Nous sommes arrivés au Chabbat
Hagadol, le chabbat qui précède Pessah.
Mercredi dernier au Talmud Torah, un
élève m’a demandé « mais pourquoi est-ce qu’on refait Pessah chaque
année ? Il suffit de le faire une fois et on a compris, après c’est
terminé… »
Je crois qu’il venait de réaliser un
des principes fondamentaux du judaïsme. Il y a une différence entre comprendre
intellectuellement et revivre un événement chaque année. Ce n’est pas la même
zone du cerveau qui est stimulée. D’une part, à l’école, on travaille sur
l’intellect et les facultés cognitives. D’autre part, à la table familiale et à
la synagogue, on travaille sur l’inscription de chacun dans la mémoire
collective.
Le fait de s’en étonner et de le
réaliser ne signifie pas accepter. Cet élève est inscrit au TT depuis de
nombreuses années, et il a beaucoup de mal à se motiver car il trouve qu’on
étudie les mêmes fêtes chaque année… il n’a pas tort, comme souvent avec les
enfants, son opposition est juste et fondée. C’est à nous les enseignants que
revient la tâche de raconter la même chose chaque année un peu différemment, de
les faire vibrer, de les faire réfléchir chaque fois sur une autre chose, de
leur faire ressentir l’importance de ce rituel pour la cohésion du groupe et du
peuple juif…
Ce travail, c’est celui des
enseignants, des « professionnels » du judaïsme. C’est aussi celui de
chaque parent autour de la table du seder, puisque la Haggada de Pessah n’est
pas une « prière » qui doit être récitée mécaniquement de bout en
bout, mais une suggestion de conversation entre les générations pour
transmettre une expérience au travers des 5 sens, et notamment du goût et de
l’ouïe.
Cette petite introduction pour vous
dire que je n’ai pas mauvaise conscience de vous répéter une année de plus en
quoi consiste le chabbat Hagadol. Ce n’est pas par paresse, mais parce que
c’est mon devoir de répéter chaque année, et de le faire chaque fois un peu
différemment.
D’où vient ce nom
« hagadol », et depuis quand est-ce qu’on nomme ce chabbat de cette
façon ? Comme pour toutes les traditions anciennes dont l’origine s’est
perdue avec le temps, il y a plusieurs explications…
- Mahloqet entre pharisiens et sadducéens adversaires de la loi orale : le chabbat à partir duquel il faut commencer à compter le Omer n’est pas le premier chabbat de Pessah (chabbat Béréchit) mais le premier jour de Yom Tov, c’est pourquoi le chabbat d’avant Yom Tov serait appelé « chabbat hagadol » ( !?)
- La haftara se termine par un verset populaire décrivant la venue du prophète Elie, dans lequel il y a le mot « gadol » :
מלאכי פרק ג
(כג) הנה אנכי שלח לכם את אליה הנביא לפני
בוא יום יקוק הגדול והנורא:
3. Dans les
communautés d’Europe orientale, ce chabbat était un des rares chabbatot dans
lesquels le rabbin faisait une dracha ( !) (que faisait-il le reste du
temps ?) => le chabbat du Gadol de la communauté. Pour y avoir assisté
plusieurs fois en Israël, je dois dire qu’en général ce sont des drachot assez
décevantes puisqu’elles ont pour objet les halakhot de Pessah, la manière de
nettoyer, de cachériser etc. Sujets passionnants mais techniques et qui à mon
avis ne conviennent pas à une dracha de chabbat.
4. Enfin, et
surtout, un midrach assez connu relate que l’année de la sortie d’Egypte, dans
l’Exode, roch Hodech Nissan était un jeudi, donc le 10 Nissan était un chabbat,
et c’est ce même jour que les hébreux reçurent une des premières mitsvot :
choisir un agneau qui sera abattu dans la nuit du 14, pour mettre de son sang
sur les portes etc. Or, bien que le mouton/le bélier soit un animal sacré en
Egypte, les égyptiens n’ont pas empêché les hébreux de les sacrifier, et cela
en soi fut considéré comme un miracle, un des premiers signes « ot ».
Ce qui permet d’établir un lien avec
la paracha que nous lirons demain : Ahare-Mot, puisqu’on y trouve un
commandement qui reviendra plusieurs fois par la suite, celui de ne pas
sacrifier un animal en dehors de l’enceinte du Temple, et du cadre fixé par les
prêtres. Une centralisation du culte qui parait primordiale pour la Torah, et
le restera quasiment jusqu’à la destruction du second Temple, même si les
archéologues retrouvent trace de sanctuaires juifs, dévolus à Hachem, même à la
période de la fin du second Temple. Le Talmud rapporte aussi qu’un des chefs de
la communauté juive de Rome à l’époque qui suit la destruction du Temple
pratiquait des sacrifices rituels d’animaux, et qu’il s’est fait vertement
tancer par un des sages qui l’a menacé de « Nidouï » c’est-à-dire
d’exclusion de la communauté.
Quel rapport avec Pessah ?
Une question
« classique » de Halakha : a-t-on le droit de manger de la
viande grillée lors du repas qui suit la première partie du Seder ?
Pourquoi pas ? => risque de
confusion, de méprise avec le sacrifice de l’agneau pascal, qui ne devait se
faire qu’au Temple et surtout pas ailleurs. Or depuis qu’il n’y a plus de
Temple, le seder de Pessah est modifié, il n’a plus le même « goût ».
Il a le goût de l’absence, de l’incomplet, de l’inachevé. On mange de la Matsa
sans l’agneau. On prononce les trois mots : Pessah, Matsa et Maror, en
ayant conscience que l’on ne peut pratiquer que les deux tiers du commandement.
On termine avec l’afikoman, qui normalement était composé de Matsa et de viande
grillée.
On a l’habitude de dire que le rituel
Pessah a un goût particulier. Ce qui est vrai aujourd’hui l’était encore plus à
une époque d’autonomie et de liberté, dans laquelle des juifs dispersés se
rendaient au Temple pour célébrer et savourer leur libération et la prise en
main de leur destin, suivant un projet de société plus juste, plus équitable,
plus universel. Un projet révélé, et donné. Transmis pour être adapté, et si
besoin est amélioré et sublimé.
Aujourd’hui, le seder de Pessah a un
goût d’inachevé justement parce que nous portons encore en nous le deuil de
l’échec de ce projet. Chaque année, nous réalisons de nouveau que nos ancêtres
n’ont pas réussi à garder le Temple debout. Notre Pessah est donc, par
définition, incomplet : il y a du maror, l’amertume de l’esclavage. Il y a
de la matsa, le pain du voyage, de la sortie. Mais il n’y a pas de viande d’agneau,
le symbole du juif qui se tient debout et intransigeant face à l’idolâtrie,
sans peur, et qui célèbre chaque année collectivement la liberté… de pouvoir
réaliser sa vie à travers la Torah.
C’est dans cet esprit qu’il faut
comprendre l’injonction millénaire « l’an prochain à Jérusalem », qui
date de l’époque rabbinique, c’est-à-dire d’après la destruction du Temple.
Cela ne veut pas dire que nous
souhaitons passer Pessah de l’année prochaine dans un seder organisé dans un
des luxueux hôtels de la ville, avec la bénédiction d’un grand-rabbin, servis
par des employés philippins ou arabes palestiniens.
Cela ne veut pas dire non plus que
nous souhaitons tous être installés l’an prochain à Jérusalem, une ville qui,
même avec un ou deux miracles, aurait du mal à accueillir les quelques millions
de juifs du monde… ce qui n’a jamais été l’objectif.
Non, nous souhaitons l’an prochain à
Jérusalem pour avoir enfin l’occasion de procéder au sacrifice de l’agneau
pascal, et montrer aux autres et à nous-même que quel que soit notre lieu de
résidence nous n’avons plus peur comme à l’époque de l’Egypte. Pour leur dire
aussi que nous sommes prêts à accomplir les commandements, pas par fanatisme
religieux mais par « Emouna » => par fidélité et confiance, en ce
projet universel qu’est la sortie d’Egypte, qui consiste en la libération de tous
les esclaves et de tous les asservissements.
Je n’ai pas le droit de terminer sans
répondre à la question : « A-t-on le droit de manger de la viande
grillée lors du repas qui suit la première partie du Seder ? »
Certaines communautés s’en
abstiennent par tradition, bien qu’il n’y ait aucun interdit sur ce sujet
précis.
Et j’ajouterais : après tout
pourquoi pas ? Justement à notre époque, nous qui avons la chance de voir
de nos yeux la réalisation d’une promesse ancienne, un état pour le peuple
juif, pourquoi ne pas essayer de peser de toutes nos forces pour que cette
réalisation soit le plus possible fidèle au projet divin donné sur le Sinaï ?
Chabbat chalom
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