Vayehi 5773


Chers amis,

La dernière paracha de Berechit, Vayehi, relate la scène très émouvante dans laquelle Yaakov se retire, dit adieu à ses fils et par la même occasion prend congé du lecteur de la Torah. Comme quasiment tous les personnages de la Torah, il convoque toute sa tribu, ses enfants, et leur donne sa bénédiction. Comme le veut cette scène récurrente, une "scène-type" comme j'ai déjà eu l'occasion de la décrire, les bénédictions consistent surtout en un dévoilement de ce qui adviendra dans le futur pour chacun d'eux, ou plutôt pour la tribu qu'ils vont fonder. L'année dernière, j'avais expliqué à quel point la construction de la narration était travaillée, à travers entre autres l'emploi des verbes de perception, pour faire ressortir le contraste entre la scène de la bénédiction des enfants chez Itshak et celle de Yaakov : dans l'une le père est aveugle et il ne comprend rien à ce qui se passe (la supercherie), dans l'autre le père est aussi aveugle mais justement il comprend/voit/perçoit ce qui se passe encore mieux que les assistants qui ont toutes leurs facultés : Efraïm et Menassé.

Cette année je voudrais m'arrêter sur la notion de prophétie. Une idée reçue voudrait qu'il y ait 12 bénédictions, une pour chaque fils. Ne soyez pas surpris demain matin si vous ne voyez pas le compte : il n'y en a à proprement parler que deux, celles d'Efraïm et Ménaché. Les autres ne sont pas des bénédictions mais des prophéties, énoncées dans un style elliptique et poétique :
בראשית פרק מט

(א) וַיִּקְרָא יַעֲקֹב אֶל בָּנָיו וַיֹּאמֶר הֵאָסְפוּ וְאַגִּידָה לָכֶם אֵת אֲשֶׁר יִקְרָא אֶתְכֶם בְּאַחֲרִית הַיָּמִים:
(ב) הִקָּבְצוּ וְשִׁמְעוּ בְּנֵי יַעֲקֹב וְשִׁמְעוּ אֶל יִשְׂרָאֵל אֲבִיכֶם:
"Je vais vous annoncer…"
Comment comprendre ces paroles?

  • J'ai eu une vision du futur, je vais vous la partager (pchat)
  • J'ai décidé ce qu'il allait advenir de chacun de vous, et par ces paroles je le fais exister (je rends mon jugement, notamment pour les trois premiers de mes fils)
  • Tout est d'ores et déjà prévu, et votre comportement passé influencera l'histoire de votre descendance.


Quoi qu'il en soit, chacun des vers exprimés fait référence à un épisode précis dans les livres postérieurs (Juges, Samuel, Rois…)

Pardon de briser un peu la magie et le merveilleux des textes, mais depuis bien longtemps on sait que ce que nous appelons communément "prophéties" au sens restreint, c'est-à dire divination et annonciation du futur, ont en fait été rédigées à une époque tardive et mise dans la bouche de personnages anciens, ce qui n'enlève rien de leur portée (on trouve une "étiologie", c'est-à dire une explication symbolique à un état de fait politique et géographique de la population à un moment donné), mais pose un problème à tous ceux qui considéraient naïvement que la valeur d'une prophétie se trouve dans la fiabilité de ses prévisions, dans son taux de réussite. Pour ceux-là, ce qui fait la véracité, l'authenticité du message de la Torah, c'est que les prophéties annoncées antérieurement se sont réalisées, et donc les autres, celles qui prédisent le retour des exilés et le rétablissement de la royauté à Sion, se réaliseront aussi.

Si j'avais plus de temps pour développer, je dirais que ce que la Torah appelle "prophéties" est un message à caractère politique et/ou éthique/religieux délivré par des prophètes qui étaient des personnages publics reconnus et pour certains ayant une fonction officielle à la cour du roi, lesquels messages n'avaient pas pour but premier d'annoncer l'avenir mais de décrire le présent, ce qui n'était pas au goût de tout le monde et avait déjà à l'époque un caractère subversif.

J'avais envie de parler des prophéties ce soir car la semaine dernière on m'a offert un livre apparemment très populaire : « Le code d'Esther».

Bernard Benyamin est un journaliste connu et reconnu, qui met son image de sérieux et de professionnalisme au service d'une théorie fumeuse déjà connue et répandue depuis des années. La thèse du livre : au moment d'être pendu, un des dix condamnés du procès de Nuremberg crie à l'assistance "aujourd'hui c'est la fête des juifs, c'est Pourim 1946". Qu'a-t-il voulu dire? S'agit-il d'un message codé? La réponse est oui, car dans le texte de la méguila d'Esther à la fin, on énonce les noms des 10 fils d'Aman qui furent pendus après leur père, et dans leur nom il y a des lettres plus petites (comme cela arrive fréquemment dans les textes liturgiques). Si on fait la somme de ces lettres on obtient 5707, soit la date hébraïque qui correspond à 1946. Moralité : les prophéties de la Tora sont vraies, tout est écrit, Dieu existe, repentez-vous car la fin du monde approche.

Ce livre, présenté comme une enquête palpitante digne de Dan Brown est une somme d'âneries plus grosses les unes que les autres, et il est difficile de tout énumérer. Je vais essayer de procéder avec méthode et parler de trois ou quatre choses :

  1. Sur le fond : c'est faux, la somme des lettres donne effectivement 707, mais le grand Vav est utilisé pour 5000. Pourquoi? Pas d'explication : Zohar/cabbale = mystère et écran de fumée.
  2. Suite d'entretiens où les personnages intéressants (Annette Wieworka et Régine Waintrater) côtoient des rabbins fumistes qui font leur pub depuis des années grâce aux codes de la Torah et autres idioties "poudre aux yeux, parmi lesquels le plus célèbre est encore Ron Chaya. Où l'on apprend, entre autres, que les nazis étaient fascinés par les juifs et se sont intéressés à leur culture, leurs langues et leurs textes.
  3. L'éditeur de Mein Kampf s'appelait Max Amann : preuve irréfutable ! mais preuve de quoi? Haman est le personnage au premier plan, à l'origine du projet, pas un obscur conseiller !
  4. 10 criminels nazis pendus à Nuremberg : l'évènement était déjà prévu dans la Méguila. Or s'il y a un texte de la tradition juive qui ne doit pas être rapproché de la Shoah c'est bien celui-là! Car la Méguilah est l'histoire d'une extermination qui n'a jamais eu lieu, et dans laquelle les juifs se sont retournés contre leurs agresseurs !


Le témoignage et le parcours de Bernard Benyamin sont assez touchants : bouleversé par la mort de sa mère, il prend le chemin de la synagogue de son quartier pour la première fois afin de dire Kaddich. Apparemment fragilisé par ce deuil, et par son ignorance du judaïsme, il tombe dans l'escarcelle d'un ou plusieurs "mentors" qui vont lui donner des cours accélérés de judaïsme pour les nuls et le manipuler au service de leur "cause" : annoncer au monde qu'il n'existe pas de hasard et que tout est déjà écrit dans la Torah. Je passe sur la théologie à 2 francs que cela implique et qui n'est pas abordée (si Dieu a tout prévu et tout voulu, alors la Shoah aussi?) pour en venir à ce qui est pour moi la plus grande catastrophe, pire encore que l'utilisation de la Shoah à des fins douteuses : il ressort de ce livre que n'importe quel nazi parano et obsédé par les juifs en savait plus sur le judaïsme, sur ses textes fondateurs et leur symbolique qu'un intellectuel juif français du début du XXIème.

C'est un constat triste et amer mais aussi paradoxalement un message d'espoir puisque tant que des livres aussi pauvres et débiles que celui-ci auront du succès en librairie on aura besoin de rabbins éclairés pour mettre à nu toutes les faiblesses de l'argumentation et la vacuité des tentatives de jouer les pseudo-Nostradamus de pacotille en devinant des évènements déjà passés.

Chabbat chalom

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