Le Talmud dans le traité Taanit raconte une histoire assez
cocasse pour illustrer un proverbe populaire qui avait court à l’époque :
« « Mieux vaut être toujours souple comme un
roseau plutôt que rigide comme un cèdre. »
Un jour Rabbi Ele’azar fils de Rabbi Chim’on revenait de
chez son maître à Migdal Gadour, il chevauchait son âne et se promenait sur la
rive d’un fleuve. Il était très joyeux, et très fier de lui, car il avait
beaucoup étudié la Torah. Vint à sa rencontre un homme qui était
particulièrement laid.
-
Chalom maître !
Il ne lui rendit pas son
salut.
-
Rika ! [espèce
d’homme vide, de bon à rien] Qu’est-ce que tu es laid ! Est-ce que tous
les gens de ta ville sont aussi laids que toi ?!
-
Je ne sais pas. Mais va
demander à l’artisan qui m’a créé et dis-lui « qu’elle est laide l’œuvre
que tu as faite ! »
En comprenant qu’il avait
fauté, Rabbi Eleazar descendit de son âne et se prosterna devant lui, en lui
disant :
-
Je t’ai blessé,
pardonne-moi !
-
Je te pardonnerai quand
tu auras été voir l’artisan qui m’a créé et que tu lui auras dit « qu’elle
est laide l’œuvre que tu as faite ! »
[Rabbi Eleazar] le suivit, en
marchant derrière lui, jusqu’à ce qu’ils arrivent à la ville. Les habitants
sortirent à sa rencontre [en disant] :
-
Chalom à toi, maître,
maître !
[L’homme leur dit :]
-
Qui appelez-vous
maître ?
-
Celui qui te précède
-
Si celui-là est un
maître, pourvu qu’il n’y en ait pas d’autres comme lui dans le peuple
juif !
-
Pour quelle
raison ?
-
Il m’a fait ça et ça…
-
Malgré cela pardonne-lui,
parce que c’est un grand de la Torah.
-
Pour vous je lui
pardonne. A condition qu’il ne recommence plus.
Rabbi Eleazar rentra [dans la maison d’étude] et commença
à enseigner : « Mieux vaut être toujours souple comme un roseau
plutôt que rigide comme un cèdre. » »
La paracha Emor commence par des règles concernant les
prêtres. A défaut d’être totalement compréhensibles, certaines nous sommes
connues et nous les trouvons a posteriori évidentes :
Un Cohen ne doit pas se rendre au cimetière sauf pour un
parent proche. Il ne doit pas épouser une femme divorcée ou une prostituée. Ces
règles sont encore plus strictes pour le grand-prêtre. Un prêtre, ou toute
personne qui apporte un sacrifice au Temple, doit observer des règles de
pureté, et se préserver du contact avec la mort, ou se purifier avant d’aller
au Temple.
Mais on arrive à un passage qui pose problème, et qui est
même révoltant : les hommes de la famille des prêtres, les Cohanim, qui
possèdent une infirmité, quelle qu’elle soit (aveugle, boiteux, estropié,
bossu, nain ou tout autre défaut physique) et quelle qu’en soit l’origine (de
naissance, ou par accident) sont interdits du service divin, et ne doivent pas
s’approcher du sanctuaire et offrir des sacrifices.
On pourrait tenter de désamorcer la difficulté du texte pour
nos esprits modernes en disant qu’ils sont simplement dispensés en raison de
leurs difficultés physiques à servir pour les tâches dures et pénibles
qu’impose le culte juif : les sacrifices, la station debout pied nus par
tous les temps etc. Mais ce ne serait pas honnête intellectuellement : les
handicapés physiques ne sont pas dispensés, ils sont interdits de culte. Dieu
ne veut pas les voir ! D’après ce texte du Lévitique, Il ne veut voir
devant lui, à Son service, que des êtres humains complets et parfaits physiquement,
sans aucun défaut extérieur, de même que les animaux qui doivent être
sacrifiés pour lui doivent être sans défaut.
Qu’est-ce que ce Dieu qui refuse de voir des êtres
résultants du produit de Sa propre création ? Peut-on imaginer une mesure
plus arbitraire que celle d’écarter définitivement toute personne qui n’a rien
fait à part être né avec un défaut dont elle n’est pas responsable ? qu’en
est-il des personnes dont l’aspect physique extérieur est entièrement conforme,
qui respectent scrupuleusement les règles de pureté et d’impureté, et qui
intérieurement sont de vraies crapules insensibles et dépourvues de toute
qualité morale ?
Ceux qui cherchent une réponse à ces interrogations chez les
commentateurs classiques sont assez déçus : comme souvent lorsqu’il s’agit
de commandements classés dans les Houkim, ces commandements entre
l’Homme et Dieu qui n’ont pas de raison logique, les sages ne réfléchissent pas
sur la justification de la loi, mais plutôt sur le côté pratique de son
application. Probablement parce qu’à leur époque, cela les choquait beaucoup
moins que nous. Il se peut aussi qu’ils se sentent déjà tellement éloignés de
l’époque du Temple que toutes ces lois étaient devenues pour eux complètement
théoriques et ne devaient pas les préoccuper plus que nécessaire.
Il reste que c’est une loi arbitraire et injuste.
D’un côté, une masse de citoyens qui ne peuvent accéder à la
sainteté que par des intermédiaires. De l’autre, une caste de prêtres qui se
consacrent entièrement à leur sacerdoce exigeant, qui appliquent des règles
strictes en rejetant tout être parmi eux qui n’est pas conforme à la fonction
(« apte au service ») dirions-nous, et qui renvoient l’image d’un
Dieu qui recherche la perfection par la sélection et l’élimination de tout ce
qui n’est pas conforme extérieurement à l’image que doit avoir un être humain
« standard ».
Je disais que les commentateurs classiques, les médiévaux,
étaient moins choqués que nous. Ce qui peut se comprendre, car ils vivaient
dans une société féodale aux règles dures et strictes. C’est la raison pour
laquelle j’ai affirmé que cette loi était arbitraire et injuste, mais je n’ai
pas dit « immorale » car la morale est quelque chose qui évolue
régulièrement avec les sociétés.
En revanche, les sages plus anciens, les auteurs de la
Michna et du Talmud, eux étaient profondément indignés par ces lois. Leur façon
de les critiquer ne pouvait évidemment consister à critiquer le texte de front,
puisque l’auteur en est Dieu Lui-même, mais ils trouvèrent différents moyens de
polémiquer en faisant passer des messages subtils et à peine voilés.
Le texte que je vous ai lu au début en est un exemple. Le
sage mis en scène est illustre, il en est très fier et très orgueilleux. Il
éprouve de la joie à la contemplation de la nature, qu’il trouve parfaite. Il
est profondément dérangé par l’apparition de cet homme qui trouble l’harmonie
du monde par la laideur de ses traits. La nature étant, d’après Rabbi Eleazar,
parfaite, puisqu’elle est la création de Dieu, il ne devrait pas y avoir de
créatures aussi… imparfaites. Or cet homme existe. Il y a ici un paradoxe à
résoudre, une énigme, une équation de logique. Rabbi Eleazar malgré toutes ses
années d’étude choisit instinctivement la pire des solutions : si cet
homme est aussi laid, c’est donc qu’il l’a mérité. Il doit être aussi affreux à
l’intérieur qu’à l’extérieur, et son aspect physique est le signe de la
déchéance de son côté spirituel. Il s’adresse donc à lui comme à un être de la
pire espèce, un infirme physique doublé d’un infirme mental.
Lorsqu’il comprend
que l’homme auquel il s’adresse est aussi intelligent et fin que lui, qu’il
souffre de son aspect physique mais reconnait le même créateur que lui, il
tombe… de son âne. Cette chute, si le texte prend la peine de la décrire,
correspond à la chute du monde de l’idéal, de l’intellect, des livres, et à la
confrontation avec la réalité de la création, dans toute sa diversité, devant
des choses qui ne sont pas prévues et devant lesquelles il n’y a pas de
réponse.
De droit, sûr et rigide comme un cèdre, Rabbi Eleazar en
sortant de la maison d’étude et en reprenant contact avec la réalité devient
souple comme un roseau, qui se plie suivant la direction du vent.
On voit donc très clairement que dans la littérature juive
ancienne deux conceptions s’opposent : d’un côté la Torah, et plus
précisément le livre du Lévitique, pour qui ceux qui s’approchent de Dieu
doivent être non seulement purs mais en plus « parfaits ». De l’autre
côté le Talmud, qui donne une voix au chapitre à tous les
« imparfaits », et réduit au silence tous les donneurs de leçons sur
la perfection de l’univers même -et surtout- quand ils sont issus des rangs des
sages de la Torah.
Au début de ma réflexion, encore sous le coup de mes
souvenirs des cours d’histoire, je pensais simplement décrire un des nombreux
aspects de la polémique entre Sadducéens et Pharisiens. Les premiers étant les
héritiers de la caste des prêtres, et les seconds des révolutionnaires exigeant
l’accès au religieux pour tous les instruits indépendamment de la naissance. Le
clergé contre le Tiers-Etat.
Mais en y réfléchissant bien, je trouve que cette petite
histoire du Talmud est tellement subversive qu’elle est dirigée contre à peu
près tous ceux qui croient, ou qui ont cru un jour détenir la clef ultime de la
compréhension du monde. On fait surgir un personnage exclu, rejeté, à la limite
même de l’humanité pour faire la lumière sur l’étrangeté de ceux qui se croient
normaux, confortablement établis dans l’illusion de leurs connaissances et de
leurs idées sur le monde qui les entoure. Le Talmud enseigne simplement
« ne te prend pas pour un cèdre, mais imite plutôt le roseau… »
Chabbat chalom
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