Vayichlah 5774

Chers amis,

C’est dans la paracha de cette semaine que se trouvent de nombreux événements connus de la Torah : le retour de Yaakov après 20 ans d’exil, sa rencontre avec son frère, puis le viol de Dina et le massacre des habitants de la ville de Shkhem par deux de ses frères, Shimon et Lévi, et enfin la mort de Rachel.
L’événement dont je voudrais parler cette semaine est un récit un peu bizarre, raconté comme une petite parenthèse, une digression dans la suite narrative : pour rentrer sur la terre de Canaan, il faut traverser une frontière naturelle : le Jourdain. Alors qu’il fait passer tous ses biens et sa famille à un point de passage, Yaakov traine un peu en arrière, peut-être pour vérifier qu’il n’a rien oublié, comme on le fait tous avant de quitter une étape. Il se retrouve tout seul, et se fait agresser par un homme. Le combat est violent, et dure tout le restant de la nuit. L’homme, voyant qu’il n’arrive pas à prendre le dessus sur Yaakov, le blesse, puis lui demande de le laisser partir. Yaakov accepte à la condition qu’il lui donne une « Berakha ». En guise de bénédiction il lui annonce qu’il va bientôt changer de nom pour s’appeler Israël, ce qui se réalisera un peu plus tard, mais de la part de Dieu lui-même. Puis Yaakov peut rejoindre sa famille et s’engager vers la route pour les retrouvailles avec son frère, mais en boitant, à cause de la blessure qu’il a reçu.

Comme pour tous les récits de la Torah, il y a (et il y a eu) plusieurs façons de voir : certains y ont vu un combat mythologique, avec non pas un homme (alors que le texte dit bien איש), mais un ange, une sorte créature céleste à forme humaine, envoyée par Dieu ou par quelqu’un d’autre : son propre frère. Le midrach dans Berechit Rabba le désigne comme שרו של עשיו. Si l’on choisit cette lecture, la scène du combat nocturne renvoie à un événement infiniment plus intense : ce qui se déroule, c’est ce qui n’aura pas lieu dans la suite du texte, puisque Esaü va, après un long suspense, tomber dans les bras de son frère pour l’embrasser. Mais c’est ce qui se passera bien des années plus tard entre les descendants de Yaakov d’après la Torah et ceux d’Essav d’après la littérature rabbinique : hébreux et romains, ou juifs et occidentaux. Une attaque physique violente, mais une force spirituelle qui résiste envers et contre tout, même si elle en ressort blessée physiquement.

Si cet homme n’est pas envoyé par Essav, alors il peut être simplement une épreuve divine, puisque dans la fin il dit « tu t’es battu contre Dieu et tu as vaincu ». Mais si épreuve il y a, encore faut-il comprendre sa nature, car il ne peut s’agir, comme dans une certaine littérature hellénistique, de mesurer les muscles de Yaakov, et de vérifier qu’il ne manque pas d’exercice. On va alors gloser sur la nature de la relation que Yaakov entretient avec le divin, sur sa façon de rester debout, de ne pas se coucher mais de lui tenir tête… même si en arrivant à la blessure cette théorie coince un peu.

Néanmoins la majorité des commentateurs que j’ai consulté se posent une autre question : celle de la nature de cet événement. La Torah parle-t-elle d’un combat réel, ayant eu lieu dans les catégories sensibles de la perception humaine, ou bien s’agit-il ici d’une lutte non moins réelle, mais qui se déroule uniquement dans le cerveau de Yaakov, aux prises avec un rêve/un cauchemar, éveillé ou endormi, en état de prophétie, ou encore face à ses propres craintes, devant résister contre la tentation forte de tout quitter, ses biens et sa famille, et de repartir seul, comme la première fois, sans responsabilités ni compte à régler avec son frère.

Ici, les rationalistes vont avancer des arguments en faveur d’une interprétation psychologique du texte : Yaakov a lutté contre son « Yetser Hara », son penchant au mal, qui lui disait de ne pas affronter le passé. Il a dû combattre ses propres démons, son histoire douloureuse, faite de non-dits, de mensonges, de tensions familiales sous la forme de concurrences etc. Un véritable חשבון נפש, un examen de conscience.

Ces rationalistes toujours vont avoir à déminer une difficulté du texte qui ne plaide pas pour leur version : la blessure de Yaakov était bien physiologique, puisqu’après l’épisode il marche en boitant. Ils vont donc expliquer qu’il arrive très fréquemment qu’on se coince le dos pendant son sommeil lorsqu’on rêve à des choses angoissantes et effrayantes. J’ai même trouvé un commentateur célèbre, Rabbi Lévi Ben Guershon (רלב"ג), un provençal du 14° siècle, qui explique les choses de façon inverse : c’est parce qu’il avait mal au dos, après avoir fait passé tous ses biens de l’autre côté de la rivière, qu’il s’est endormi et a rêvé qu’on lui faisait mal…

La sœur d’un philosophe juif célèbre du 20° siècle enseignait le midrach à l’université hébraïque de Jérusalem. Elle s’appelait Néhama Leibowitz, et était la sœur de Yeshayahou Leibowitz. En s’aidant du Midrach, et de la façon dont les anciens lecteurs de la Torah ont résolu les contradictions, elle explique ce qui peut paraitre évident, mais qui a besoin d’être dit : ce qui nous intéresse ce n’est pas les modalités de la représentation du réel. Autrement dit la Torah ne vient pas faire un compte rendu de ce qui s’est effectivement déroulé, combat physique ou rêve solitaire. Ce qui intéresse l’auteur c’est de transmettre au lecteur un message : en revenant de ses 20 années d’exil, Yaakov possédait tout ce qu’il pouvait désirer : une famille, des possessions et surtout la protection divine. Pour son retour et la confrontation avec son frère, qu’il attend depuis longtemps, il s’est préparé à toutes les éventualités : il lui a préparé des cadeaux, il a prié, il s’est aussi préparé militairement. Il y a juste une chose qu’il s’est toujours refusé à faire : se remettre en question, et réfléchir à la façon dont il a obtenu tout ce qu’il possède. Il croit peut-être encore que « la fin justifie les moyens », ou qu’il est coupable mais pas responsable puisqu’il a triché sur l’injonction de sa mère qui lui disait « ta malédiction sera sur moi… ».

Le récit du combat de Yaakov, donc, est à comprendre au sens d’une remise en question frontale et violente de l’histoire personnelle : le personnage réalise, ou on lui fait comprendre, que toute son histoire débute par une arnaque, que tout ce qu’il possède il l’a volé à son frère, que malgré tout son travail il ne mérite rien, puisqu’il n’est qu’un imposteur.

Le combat terminé, l’ange après l’avoir blessé et laissé une marque, un handicap physique, lui annonce que puisqu’il s’est battu courageusement, il aura le droit de changer de nom. Mais cette annonce n’est encore qu’officieuse. L’annonce officielle viendra quelque temps plus tard, après l’épisode de la rencontre et du dialogue entre les deux frères. Pour le lecteur attentionné, Yaakov glisse une parole habilement, l’air de rien, peut-être même un lapsus :
בראשית פרק לג
(ט) ויאמר עשו יש לי רב אחי יהי לך אשר לך:
(י) ויאמר יעקב אל נא אם נא מצאתי חן בעיניך ולקחת מנחתי מידי כי על כן ראיתי פניך כראת פני אלהים ותרצני:
(יא) קח נא את ברכתי אשר הבאת לך כי חנני אלהים וכי יש לי כל ויפצר בו ויקח:

« Prends mon offrande » puis plus loin « prends ma bénédiction ». Autrement dit reprends ce qui te reviens de droit. A partir de maintenant je ne tricherai plus, ni ne vivrai sur des mensonges et des entourloupes.

Le mot Yaakov, j’ai déjà eu l’occasion de le dire, signifie le « suiveur » (de la racine « talon ») mais aussi « sinueux », « tortueux ». Après cet épisode (pas celui du combat, dans lequel il prend la décision, mais celui où il rend effectivement la berakha à son frère, ce qui équivaut à une forme d’excuse), il reçoit officiellement de Dieu le nom Israël (Yachar = droit).

Yaakov n’est pas le seul personnage biblique à changer de nom au cours de l’histoire. Mais c’est le seul pour qui le changement de nom correspond à une étape importante de sa vie où il fait preuve de maturité et de volonté de changer pour s’améliorer. Comme chacun sait, sa vie n’est pas terminée et il subira encore beaucoup d’épreuves. Il y aura encore des moments où la Torah l’appellera Yaakov, et d’autres où elle le désignera sous le nom « Israël ». Mais jamais ses descendants ne seront appelés « Bné Yaakov » (à la limite Bet Yaakov, comme un nom poétique dans les Psaumes). Ses descendants, les « Bné Israël » c’est-à-dire nous, seront placés sous le signe de celui qui reconnait ses erreurs, les affronte en face, et accepte de les corriger pour s’améliorer.


Chabbat chalom

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