Emor 5774

Le Talmud dans le traité Taanit raconte une histoire assez cocasse pour illustrer un proverbe populaire qui avait court à l’époque :

« « Mieux vaut être toujours souple comme un roseau plutôt que rigide comme un cèdre. »

Un jour Rabbi Ele’azar fils de Rabbi Chim’on revenait de chez son maître à Migdal Gadour, il chevauchait son âne et se promenait sur la rive d’un fleuve. Il était très joyeux, et très fier de lui, car il avait beaucoup étudié la Torah. Vint à sa rencontre un homme qui était particulièrement laid.

-         Chalom maître !

Il ne lui rendit pas son salut.

-         Rika ! [espèce d’homme vide, de bon à rien] Qu’est-ce que tu es laid ! Est-ce que tous les gens de ta ville sont aussi laids que toi ?!

-         Je ne sais pas. Mais va demander à l’artisan qui m’a créé et dis-lui « qu’elle est laide l’œuvre que tu as faite ! »

En comprenant qu’il avait fauté, Rabbi Eleazar descendit de son âne et se prosterna devant lui, en lui disant :

-         Je t’ai blessé, pardonne-moi !

-         Je te pardonnerai quand tu auras été voir l’artisan qui m’a créé et que tu lui auras dit « qu’elle est laide l’œuvre que tu as faite ! »

[Rabbi Eleazar] le suivit, en marchant derrière lui, jusqu’à ce qu’ils arrivent à la ville. Les habitants sortirent à sa rencontre [en disant] :

-         Chalom à toi, maître, maître !

[L’homme leur dit :]

-         Qui appelez-vous maître ?

-         Celui qui te précède

-         Si celui-là est un maître, pourvu qu’il n’y en ait pas d’autres comme lui dans le peuple juif !

-         Pour quelle raison ?

-         Il m’a fait ça et ça…

-         Malgré cela pardonne-lui, parce que c’est un grand de la Torah.

-         Pour vous je lui pardonne. A condition qu’il ne recommence plus.

Rabbi Eleazar rentra [dans la maison d’étude] et commença à enseigner : « Mieux vaut être toujours souple comme un roseau plutôt que rigide comme un cèdre. » »

La paracha Emor commence par des règles concernant les prêtres. A défaut d’être totalement compréhensibles, certaines nous sommes connues et nous les trouvons a posteriori évidentes :
Un Cohen ne doit pas se rendre au cimetière sauf pour un parent proche. Il ne doit pas épouser une femme divorcée ou une prostituée. Ces règles sont encore plus strictes pour le grand-prêtre. Un prêtre, ou toute personne qui apporte un sacrifice au Temple, doit observer des règles de pureté, et se préserver du contact avec la mort, ou se purifier avant d’aller au Temple.

Mais on arrive à un passage qui pose problème, et qui est même révoltant : les hommes de la famille des prêtres, les Cohanim, qui possèdent une infirmité, quelle qu’elle soit (aveugle, boiteux, estropié, bossu, nain ou tout autre défaut physique) et quelle qu’en soit l’origine (de naissance, ou par accident) sont interdits du service divin, et ne doivent pas s’approcher du sanctuaire et offrir des sacrifices.

On pourrait tenter de désamorcer la difficulté du texte pour nos esprits modernes en disant qu’ils sont simplement dispensés en raison de leurs difficultés physiques à servir pour les tâches dures et pénibles qu’impose le culte juif : les sacrifices, la station debout pied nus par tous les temps etc. Mais ce ne serait pas honnête intellectuellement : les handicapés physiques ne sont pas dispensés, ils sont interdits de culte. Dieu ne veut pas les voir ! D’après ce texte du Lévitique, Il ne veut voir devant lui, à Son service, que des êtres humains complets et parfaits physiquement, sans aucun défaut extérieur, de même que les animaux qui doivent être sacrifiés pour lui doivent être sans défaut.

Qu’est-ce que ce Dieu qui refuse de voir des êtres résultants du produit de Sa propre création ? Peut-on imaginer une mesure plus arbitraire que celle d’écarter définitivement toute personne qui n’a rien fait à part être né avec un défaut dont elle n’est pas responsable ? qu’en est-il des personnes dont l’aspect physique extérieur est entièrement conforme, qui respectent scrupuleusement les règles de pureté et d’impureté, et qui intérieurement sont de vraies crapules insensibles et dépourvues de toute qualité morale ?

Ceux qui cherchent une réponse à ces interrogations chez les commentateurs classiques sont assez déçus : comme souvent lorsqu’il s’agit de commandements classés dans les Houkim, ces commandements entre l’Homme et Dieu qui n’ont pas de raison logique, les sages ne réfléchissent pas sur la justification de la loi, mais plutôt sur le côté pratique de son application. Probablement parce qu’à leur époque, cela les choquait beaucoup moins que nous. Il se peut aussi qu’ils se sentent déjà tellement éloignés de l’époque du Temple que toutes ces lois étaient devenues pour eux complètement théoriques et ne devaient pas les préoccuper plus que nécessaire.

Il reste que c’est une loi arbitraire et injuste.

D’un côté, une masse de citoyens qui ne peuvent accéder à la sainteté que par des intermédiaires. De l’autre, une caste de prêtres qui se consacrent entièrement à leur sacerdoce exigeant, qui appliquent des règles strictes en rejetant tout être parmi eux qui n’est pas conforme à la fonction (« apte au service ») dirions-nous, et qui renvoient l’image d’un Dieu qui recherche la perfection par la sélection et l’élimination de tout ce qui n’est pas conforme extérieurement à l’image que doit avoir un être humain « standard ».

Je disais que les commentateurs classiques, les médiévaux, étaient moins choqués que nous. Ce qui peut se comprendre, car ils vivaient dans une société féodale aux règles dures et strictes. C’est la raison pour laquelle j’ai affirmé que cette loi était arbitraire et injuste, mais je n’ai pas dit « immorale » car la morale est quelque chose qui évolue régulièrement avec les sociétés.

En revanche, les sages plus anciens, les auteurs de la Michna et du Talmud, eux étaient profondément indignés par ces lois. Leur façon de les critiquer ne pouvait évidemment consister à critiquer le texte de front, puisque l’auteur en est Dieu Lui-même, mais ils trouvèrent différents moyens de polémiquer en faisant passer des messages subtils et à peine voilés.

Le texte que je vous ai lu au début en est un exemple. Le sage mis en scène est illustre, il en est très fier et très orgueilleux. Il éprouve de la joie à la contemplation de la nature, qu’il trouve parfaite. Il est profondément dérangé par l’apparition de cet homme qui trouble l’harmonie du monde par la laideur de ses traits. La nature étant, d’après Rabbi Eleazar, parfaite, puisqu’elle est la création de Dieu, il ne devrait pas y avoir de créatures aussi… imparfaites. Or cet homme existe. Il y a ici un paradoxe à résoudre, une énigme, une équation de logique. Rabbi Eleazar malgré toutes ses années d’étude choisit instinctivement la pire des solutions : si cet homme est aussi laid, c’est donc qu’il l’a mérité. Il doit être aussi affreux à l’intérieur qu’à l’extérieur, et son aspect physique est le signe de la déchéance de son côté spirituel. Il s’adresse donc à lui comme à un être de la pire espèce, un infirme physique doublé d’un infirme mental. 

Lorsqu’il comprend que l’homme auquel il s’adresse est aussi intelligent et fin que lui, qu’il souffre de son aspect physique mais reconnait le même créateur que lui, il tombe… de son âne. Cette chute, si le texte prend la peine de la décrire, correspond à la chute du monde de l’idéal, de l’intellect, des livres, et à la confrontation avec la réalité de la création, dans toute sa diversité, devant des choses qui ne sont pas prévues et devant lesquelles il n’y a pas de réponse.

De droit, sûr et rigide comme un cèdre, Rabbi Eleazar en sortant de la maison d’étude et en reprenant contact avec la réalité devient souple comme un roseau, qui se plie suivant la direction du vent.

On voit donc très clairement que dans la littérature juive ancienne deux conceptions s’opposent : d’un côté la Torah, et plus précisément le livre du Lévitique, pour qui ceux qui s’approchent de Dieu doivent être non seulement purs mais en plus « parfaits ». De l’autre côté le Talmud, qui donne une voix au chapitre à tous les « imparfaits », et réduit au silence tous les donneurs de leçons sur la perfection de l’univers même -et surtout- quand ils sont issus des rangs des sages de la Torah.

Au début de ma réflexion, encore sous le coup de mes souvenirs des cours d’histoire, je pensais simplement décrire un des nombreux aspects de la polémique entre Sadducéens et Pharisiens. Les premiers étant les héritiers de la caste des prêtres, et les seconds des révolutionnaires exigeant l’accès au religieux pour tous les instruits indépendamment de la naissance. Le clergé contre le Tiers-Etat.

Mais en y réfléchissant bien, je trouve que cette petite histoire du Talmud est tellement subversive qu’elle est dirigée contre à peu près tous ceux qui croient, ou qui ont cru un jour détenir la clef ultime de la compréhension du monde. On fait surgir un personnage exclu, rejeté, à la limite même de l’humanité pour faire la lumière sur l’étrangeté de ceux qui se croient normaux, confortablement établis dans l’illusion de leurs connaissances et de leurs idées sur le monde qui les entoure. Le Talmud enseigne simplement « ne te prend pas pour un cèdre, mais imite plutôt le roseau… »


Chabbat chalom

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire