Vayigach 5774

Chers amis,

Ce chabbat nous évoquons la mémoire d’un tsadik. Dans la Genèse, quelques personnages, les principaux, reçoivent un surnom dans la littérature rabbinique : Adam est surnommé « adam harichon », les patriarches Avraham, Itshak et Yaakov sont chacun « Avinou » en fonction de leur place dans la narration et de leur importance pour le peuple juif. Mais seul Yossef reçoit un surnom en fonction de son mérite et de ses agissements : Yossef Hatsadik.

Avant de chercher en quoi cela consiste et quelle est la particularité du tsadik, il faut d’abord comprendre ce mot à travers sa traduction : le mot tsedek renvoie à la justice, cela tout le monde le sait. Un tsadik n’est pas quelqu’un qui donne de la tsedaka, cela tout le monde le sait aussi. Ce qui me dérange c’est lorsque j’entends qu’on traduit, ou qu’on considère le tsadik comme un saint.

Pourquoi ? Premièrement parce qu’il y a un mot en hébreu pour dire « saint », et que ce n’est pas celui-là : « kadoch ». Ce mot s’applique en effet à des personnages, mais à ma connaissance pas à des personnages bibliques ni talmudiques, ce n’est qu’au Moyen âge qu’on commence à utiliser ce vocable, probablement par influence conjointe de l’islam et du christianisme. Car en français ce mot de « saint » possède une connotation particulière, imprimée par le christianisme. Les saints chrétiens sont des martyrs, morts par foi et fidélité à leur religion lors des persécutions romaines ou autres. Sont saints, aussi, ceux dont un procès apporte la preuve qu’ils étaient touchés par une grâce particulière qui leur faisait faire des miracles surnaturels, un peu comme Jésus.

Dans le judaïsme aussi, nous avons nos faiseurs de miracles, il serait inutile de le nier. Seulement ils ne s’appellent pas « tsadikim ». Ils peuvent s’appeler au choix « baalé nissim », « kedochim », ou encore d’autres noms.

Sur la nature du Tsadik, on pense inévitablement à la légende des 36 justes, dont une brève évocation se trouve dans le Talmud mais c’est au 18° siècle, dans le Hassidisme, que ces mythes arrivent à leur expression la plus aboutie, popularisée en France par le livre d’André Shwarz-Bart, le dernier des justes. Selon cette légende, le monde « tiendrait » c’est-à-dire que Dieu ne le détruirait pas, ou plutôt accepterait de renouveler la création à chaque instant, par le mérite conjugué de ces 36 justes, que l’on nomme « tsadikim nistarim », les justes cachés. Ces histoires prennent pour références un des récits de la Genèse : celui dans lequel Avraham négocie la non destruction de Sodome et Gomorrhe par le mérite des justes (tsadikim dans le texte) qui s’y trouvent, et qui « empêcheraient » Dieu d’anéantir la ville pour ne pas risquer d’être injuste (התספה צדיק עם רשע?).

Le problème, ou plutôt le défi à l’écoute de tous ces contes et légendes populaires, est de tenter de démêler… non pas le vrai du faux, mais l’original du développement tardif. Il semble qu’à l’origine, dans les sources classiques, le mot tsadik désigne un caractère et des actes différents de ceux qu’on désigne par un autre mot : hassid (pieux) ou hassidout (piété). Le hassid est un personnage dont les actes sont guidés par la dévotion, un sentiment religieux profond et brûlant qui le fait pratiquer les mitsvot de façon plus intense (pour ne pas dire plus intensive) que les autres. Le tsadik quant à lui est un personnage qui possède en lui un sens profond de la justice, de la loi, de la mesure et de l’équilibre. C’est probablement en se basant sur les sources classiques que Manitou a eu cette phrase célèbre : « le Hassid est un pieux, tandis que le tsadik est un Juste. Et le Juste fait en sorte de faire les choses justes, au moment juste, dans la mesure juste, ni trop, ni trop peu ».

J’en reviens à ma question du départ : pour quelle raison Yossef a-t-il hérité de ce surnom rabbinique « Yossef Hatsadik ? ». Ceux pour qui ce mot revêt un caractère de sainteté répondront sûrement qu’il a mérité cette appellation à cause de ses souffrances, ses épreuves, sa capacité à conserver la foi (en Dieu, mais surtout en lui-même et en son destin), à ne pas céder à la tentation de faire des actes répréhensibles (comme avec la femme de Putiphar), ou à ses dons de prophétie. Ceux qui sont attachés à la signification précise des mots répondront : parce qu’il a refusé de se venger, ce qu’aucune justice ne peut supporter.

Dans le déroulement des retrouvailles entre Yossef et ses frères que nous lirons demain, plusieurs faits sont à retenir :
  1. Yossef, qui aurait pu se dévoiler immédiatement, choisi de mettre ses frères à l’épreuve autour d’un stratagème qu’il a élaboré, lequel rappelle inévitablement ce que lui-même a subi quelques années auparavant. Il cherche à tester la Techouva, le repentir de ses frères, et leur solidarité nouvellement acquise.
  2. Lorsque Yossef se découvre, ses frères ne peuvent parler, restent stupéfaits. Le sens commun voudrait que la raison en est qu’ils croyaient Yossef mort depuis longtemps, et qu’ils ont l’impression de voir apparaitre un fantôme ou un revenant. Mais le midrach, se référant plus profondément au texte, montre que Yossef tente avant tout de les rassurer ! Premièrement "arrêtez de vous lamenter et de vous tourmenter pour ce crime fratricide originel : vous n’avez fait qu’être un des maillons de la chaine de causalité historique par laquelle Dieu a choisi de faire survivre la famille à cette terrible famine". Deuxièmement "je n’ai pas l’intention de me venger, ni de vous faire payer ce crime, car je ne vous en veux pas (je vous ai pardonné) et vous avez prouvé que vous n’êtes plus les mêmes et que vous ne reproduirez jamais ce crime".

On est en droit de trouver cela surprenant, voire même un peu déplaisant : quand on sait l’importance que la tradition juive attache à la légalité et aux procédures judiciaires, on s’étonne que Yossef n’ait pas choisi de faire un procès dans lequel il serait plaignant, devant un autre juge, qui rendrait un jugement conforme avec le droit, car le crime, même s’il a été expié, n’a pas été jugé.

Tout se passe comme si Yossef, non pas en position de victime mais de juge, estime qu’il n’y a pas lieu de poursuivre une procédure longue et douloureuse, par empathie pour ses frères et par respect pour son père, qui ne saura jamais la vérité.

Cela rejoint un débat vif au sein de nos sociétés occidentales : on a de plus en plus le sentiment que la justice est un service qu’on rend aux victimes pour leur permettre de faire correctement le deuil de leurs proches assassinés ou pour les aider à surmonter psychologiquement une agression. On oublie qu’à l’origine la justice est un instrument que se donne une société pour permettre la vie en commun par le respect des lois. La justice a donc une fonction sociale. Elle a aussi une fonction éducative. Elle n’existe pas pour venger les gens, mais pour faire la paix entre les individus en faisant en sorte que les agressions ne se répètent pas, ni ne se multiplient.

C’est donc à mon sens dans son double rôle de juge et de victime que Yossef mérite son statut de tsadik : en tant que juge sa préoccupation n’est pas de faire « expier » ou « payer » les agresseurs. Il cherche simplement à savoir s’ils ont pris la mesure de leur acte et s’ils le regrettent sincèrement. En tant que victime, il réussit la prouesse de mettre de côté sa souffrance personnelle, qui appartient au passé, pour renouer avec sa famille afin de profiter au mieux d’un avenir commun, avec des relations apaisées.

Chers amis, il y a parfois des hasards de l’actualité qui font que les rabbins n’ont pas trop à se creuser la tête pour trouver un lien entre la paracha et l’actualité. Même si j’ai tendance à me méfier des communions mondiales, des consensus généraux autour d’un événement ou d’un personnage, il faut bien constater une chose, quel que soit le parcours politique de l’homme qui vient de mourir, Nelson Mandela, quel que soit aussi (et j’entends déjà des réactions horripilantes de la part de juifs qui ne scrutent son action que par le biais de son rapport à Israël, qui ne peut qu’être difficile pour des raisons historiques précises) quel que soit aussi disais-je son action en tant que président, Mandela mérite d’après moi le qualificatif de Tsadik pour une seule raison : la même que Yossef. Son refus de la vengeance personnelle et son attachement à la réconciliation nationale, même après les terribles souffrances qu’il a enduré.

En cela, il a évité une guerre fratricide des morts et des souffrances encore plus innombrables. Il a réussi à stopper le cycle de la violence fratricide.

Parmi les mystiques, beaucoup se posent la question du nombre des tsadikim par qui le monde mérite de continuer à exister, et de leur nature. En ce qui concerne leur nombre, le chiffre 36 ne fait pas l’unanimité, même si la symbolique est forte et belle (36, c’est aussi le nombre de lumières qu’on allume au total durant la fête de Hanouka, sans compter le chamach). D’autres affirment qu’ils sont 45, 30 en Israël (c’est à dire parmi les juifs) et 15 en Babylonie (c’est à dire parmi les non-juifs). Pourquoi 45 ? Je n’ai pas trouvé la source, je sais simplement que ce chiffre est la valeur numérique du mot Adam, qui signifie tout simplement Homme, avec un H majuscule. Un être humain qui, par son courage et ses actions s’élève au-dessus des autres.


Chabbat chalom

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