Je raconte souvent que dans les cours ou les conférences sur
le judaïsme auxquelles j’ai souvent assisté on donne à la fin la parole à
l’auditoire pour des questions. Parfois, dans de très rares cas, il y a de
vraies questions. La plupart du temps on assiste à tout autre chose : dans
le meilleur des cas, les questions sont hors sujet ou hors de propos. Parfois
il y a des réponses, ou des polémiques un peu ridicules, et surtout il y en a
toujours, mais alors toujours (c’est une constante), qui prennent la parole
pour dire ce qu’ils pensent sur le sujet, alors même qu’ils n’ont rien écouté
ou rien compris, juste pour le plaisir de parler en public et de s’exprimer…
lorsqu’on finit par mettre fin à la conférence, on entend souvent des gens
murmurer « c’est dommage, j’avais encore quelque chose à dire… »
En lisant la paracha Behoukotaï, on assiste à un phénomène
semblable : comme chacun sait, c’est la dernière paracha du Lévitique.
Nous avons donc la conclusion de tout ce qui s’est dit jusque-là :
אֵלֶּה הַחֻקִּים
וְהַמִּשְׁפָּטִים, וְהַתּוֹרֹת, אֲשֶׁר נָתַן יְהוָה, בֵּינוֹ וּבֵין
בְּנֵי יִשְׂרָאֵל--בְּהַר סִינַי, בְּיַד-מֹשֶׁה.
« Telles sont les ordonnances, les institutions et
les doctrines que l'Éternel donna entre lui et les enfants d'Israël, au mont
Sinaï, par l'intermédiaire de Moïse. »
L’affirmation est une généralité un peu vague, et on se
demande ce à quoi fait véritablement allusion le texte : toutes les
Houkim et les Michpatim, qui ont été données sur le Mont Sinaï, incluant
les dix commandements, la moitié de l’Exode et la totalité du Lévitique ?
C’est l’hypothèse maximaliste, retenue par les commentateurs et la plupart des
juifs orthodoxes.
Je suis plutôt sensible aux arguments de ceux qui y voient
une allusion aux règles exprimées à la fin du Lévitique, à la paracha Behar que
nous avons lu la semaine dernière. Parce que les malédictions de Behoukotaï
sont des malédictions économiques et politiques, et que les mitsvot de Behar
sont les chabbat de la terre (Shmita et Yovel). De plus, un chiffre revient dans
les malédictions de Behoukotaï : le sept, ce qui est un procédé littéraire
pour évoquer les cycles de sept années et de 49, toujours au sujet de
l’occupation de la terre et de l’économie.
Mais quoi qu’il en soit, je répète la phrase de conclusion,
qui vient mettre un terme au livre :
אֵלֶּה הַחֻקִּים
וְהַמִּשְׁפָּטִים, וְהַתּוֹרֹת, אֲשֶׁר נָתַן יְהוָה, בֵּינוֹ וּבֵין
בְּנֵי יִשְׂרָאֵל--בְּהַר סִינַי, בְּיַד-מֹשֶׁה.
Sauf que juste après le point final il y a encore quelque
chose à dire, comme si on avait oublié des précisions. Et le texte reprend,
pour nous donner encore un certain nombre d’informations, avant de conclure à
nouveau :
אֵלֶּה הַמִּצְוֹת, אֲשֶׁר צִוָּה
יְהוָה אֶת-מֹשֶׁה--אֶל-בְּנֵי יִשְׂרָאֵל: בְּהַר, סִינָי.
Tout cela à l’air d’une blague juive, c’est pourtant le
texte de la Torah, il suffit de regarder d’un œil objectif le 27ème
chapitre du Lévitique pour réaliser qu’il s’agit d’une pièce rapportée, placée
arbitrairement à cet endroit alors que sa place est sûrement ailleurs dans le
Lévitique.
Dans le Lévitique, car on y parle des prêtres, de leurs
évaluations, des sommes à reverser au Temple, et de la dîme qui leur est
destinée.
Mais la première loi du chapitre 27 est assez bizarre et
choquante :
« Si quelqu'un promet expressément, par un vœu, la
valeur estimative d'une personne à l'Éternel, appliquée à un homme de l'âge de
vingt à soixante ans, cette valeur sera de cinquante sicles d'argent, au poids
du sanctuaire; 4 et s'il s'agit d'une femme, le taux sera de trente sicles.
Depuis l'âge de cinq ans jusqu'à l'âge de vingt ans, le taux sera, pour le sexe
masculin, de vingt sicles; pour le sexe féminin, de dix sicles. 6 Depuis l'âge
d'un mois jusqu'à l'âge de cinq ans, le taux d'un garçon sera de cinq sicles
d'argent, et celui d'une fille, de trois sicles d'argent. 7 Depuis l'âge de
soixante ans et au-delà, si c'est un homme, le taux sera de quinze sicles et
pour une femme il sera de dix sicles. »
Pardonnez-moi, ce que je trouve choquant n’est pas la
différence de prix entre un homme et une femme, car la Torah nous a déjà
habitué à cela. Ce qui m’étonne, c’est la façon dont la Torah présente avec un
naturel déconcertant la valeur marchande des êtres humains.
Sans trop réfléchir, d’une réaction instinctive et
épidermique, on se dit qu’il y a ici une contradiction avec les enseignements
de la Genèse et le Talmud (traité Sanhedrin), suivant lesquels la vie d’un être
humain est unique et irremplaçable (« qui tue un homme, tue un
univers »). La façon qu’a le Lévitique de quantifier, mesurer et définir
ce qui doit être apporté au Temple, que l’on comprend lorsqu’il s’agit de
récoltes ou d’animaux, nous semble ici déraper et prendre une tournure absurde
et dangereuse.
Et pourtant. En y réfléchissant, et en regardant évidemment
les modalités d’application de ces lois, on se dit qu’il y a ici une leçon de
civisme et d’économie.
Pour le civisme : le message est un message d’égalité.
Un homme vaut tant. Tous les hommes valent la même chose, qu’ils soient riches…
ou pauvres. En émettant un vœu, celui d’offrir au Temple sa valeur ou celle de
son enfant s’il réchappe d’un danger auquel il est confronté, on imagine
l’individu découvrir sa valeur avec un étonnement proportionnel à son niveau de
vie. Soit « j’ai des possessions et des richesses, et je ne vaux véritablement
que ça ?! » ou alors « je ne possède même plus mon vêtement, et
je vaudrais autant ?! ». Dans l’argot des hommes d’affaires, on
entend souvent dire à propos du salaire qu’ils estiment devoir leur
revenir : « à mon âge, avec ma carrière et mes capacités je vaux
tant… » sous-entendu je vaux plus qu’avant et moins que plus tard, mais
surtout j’estime ma valeur par rapport au salaire qu’on me donne. Dans des
reportages économiques on entend aussi des journalistes dire qu’untel
« pèse » tant de millions de dollars. A cela la Torah répond qu’il ne
« pèse » pas plus qu’un autre du même âge…
Sur le plan économique, la leçon est quasiment la même, vue
sous un autre angle : la valeur d’un être humain ne se mesure pas à ce
qu’il peut rapporter, à sa force de travail, à ses possessions ou à son
salaire. Tous ces éléments ne sont que des contingences. L’être humain ne se
réduit pas à une question économique, sa dignité n’est pas négociable, et elle
ne change pas au gré des fluctuations de la bourse.
Les malédictions terribles contenues dans Behoukotaï
s’adressent à ceux qui oublieraient ces valeurs simples et fondamentales :
sécheresse, famine, guerre et dispersion aurait lieu. Ont eu lieu si l’on en
croit les descriptions du prophète Jérémie, que nous lisons en Haftara. Mais
nous lisons aussi dans son texte des messages d’espoir :
« Béni soit l'homme qui Se confie en l'Eternel, et
dont l'Eternel est l'espoir! 8 II sera tel qu'un arbre
planté au bord de l'eau et qui étend ses racines près d'une rivière: vienne la
saison chaude, il ne s'en aperçoit pas, et son feuillage reste vert: une année
de sécheresse, il ne s'en inquiète point, il ne cessera pas de porter des
fruits. ».
Chabbat chalom
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