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Chers amis,
J’ai eu le privilège d’étudier à Jérusalem chez un des plus grands sages de notre génération, dont l’œuvre est aussi importante que son érudition, son ouverture et son anticonformisme, je veux parler du rabbin Adin Steinsaltz.
Je m’étais inscrit à un cycle d’étude sur les dix sefirot, de la kabbale pure, un sujet immense et très ardu, et je serais bien en peine de retranscrire fidèlement ses enseignements, car depuis le temps qu’on se connaît vous avez sûrement compris que la kabbale n’était pas mon fort ni ma passion. Ce qui m’a fait la plus grande impression, c’est le début du tout premier cours : nous étions une petite dizaine réunis autour d’une table, hommes, femmes, jeunes, moins jeunes, avec ou sans kippa, et nous attendions en silence que le maître commence à parler. De son côté il se taisait, réfléchissait, se concentrait, comme s’il lui était particulièrement difficile de rassembler dans toute son érudition ce qu’il voulait nous transmettre, de trouver un début, un « petah davar » (ouverture de la parole). Puis il a rompu le silence, de sa petite voix fluette : « Je ne vais pas commencer par le commencement, car de toute façon chez nous les juifs on ne commence jamais par le début. Si l’on regarde toutes les grandes œuvres de notre littérature, à part peut-être Maïmonide, elles commencent toutes par nous plonger au cœur du problème et de la discussion, alors que le vrai commencement se trouve quelque part noyé au cœur du livre. » Puis il a commencé à expliquer un célèbre enseignement de la kabbale Lourianique qui s’appelle « chevirat hakelim » (la brisure des vases), et qui est basé sur le premier mot de la Torah, « Béréchit ». Ceux d’entre nous qui n’avaient pas un minimum de culture rabbinique n’ont pas compris pourquoi il nous disait qu’il ne commencerait pas par le commencement alors qu’il débutait justement par Berechit. C’est qu’il fallait avoir en tête le premier commentaire de Rachi sur le premier verset de la Torah : « [ce n’est pas le début] la Torah aurait dû commencer par le premier commandement, celui qui se trouve dans la paracha Bo : « Ce mois sera pour vous le premier des mois de l’année etc. » or si la Torah a jugé utile de commencer par la création du monde c’est d’après Rachi, pour des questions politiques… mais je ne reviens pas là-dessus. » Ce qui m’intéresse, là où je veux en venir, c’est que comme l’a montré Joanna la semaine dernière le récit littéraire des dix plaies d’Egypte est construit avec un tel art qu’il nous met en alerte, provoque savamment une tension et un suspense progressifs, qui atteignent leur paroxysme après la neuvième plaie… et là, une petite parenthèse, une légère digression, en passant : « à propos, on est arrivé au début de la Torah… ».
Comme si, pris par le développement du récit, on avait failli passer à côté de l’essentiel, la seule chose concrète que l’on retiendra dans la vie quotidienne, la fixation arbitraire du calendrier dans le but de la célébration annuelle de l’évènement… qui ne s’est même pas encore déroulé mais dont on va bientôt tout dire. Comme si, avant même que le récit ne soit terminé, par impatience, l’auteur n’y tient plus et nous décrit les modalités dans lesquelles nous devrons commémorer l’événement fondateur.
Cette formulation, cette façon d’entrecouper le récit, de prendre des libertés avec les règles narratives, de casser la forme pour suspendre le fond afin de produire un nouveau sens nous amène à poser une question :
Pourquoi la première mitsva, le commandement fondateur duquel va découler tous les autres a pour objet le temps et la fixation du calendrier (évidemment pour les exégètes ce ne peut-être un hasard, le premier commandement doit être symboliquement une mitsva qui intègre en elle-même le potentiel de toutes les autres) Or, si c’est le cas on a tendance à être un peu déçu : pour notre vision un peu romantique de la religion nous aurions peut-être préféré que la mitsva fondatrice ait pour objet l’amour du prochain, le respect, la paix, la vie… ou même la relation à Dieu, toutes sortes de valeurs qui nous paraissent être l’essentiel du message biblique, mais au lieu de cela nous avons une règle froide, immuable, technique, rigide par excellence puisque le temps ne supporte aucune adaptation. « Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois… ».
Je suis toujours frappé par cette volonté farouche du judaïsme de privilégier la règle à l’émotion. Ce qui compte, ce n’est pas que vous ressentiez une émotion particulière à la lecture de ce texte, que vous vous sentiez heureux, soulagés, libérés etc. Tout cela est bien, mais ce n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, c’est que vous compreniez que tous les commandements liés au temps, la néoménie (le nouveau mois) ou le chabbat, les pèlerinages annuels ou les prières quotidiennes, tout est à relier à l’évènement de la libération. A partir de maintenant, vous ne considèrerez plus l’écoulement du temps comme une fatalité à laquelle vous êtes soumis, mais comme l’expression de votre libération, de la liberté retrouvée à laquelle vous êtes associés (« Ce mois-ci pour vous… ».
Dans le traité Roch Hachana deux sages s’opposaient sur la question de l’anniversaire de la création du monde, pour Rabbi Eliezer c’était en Tichri alors que pour Rabbi Yéhochoua s’était en Nissan. (Contrairement à un contresens assez fréquent ils ne s’opposent pas sur des questions de calendrier, puisque la Tora elle-même nous indique le premier mois de l’année juive, mais sur la question de la commémoration de la création du monde, et l’opinion approuvée, comme chacun sait, est celle de Rabbi Eliezer puisque nous commémorons la création du monde, la formation de l’univers le premier Tichri, alors qu’officiellement le premier mois du calendrier est Nissan.) Pratiquement, ce calendrier est très difficile à comprendre et à utiliser. Théoriquement, le concept, la volonté affichée est claire, profonde et même un peu humoristique : si vraiment le compte du temps doit être l’occasion d’un nouveau départ, d’une remise des compteurs à zéro, d’une libération morale et spirituelle… alors pourquoi se contenter d’un seul nouvel an ? Pourquoi un seul commencement ? Pourquoi ne pas voir le temps comme une série, une multitude de débuts, de renouvellements (« Hidouch »), qui nous donneraient l’occasion de nous réinventer, de nous régénérer, de dépasser à chaque instant les enfermements que sont les contingences matérielles, les nécessités, la fatigue, l’âge, la maladie, les blessures, pour encore et encore trouver la force de recommencer sa vie depuis le début.
A mon sens, et même si ce n’est pas exactement ce que voulait dire le rabbin Steinsaltz, la Torah commence par un début, Berechit, comme l’année juive commence par Roch Hachana qui est la commémoration conventionnelle de ce début. Mais ce n’est que pour mieux nous faire passer le message que le vrai commencement, le secret du renouvellement éternel auquel nous pouvons choisir d’être directement associé est ailleurs, caché quelque part au milieu du texte, ou au milieu de la vie, là où on s’y attend le moins.
Chabbat chalom.

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