Vayechev 5774

Chers amis,

Un fait troublant se révèle à la lecture de la paracha de cette semaine : jusqu’à présent, depuis l’apparition du personnage d’Avraham, tous les patriarches insistent sur l’importance de l’endogamie. Chaque fois qu’un des membres de la famille est en âge de se marier, il doit aller chercher une femme dans la famille d’Avraham, parmi ceux qui sont restés en Mésopotamie. Ceux qui ne le font pas sont ceux qui n’ont pas été choisis pour porter l’héritage : Ishmaël ou Essav. Mais le consensus semble établi : les hébreux ne se marient pas avec des Cananéennes.

Les choses changent à la génération des fils de Yaakov. (Je dis fils, car même si eux sont prêts à épouser des cananéennes, ils le refusent pour leur sœur Dinah…). Le premier à se marier est Yehouda. Il épouse une cananéenne dont on ne sait rien, même pas son nom, sauf que son père s’appelle Shouâ, et qu’il est lui aussi Cananéen. J’insiste car le texte qui suit est empli de détails, ce qui est inhabituel pour un texte de la Torah, donc chaque détail compte, même ceux qui sont omis. La femme de Yehouda n’a aucune importance, elle ne joue pas de rôle dans l’histoire. Tout ce qu’on sait d’elle c’est qu’elle a eu trois fils, puis qu’elle est morte. Aucune réaction de la famille de Yehouda, ses parents. Personne ne dit qu’ils ont bien ou mal réagis. C’est juste comme si l’histoire était une unité littéraire indépendante du reste de l’histoire familiale. Histoire familiale compliquée, avec des conflits comme dans toutes les familles. « Vayered Yehouda me-ehav » : Yehouda est descendu de ses frères. Il a eu besoin de prendre du champ, du recul. La structure familiale telle qu’elle était ne laissait pas suffisamment de place pour que son individualité puisse s’exprimer.

Il faut donc qu’il parte, et qu’il tente de fonder sa propre famille. En disant cela je m’imagine qu’il a pour projet de s’y prendre mieux que ses parents. Mis à part ceux d’entre nous qui ont été élevés par des parents « parfaits », nous nous sommes tous dit à un moment ou à un autre « moi, quand j’aurais une famille, je ne ferai pas telle ou telle erreur ». Le projet est toujours beaucoup mieux que le résultat final. Dégoûté, écœuré par la famille dans laquelle il a grandi, où on s’y prend de telle sorte que les frères se jalousent et en viennent à vendre un des leurs en esclavage et à le faire passer pour mort, il s’en va et tente sa chance.

Il suffit de lire quelques lignes pour réaliser qu’il ne réussit pas mieux. Son premier fils se marie, avec une cananéenne du nom de Tamar (la datte), puis meure. Son deuxième fils épouse la femme de son frère, suivant la règle du lévirat : pour donner un statut à la jeune veuve sans enfants, et pour que le nom de son frère ne soit pas oublié, il doit l’épouser et le premier enfant qu’il aura avec elle sera considéré comme étant le fils du premier mari, le frère défunt. Si on peut ouvrir une parenthèse, il est toujours fascinant de voir à quel point les anciens avaient anticipé, prévu, prédit les questions très actuelles sur le genre et la parentalité : qu’est-ce que la paternité ? Est-ce une question de biologie ou d’éducation ? Qu’est-ce que la filiation ? Etc. Je referme la parenthèse pour dire que le second frère, bien qu’obligé par pression sociale et familiale d’épouser Tamar, refuse d’avoir un enfant avec elle. Je crois que c’est le nœud de l’histoire : le projet de Yehouda a échoué. Ses fils se détestent autant que ses frères.

Son second fils meure, toujours sans enfant. La règle est claire, Tamar doit épouser le troisième fils. Mais ici Yehouda prend peur. L’interprétation rabbinique classique est qu’il a peur de Tamar, qui rentre dans la catégorie des « femmes mortelles » (Icha katlanit) dont les maris meurent mystérieusement les uns après les autres. Mon interprétation est qu’il a peur de découvrir que son dernier fils ne vaut pas mieux que les autres.

Il abandonne donc Tamar à son sort, en espérant qu’elle tombe dans l’oubli. Mais elle insiste pour faire valoir ses droits, l’histoire est connue vous pouvez la lire directement dans le texte, elle se déguise en prostituée et se met sur le passage de son beau-père etc. Encore une fois, le texte est passionnant pour ce qu’il dit autant que pour ce qu’il ne dit pas :
  • A l’époque, les prostituées sont couvertes, on ne voit pas leur visage. Donc forcément les autres femmes étaient découvertes, et les standards, les critères de pudeur devaient être différents de l’époque talmudique où on a commencé à vouloir cacher le corps des femmes.
  • Le texte ne fait aucune allusion à une quelconque désapprobation de l’acte de Yehouda. Il est veuf, il a donc des besoins sexuels qu’il ne peut plus satisfaire. Il rencontre une femme qui lui offre ce « service ». Il paie, il consomme et s’en va, le tout se faisant dans un naturel déconcertant.

Mais le point d’orgue du récit, le dénouement de l’intrigue se joue un peu plus tard. Lorsque Tamar, sur le bûcher, lui envoie son bâton et sa ceinture, en lui disant « haker-na ». Reconnais. Deux solutions s’offrent alors à Yehouda : reconnaître, ou ne pas reconnaître.

Reconnaitre qu’elle a eu raison, que la loi/la coutume ancestrale était avec elle et qu’elle avait droit à une descendance de la famille de son premier mari. Reconnaitre que c’était bien lui le père du/des enfants qu’elle portait. Une reconnaissance en paternité. Une reconnaissance en forme d’acceptation de son devoir imposé par la justice.

Ou bien ne pas reconnaitre. Mais ne pas reconnaitre ici c’est plus que ne pas reconnaitre son bâton et sa ceinture, faire comme s’il ne s’était rien passé, et laisser Tamar brûler. Ne pas reconnaitre c’est faire comme son père, à qui on a montré la tunique ensanglanté de Yossef en prononçant les mêmes mots : « haker-na » reconnais. Et Yaakov ne reconnait pas, puisqu’il dit :
וַיַּכִּירָהּ וַיֹּאמֶר כְּתֹנֶת בְּנִי, חַיָּה רָעָה אֲכָלָתְהוּ; טָרֹף טֹרַף, יוֹסֵף

Il reconnait la tunique, mais refuse de voir que ce n’est pas le sang de Yossef, et qu’aucune bête féroce ne l’a dévoré. Même si cela le rend très triste, il préfère croire son fils mort plutôt que d’enquêter sur sa disparition et découvrir la réalité : la haine au sein de sa propre famille. S’il avait bien voulu voir les choses en face, affronter, reconnaitre, il serait parti à la recherche de son fils et l’histoire en eut été changé.

Pour en revenir au personnage de Yehouda, ce qui est remarquable chez lui, et qui est inscrit dans son propre nom puisqu’il porte une autre racine qui signifie remercier mais aussi reconnaitre (au sens d’être reconnaissant, Toda), c’est sa capacité à voir les choses en face, et, comme disent les politiques, à « prendre ses responsabilités". L’histoire de Tamar n’étant qu’un début, c’est lui, qui plus tard prendra la parole au nom de tous ses frères pour s’interposer devant le mystérieux égyptien et l’empêcher de prendre Benjamin. Un épisode assez ironique puisque dans cette scène les onze frères ne reconnaissent pas Yossef, qui lui les reconnait tous du premier coup d’œil.

Les messages à retirer de ce long développement sont de plusieurs ordres :
  • Malgré les projets originels qui sont toujours purs et droits, les familles se décomposent et se recomposent. Il existe alors deux alternatives : le refuser en jouant la politique de l’autruche. Ne rien voir et ne rien entendre. Refuser de divorcer car « cela ne se fait pas chez nous ». continuer à rester ensemble « pour les enfants » etc. Cela ne marche jamais.
  • Parmi les difficultés familiales, il existe celle des mariages mixtes, et de leurs enfants. Là aussi, on peut refuser de « reconnaitre ». S’enfermer dans une réalité parallèle fantasmée dans laquelle tout cela n’existe pas. Ou bien reconnaitre, regarder en face, affronter les problèmes et tenter de leur trouver des solutions.
  • Enfin il existe des situations dans lesquelles un blocage psychologique refuse de « reconnaître », parfois même ses propres frères.

Comme beaucoup de mes collègues rabbins massorti, en terminant mes études je m’attendais à trouver dans nos communautés des juifs qui y venaient par choix, par cheminement idéologique. C’est partiellement le cas. Mais la plupart du temps les gens qui viennent nous voir le font par manque de choix, après avoir été rejetés ailleurs, par manque de reconnaissance. Au début, c’est assez frustrant. A la longue, on s’habitue. On apprend à considérer cela non pas comme un problème, mais comme un défi. Un défi qui consiste à transformer un choix par défaut en conviction. Cela n’est pas facile, c’est long et fastidieux. Mais c’est l’objectif que nous nous sommes fixés et je suis fier d’y concourir, chaque fois que je vois dans le regard d’une personne la joie et la fierté d’être reconnu comme un frère.


Chabbat chalom

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