soit inconnu soit précisé dans la Tora, comme pour le cas des Tsitsit : "lema'an tizkerou" "afin que vous vous souveniez". Or comme dans toutes les actions de cet ordre, on serait tenté de répondre : "je n'en ai pas besoin car je me souviens déjà". Si le but de manger cacher et de faire chabbat est de se souvenir qu'il y a Dieu unique et qu'il a conclu une alliance avec le peuple juif, c'est très important de le faire faire aux enfants et aux simples d'esprit, mais à partir du moment où l'on a compris et intégré le message, pourquoi continuer à s'embarrasser de ces lois?

A cela la tradition juive a donné plusieurs réponses, à Korah et à tous ses partisans :

1. La raison pour laquelle la Tora ne donne pas de justification ou d'explication à certains commandements est justement pour ne pas donner ce sentiment de pouvoir se passer de la loi.

2. La Tora n'a pas été donnée à un ensemble d'individus mais à un peuple et tout le monde est soumis aux mêmes lois sur le plan collectif.

3. L'idée que quelqu'un puisse arriver à un stade "supérieur" au-delà duquel il ne serait plus possible de revenir en arrière est étrangère à la pensée tant biblique que rabbinique. L'être humain, s'il peut au prix de nombreux efforts, arriver momentanément à un certain niveau de sainteté, c'est-à-dire de proximité ou d'identification avec la sainteté divine, ne pourra jamais se croire définitivement arrivé à un tel niveau sans possibilité de retour.

4. Quand bien même quelqu'un arriverait à se maintenir à un niveau aigu de conscience d'une certaine proximité avec Dieu, quel moyen aurait-il d'avoir l'assurance de transmettre cela à ses enfants?

 5. Enfin, avec l'obligation de pratiquer vient immédiatement celle de chercher non seulement à comprendre, mais aussi de renouveler le sens à chaque génération, chaque année, voire à chaque fois que l'on fait l'action de nouveau. Le fameux "naassé venichma" => si nous cessons de faire, comment espérer continuer à comprendre?

Cette question du rapport entre la pratique et le sens est au cœur de nombreuses polémiques entre juifs ou entre les juifs et d'autres groupes. Entre juifs on se pose souvent la question si on continuera à pratiquer les commandements même après la venue du Messie. Pour nos relations avec les chrétiens la question centrale est : Jésus est-il venu abolir ou accomplir la loi? Mais de façon plus concrète et plus actuelle, cette question se pose à chacun d'entre nous au moment très diffus de la réflexion qui accompagne l'acte, lorsque l'on se pose toute une série de questions : faire ou ne pas faire? Pourquoi? A quoi cela sert? Ma vie sera-t-elle changée après cela? Ou dans une vision utilitariste, presque consumériste de la religion : est-ce que j'en ai besoin? Est-ce que cela me plait, me convient, me correspond?

Etre un juif pratiquant, paradoxalement, c'est ne jamais se croire complet, entier, parfait, arrivé à un état "supérieur" aux autres hommes ou autres juifs pas ou moins pratiquant. Etre pratiquant c'est justement se placer dans cet état d'inquiétude permanent, de quête de sens jamais terminée et toujours renouvelée qui fait que la composante proprement religieuse de l'identité juive a toujours été, est et sera toujours en mouvement, en recherche, en éternelle recomposition, c'est ce qui fait sa force, et aussi sa difficulté au plan individuel. Pour savoir ce qui est advenu de Korah et de ses partisans, il suffit de venir demain à la lecture de la Tora. Mais un commentaire hassidique met l'accent sur un verset qui dit que les enfants de Korah ne sont pas morts avec lui, et disent que ses enfants sont encore là, parmi nous, et cherchent à chaque génération, à trouver de nouveaux arguments pour remettre en cause ce lien entre chaque juif et la pratique.

Chabbat chalom

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