Chabbat Hagadol 5774

Nous sommes arrivés au Chabbat Hagadol, le chabbat qui précède Pessah.

Mercredi dernier au Talmud Torah, un élève m’a demandé « mais pourquoi est-ce qu’on refait Pessah chaque année ? Il suffit de le faire une fois et on a compris, après c’est terminé… »

Je crois qu’il venait de réaliser un des principes fondamentaux du judaïsme. Il y a une différence entre comprendre intellectuellement et revivre un événement chaque année. Ce n’est pas la même zone du cerveau qui est stimulée. D’une part, à l’école, on travaille sur l’intellect et les facultés cognitives. D’autre part, à la table familiale et à la synagogue, on travaille sur l’inscription de chacun dans la mémoire collective.

Le fait de s’en étonner et de le réaliser ne signifie pas accepter. Cet élève est inscrit au TT depuis de nombreuses années, et il a beaucoup de mal à se motiver car il trouve qu’on étudie les mêmes fêtes chaque année… il n’a pas tort, comme souvent avec les enfants, son opposition est juste et fondée. C’est à nous les enseignants que revient la tâche de raconter la même chose chaque année un peu différemment, de les faire vibrer, de les faire réfléchir chaque fois sur une autre chose, de leur faire ressentir l’importance de ce rituel pour la cohésion du groupe et du peuple juif…

Ce travail, c’est celui des enseignants, des « professionnels » du judaïsme. C’est aussi celui de chaque parent autour de la table du seder, puisque la Haggada de Pessah n’est pas une « prière » qui doit être récitée mécaniquement de bout en bout, mais une suggestion de conversation entre les générations pour transmettre une expérience au travers des 5 sens, et notamment du goût et de l’ouïe.

Cette petite introduction pour vous dire que je n’ai pas mauvaise conscience de vous répéter une année de plus en quoi consiste le chabbat Hagadol. Ce n’est pas par paresse, mais parce que c’est mon devoir de répéter chaque année, et de le faire chaque fois un peu différemment.

D’où vient ce nom « hagadol », et depuis quand est-ce qu’on nomme ce chabbat de cette façon ? Comme pour toutes les traditions anciennes dont l’origine s’est perdue avec le temps, il y a plusieurs explications…
  1. Mahloqet entre pharisiens et sadducéens adversaires de la loi orale : le chabbat à partir duquel il faut commencer à compter le Omer n’est pas le premier chabbat de Pessah (chabbat Béréchit) mais le premier jour de Yom Tov, c’est pourquoi le chabbat d’avant Yom Tov serait appelé « chabbat hagadol » ( !?)
  2. La haftara se termine par un verset populaire décrivant la venue du prophète Elie, dans lequel il y a le mot « gadol » :

מלאכי פרק ג
(כג) הנה אנכי שלח לכם את אליה הנביא לפני בוא יום יקוק הגדול והנורא:
3. Dans les communautés d’Europe orientale, ce chabbat était un des rares chabbatot dans lesquels le rabbin faisait une dracha ( !) (que faisait-il le reste du temps ?) => le chabbat du Gadol de la communauté. Pour y avoir assisté plusieurs fois en Israël, je dois dire qu’en général ce sont des drachot assez décevantes puisqu’elles ont pour objet les halakhot de Pessah, la manière de nettoyer, de cachériser etc. Sujets passionnants mais techniques et qui à mon avis ne conviennent pas à une dracha de chabbat.
4. Enfin, et surtout, un midrach assez connu relate que l’année de la sortie d’Egypte, dans l’Exode, roch Hodech Nissan était un jeudi, donc le 10 Nissan était un chabbat, et c’est ce même jour que les hébreux reçurent une des premières mitsvot : choisir un agneau qui sera abattu dans la nuit du 14, pour mettre de son sang sur les portes etc. Or, bien que le mouton/le bélier soit un animal sacré en Egypte, les égyptiens n’ont pas empêché les hébreux de les sacrifier, et cela en soi fut considéré comme un miracle, un des premiers signes « ot ».

Ce qui permet d’établir un lien avec la paracha que nous lirons demain : Ahare-Mot, puisqu’on y trouve un commandement qui reviendra plusieurs fois par la suite, celui de ne pas sacrifier un animal en dehors de l’enceinte du Temple, et du cadre fixé par les prêtres. Une centralisation du culte qui parait primordiale pour la Torah, et le restera quasiment jusqu’à la destruction du second Temple, même si les archéologues retrouvent trace de sanctuaires juifs, dévolus à Hachem, même à la période de la fin du second Temple. Le Talmud rapporte aussi qu’un des chefs de la communauté juive de Rome à l’époque qui suit la destruction du Temple pratiquait des sacrifices rituels d’animaux, et qu’il s’est fait vertement tancer par un des sages qui l’a menacé de « Nidouï » c’est-à-dire d’exclusion de la communauté.

Quel rapport avec Pessah ?

Une question « classique » de Halakha : a-t-on le droit de manger de la viande grillée lors du repas qui suit la première partie du Seder ?

Pourquoi pas ? => risque de confusion, de méprise avec le sacrifice de l’agneau pascal, qui ne devait se faire qu’au Temple et surtout pas ailleurs. Or depuis qu’il n’y a plus de Temple, le seder de Pessah est modifié, il n’a plus le même « goût ». Il a le goût de l’absence, de l’incomplet, de l’inachevé. On mange de la Matsa sans l’agneau. On prononce les trois mots : Pessah, Matsa et Maror, en ayant conscience que l’on ne peut pratiquer que les deux tiers du commandement. On termine avec l’afikoman, qui normalement était composé de Matsa et de viande grillée.

On a l’habitude de dire que le rituel Pessah a un goût particulier. Ce qui est vrai aujourd’hui l’était encore plus à une époque d’autonomie et de liberté, dans laquelle des juifs dispersés se rendaient au Temple pour célébrer et savourer leur libération et la prise en main de leur destin, suivant un projet de société plus juste, plus équitable, plus universel. Un projet révélé, et donné. Transmis pour être adapté, et si besoin est amélioré et sublimé.

Aujourd’hui, le seder de Pessah a un goût d’inachevé justement parce que nous portons encore en nous le deuil de l’échec de ce projet. Chaque année, nous réalisons de nouveau que nos ancêtres n’ont pas réussi à garder le Temple debout. Notre Pessah est donc, par définition, incomplet : il y a du maror, l’amertume de l’esclavage. Il y a de la matsa, le pain du voyage, de la sortie. Mais il n’y a pas de viande d’agneau, le symbole du juif qui se tient debout et intransigeant face à l’idolâtrie, sans peur, et qui célèbre chaque année collectivement la liberté… de pouvoir réaliser sa vie à travers la Torah.

C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre l’injonction millénaire « l’an prochain à Jérusalem », qui date de l’époque rabbinique, c’est-à-dire d’après la destruction du Temple.

Cela ne veut pas dire que nous souhaitons passer Pessah de l’année prochaine dans un seder organisé dans un des luxueux hôtels de la ville, avec la bénédiction d’un grand-rabbin, servis par des employés philippins ou arabes palestiniens.

Cela ne veut pas dire non plus que nous souhaitons tous être installés l’an prochain à Jérusalem, une ville qui, même avec un ou deux miracles, aurait du mal à accueillir les quelques millions de juifs du monde… ce qui n’a jamais été l’objectif.

Non, nous souhaitons l’an prochain à Jérusalem pour avoir enfin l’occasion de procéder au sacrifice de l’agneau pascal, et montrer aux autres et à nous-même que quel que soit notre lieu de résidence nous n’avons plus peur comme à l’époque de l’Egypte. Pour leur dire aussi que nous sommes prêts à accomplir les commandements, pas par fanatisme religieux mais par « Emouna » => par fidélité et confiance, en ce projet universel qu’est la sortie d’Egypte, qui consiste en la libération de tous les esclaves et de tous les asservissements.

Je n’ai pas le droit de terminer sans répondre à la question : « A-t-on le droit de manger de la viande grillée lors du repas qui suit la première partie du Seder ? »

Certaines communautés s’en abstiennent par tradition, bien qu’il n’y ait aucun interdit sur ce sujet précis.
Et j’ajouterais : après tout pourquoi pas ? Justement à notre époque, nous qui avons la chance de voir de nos yeux la réalisation d’une promesse ancienne, un état pour le peuple juif, pourquoi ne pas essayer de peser de toutes nos forces pour que cette réalisation soit le plus possible fidèle au projet divin donné sur le Sinaï ?

Chabbat chalom


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