Michpatim

Chers amis,

Après avoir vécu/revécu des évènements aussi fondateurs, fondamentaux, et terriblement émouvants que la sortie d’Egypte, l’ouverture de la mer et le don de la Torah sur le mont Sinaï, le récit narratif de la Torah s’interrompt, une parenthèse s’ouvre contenant une liste de détails assez technique dont on se demande si la place est bien à cet endroit de la Torah.

« Ve-élé hamichpatim acher tassim lifnéhem… »

Que viennent faire les lois concernant les esclaves hébreux, les interdictions de maltraiter ses parents, son prochain, ses serviteurs, la loi dite du talion, les règles concernant les dommages causés par un bœuf ou un puits et la responsabilité civile du propriétaire, au beau milieu d’un texte dont toute la teneur est basée sur l’émotion de la rencontre et de l’alliance entre Dieu et son peuple ?
Apparemment rien. Ce qui fait dire à certains, parmi les tenants d’une analyse froide et « scientifique » du texte biblique, que nous sommes en présence d’une source indépendante, que le rédacteur final a choisi d’insérer ici, au beau milieu d’un passage narratif, pour des raisons qui lui sont propres et que nous ne connaissons pas. Mais une analyse un peu plus fine et attentive de ces halakhot montre que la plupart ont un point commun, qui les lie à la fois entre elles et au contexte :

- la règle très précise concernant les esclaves juifs est amenée avec un cas particulier : "si l'esclave décide de rester parce qu'il dit qu'il aime son maître"
- Celui qui tue un autre homme doit mourir MAIS "s'il n'a pas fait exprès = pas d'intention => refuge.
- si quelqu'un laisse chez un autre un objet en dépôt et que celui-ci le perd ou se le fait voler, la confiance joue entre les deux.
- si un homme séduit une jeune fille et couche avec elle…

Quelques exemples, et il y en aurait d'autres, pour montrer que dans le texte de la Torah très peu de choses sont laissées au hasard et il y a toujours une corrélation directe entre le fond et la forme : si le texte coupe un récit qui a pour objet le sentiment pour y placer des lois, c'est que ce sont des lois particulières dans lesquelles les sentiments ont leur place. La fidélité, l'amour, la confiance, la sincérité, l'intention de l'acte sont introduites immédiatement dans le droit juif (ce sont les premiers commandements de la Torah après les "dix paroles"!), et sont introduites dans le texte de la Torah dans un corpus de lois qui entrecoupe le récit dont le sujet est … l'amour, la fidélité, la confiance, la sincérité, l'intention, bref les sentiments entre Dieu et le peuple d'Israël.

Je résume pour bien me faire comprendre : le récit qui parle de sentiments est interrompu par un code de lois qui lui-même est entrecoupé de sentiments. Une sorte de construction en miroir, comme pour bien nous signifier que l'un et l'autre non seulement ne sont pas antinomiques, mais doivent se compléter mutuellement.

Un exemple :
שמות פרק כג

(ד) כִּי תִפְגַּע שׁוֹר אֹיִבְךָ אוֹ חֲמֹרוֹ תֹּעֶה הָשֵׁב תְּשִׁיבֶנּוּ לוֹ: ס
(ה) כִּי תִרְאֶה חֲמוֹר שֹׂנַאֲךָ רֹבֵץ תַּחַת מַשָּׂאוֹ וְחָדַלְתָּ מֵעֲזֹב לוֹ עָזֹב תַּעֲזֹב עִמּוֹ: ס

"Si tu trouves le bœuf ou l'âne de ton ennemi, égaré, aie soin de le lui ramener. 5 "Si tu vois l'âne de ton ennemi succomber sous sa charge, garde toi de l'abandonner; aide-lui au contraire à le décharger.

Ce verset est assez connu, mais il faut le lire attentivement et éviter le contresens : il ne s’agit pas, comme certains veulent le croire, d’une prise de défense des animaux, le bœuf et l’âne ne sont pas considérés ici pour la douleur qu’ils peuvent ressentir mais comme un objet qui appartient… « à ton ennemi ». Or il ne s’agit pas là d’un ennemi politique, militaire, un peuple avec lequel nous sommes en guerre, il s’agit d’un frère, un juif, comme toi, avec qui tu aurais eu des différends qui se seraient transformés en animosité. « Ton ennemi => celui que tu déteste ». Bizarre ! Comme si la Torah prenait en compte de façon pragmatique une réalité humaine et sociale avant même de nous donner un peu plus tard dans le Lévitique des lois sur l’amour du prochain : Veahavta… « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ou même :
ויקרא פרק יט

(יז) לֹא תִשְׂנָא אֶת אָחִיךָ בִּלְבָבֶךָ הוֹכֵחַ תּוֹכִיחַ אֶת עֲמִיתֶךָ וְלֹא תִשָּׂא עָלָיו חֵטְא:

« Tu ne détesteras pas ton frère dans ton cœur… »

Rétrospectivement, ces jolies expressions pleines de bonnes intentions, que tout le monde cite à tort et à travers, nous paraissent bien naïves ! Or la Torah, avant même le Lévitique, prenant en compte les faiblesses humaines et la complexité des rapports humains, considère comme acquis le fait qu’on n’y arrivera pas, et qu’inévitablement, nous aurons des « ennemis » parmi nos frères, des gens avec qui on s’est disputé, qui nous ont meurtri, vexé, par qui on s’est senti humilié (à tort ou à raison) et avec qui on a décidé de couper les ponts, de faire preuve si ce n’est d’hostilité du moins d’indifférence totale.

C’est ici qu’intervient la Loi, celle qui s’interpose, qui interrompt le cours des sentiments humains, justifiés ou pas, pour servir deux buts principaux :

-          le premier et le plus évident est d’établir un ensemble de règles de base pour assurer un minimum de cohésion sociale dans le groupe
-          le second est une adresse personnelle, individuelle à chacun d’entre nous : si tu ne mets pas des limites claires et précises à ton sentiment d’animosité, si tu n’arrives pas à opposer à ta rancœur la raison froide de la justice et du droit, alors ta haine va te brûler de l’intérieur, et tu perdras ce qui fait de toi un homme, un être humain libre qui se tient debout fièrement et dignement face à Dieu. Si tu laisses ton sentiment de haine t’envahir, tu deviendras immanquablement et automatiquement insensible aux sentiments d’amour, de fidélité, de confiance, de sincérité.

C’est la raison pour laquelle il est indispensable que la Loi interrompe les sentiments, que l’émotion soit remise à sa place par la rigueur du droit et de la justice.
Plus largement, nous avons trop souvent beaucoup de mal à séparer les opinions de la personne qui les émets et de nos sentiments vis-à-vis d’elle. C’est vrai en politique, dans laquelle le cynisme fait qu’une idée n’est pas appréciée ou combattue pour elle-même mais pour son origine : si elle vient de la droite la gauche s’oppose et vice-versa…

C’est le cas aussi dans ce qu’on appelle aujourd’hui la « communication » et qu’on appelait il y a quelque temps encore la « publicité » : comment manipuler les sentiments, le désir, l’envie, pour nous faire acheter des choses dont la raison nous dit que nous n’avons pas besoin, ou que nous ne pouvons pas nous offrir.

C’est aussi vrai dans la vie quotidienne, dans laquelle une opinion émise par quelqu’un qu’on aime, ou de façon séduisante, aura un impact plus favorable que la même opinion émise par un « ennemi » ou quelqu’un avec qui on a un lourd contentieux.

C’est ici que doit intervenir la Loi. Non pas une loi formelle, coercitive, avec police et tribunaux comme on l’entend communément. Mais une règle de vie, de discipline personnelle et individuelle qui rend la vie et le travail en commun possibles en aidant la raison à maîtriser et encadrer les sentiments.

Chabbat chalom.

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