Behar 5774

La paracha Behar est passionnante au niveau des règles économiques qu’elle établit, qui sont probablement fantasmée car rien ne prouve qu’elles ont un jour été respectée. Nous avons eu l’occasion il y a deux ou trois ans de parler des règles de l’année sabbatique et du jubilé, et de la façon dont ces lois pourraient inspirer une ou des solutions à la crise économique actuelle.

Mais ce chabbat, ce n’est pas de la paracha que j’ai envie de parler. Chaque chabbat, dans cette période entre Pessah et Chavouôt, est placé sous le signe d’un chapitre des Pirké Avot. J’ai déjà eu l’occasion de dire à quel point ces aphorismes venus des sages des premiers siècles de l’ère chrétienne me sont chers, et l’importance que j’accorde à l’étude et la méditation de ces textes.

Dans les premiers chapitres, la majorité de ces aphorismes sont des perles de sagesses livrées telles quelles de façon un peu anarchique, sans thématique organisée autre que l’ordre chronologique des sages qui les cite. Dans les chapitres de la fin il y a plus de structures, autour de chiffres typologiques.
Evidemment, certains conseils nous font sourire ou grincer des dents, puisqu’issus d’un contexte assez misogyne, ou d’une situation politique de soumission aux Romains, ou d’un milieu rabbinique dans lequel l’étude prend une part prépondérante dans la vie de chacun jusqu’à en devenir un comportement quasi-obsessionnel.

Ce qui me touche particulièrement dans les enseignements des Pirké Avot c’est que les conseils sont de plusieurs ordres : certains sont universels et s’adressent à tous et à toutes, d’autres s’adressent particulièrement aux rabbins chargés de juger des cas de conflits, de se mettre en position d’arbitres ou de leaders spirituels.

Il y a trois semaines, dans le premier chapitre nous avons lu :
משנה מסכת אבות פרק א
משנה ח
[ח] יהודה בן טבאי ושמעון בן שטח קבלו מהם יהודה בן טבאי אומר אל תעש עצמך כעורכי הדיינין וכשיהיו בעלי דינים עומדים לפניך יהיו בעיניך כרשעים וכשנפטרים מלפניך יהיו בעיניך כזכאין כשקבלו עליהם את הדין:
« Ne te fais pas à la fois juge et partie… »

Dans la suite, un autre dit : « Interroge longuement les témoins, et pèse prudemment tes propos, afin qu’ils n’en déduisent pas comment falsifier la vérité ».

Sans aucun doute, ces règles/conseils de comportement moral lors d’une procédure judiciaire sont destinées originellement à des juges. Or le simple fait de se retrouver dans les Pirké Avot, au milieu d’autres conseils qui n’ont rien à voir avec la justice leur donne une autre dimension. Une dimension beaucoup plus large et je dirais même, dans une certaine mesure, prophétique.

Dans une société dans laquelle les informations se transmettent à la vitesse de la lumière, et dans laquelle le désir de transparence vire parfois au voyeurisme le plus obscène, tout le monde a le loisir de se mettre en position de juge, et de commenter, s’exprimer, condamner nommément telle ou telle personne.
Grâce aux réseaux sociaux, tout un chacun peut diffuser sa propre appréciation de faits ou actes qu’on ne connait que partiellement, qui sont rapportés de sources peu fiables ou ayant elles-mêmes des intérêts à manipuler l’opinion publique.

En bref, là où je veux en venir, c’est que les conseils qui étaient au départ destinés à des juges sont aujourd’hui valables pour tous et toutes. La prudence, l’investigation, la vérification des sources, doivent être un préalable avant toute décision, même les plus anodines, comme ouvrir sa bouche pour parler, ou tapoter sur son clavier d’ordinateur pour laisser un commentaire qui va être lu potentiellement par des centaines de personnes.

Je pense que vous voyez où je veux en venir. Cette semaine les esprits des juifs de France sont en ébullitions, à cause d’un scandale au Consistoire de Paris concernant une affaire de divorce. La famille d’une jeune femme se plaint d’avoir dû payer 90 000€ à l’ex-mari pour qu’il accepte de donner le guet à son ex-épouse. On accuse les rabbins du Consistoire, parmi les plus haut placés, d’avoir pris part à cette négociation et de l’avoir cautionné.

Cette histoire m’intéresse vivement à plus d’un titre : en tant que juif français, en tant qu’homme, et évidemment en tant que rabbin.

En tant que juif français, ce que l’on apprend sur la manière dont les tribunaux civils punissent par une astreinte les hommes qui refusent de donner le guet à leur ex-épouse après le divorce civil est passionnant. La manière dont le système judiciaire d’un pays laïque intervient dans les affaires religieuses quand on établit une véritable volonté de nuire est très instructive et doit être connue du plus grand nombre.

En tant qu’homme, chaque fois qu’on est confronté à une histoire de ce genre on note la dissymétrie entre homme et femme dans les relations familiales, dissymétrie dans la loi juive qui ne fait qu’acter et formuler un principe donné de la création : hommes et femmes sont par nature inégaux, leurs fonctions et leurs rôles sont différents, et c’est aux sociétés humaines qu’il appartient de corriger cette inégalité/ce déséquilibre au mieux sans jamais gommer les différences.

Enfin en tant que rabbin, mais un rabbin qui a fait ses études à l’étranger, je regarde d’un œil amusé la façon dont le judaïsme français prend lentement conscience du retard qu’il a sur la question du divorce juif par rapport à d’autres pays qui ont depuis longtemps adopté des solutions efficaces sur le plan civil comme sur le plan religieux. Ces solutions sont en vigueur dans le mouvement massorti en France, et j’ouvre une parenthèse pour dire que lorsque je célèbre un mariage je fais systématiquement signer un accord pré-marital qui fait en sorte de désamorcer le problème avant même qu’il ait lieu.

Jusqu’à cet après-midi, je pense avoir écouté toutes les émissions de radios, lu tous les articles qui traitent du sujet, et un grand nombre de commentaires sur Facebook.

Et pourtant je ne sais presque rien du fond de l’affaire, et heureusement. Car ce que je sais est déjà trop. La frontière est tellement fine et ténue entre l’information légitime sur des pratiques dans une institution communautaire qui est le bien de tous les juifs de France, et l’intimité d’un couple qui se déchire, que personne n’a à observer.

Je n’en dirai donc rien, en ayant en tête c’est enseignement des Pirké Avot dans la suite du premier chapitre. Un enseignement destiné à l’origine aux sages, mais qui peut aujourd’hui s’appliquer à chacun d’entre nous :
משנה מסכת אבות פרק א
משנה יא
[יא] אבטליון אומר חכמים הזהרו בדבריכם שמא תחובו חובת גלות ותגלו למקום מים הרעים וישתו התלמידים הבאים אחריכם וימותו ונמצא שם שמים מתחלל:
Ou encore :
משנה מסכת אבות פרק א
משנה יז
[טז] שמעון בנו אומר כל ימי גדלתי בין החכמים ולא מצאתי לגוף טוב אלא שתיקה ולא המדרש הוא העיקר אלא המעשה וכל המרבה דברים מביא חטא:
« Toute ma vie … »


Chabbat chalom

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