Noah 5774


Dans un roman de 1972, l’écrivain français Robert Merle met en scène une petite communauté d’amis d’un petit village français qui ont par hasard ou par chance survécu à une guerre nucléaire mondiale qui a détruit la terre. Il faut alors s’organiser pour survivre autour d’un leader, faire des récoltes, se défendre contre les autres survivants etc. Ce roman s’appelle Malevil, et ce n’est qu’un exemple parmi les milliers d’œuvres romanesques, de science-fiction ou malheureusement de témoignages réels qui représentent un ou un groupe de survivants après une catastrophe qui tentent de se débrouiller pour survivre et se reconstruire après.

C’est apparemment un mythe aussi vieux que la littérature puisqu’on retrouve des fragments de l’épopée de Gilgamesh, le Noé Babylonien, dans les écrits des Sumériens, qui sont considérés comme le peuple qui a inventé l’écriture…

Ces récits d’apocalypse ont évidemment, comme tous les récits, une fonction, un message dévoilé ou caché, et enseignent plus sur l’intention des auteurs et la culture des auditeurs/lecteurs que sur un éventuel événement historique.

Le récit de la fin du monde dans la Torah suit de peu celui de la création de ce monde. Une lecture attentive du texte semble conclure que la responsabilité de cette catastrophe est partagée : d’un côté une humanité emplie de « Hamas » (fureur ? corruption ?) disons quelque chose de très négatif que le texte ne dévoile pas par pudeur.

De l’autre côté un Dieu qui démontre sa puissance sur les éléments… et sa faiblesse sur les hommes. Impatient, découragé, dépassé par les événements de la liberté humaine qui s’exprime, il choisit la solution la plus facile, la plus immature et la plus infantile : tout effacer pour tout recommencer. Plus que les fautes des hommes, le récit biblique met en exergue l’échec de Dieu à réaliser un partenariat avec les hommes, but qu’il s’était fixé lors de la création.

Je vais être un peu extrême et provocateur : puisqu’il faut lire les textes en accord avec leur contexte, la paracha Berechit ne dit-elle pas que l’Adam fut créé « à Son image » ? Si grande est la faute pour Caïn d’avoir tué un homme –son frère- comment doit-être comprise l’initiative de tuer tous les hommes et les femmes ? Si un seul meurtre est un homicide, l’anéantissement de l’humanité par Dieu lui-même est un déicide. Un suicide de Dieu. Lors du déluge, la quasi-totalité de l’humanité meure. La quasi-totalité de Dieu aussi.

Après le Déluge, les hommes ne seront plus tout-à-fait les mêmes sans avoir profondément changé de nature puisque le penchant de leur cœur restera toujours tourné vers le mal. Après le Déluge, Dieu non-plus ne sera plus jamais le même : cette expérience Le fera mûrir sur Sa capacité de destruction et d’autodestruction, à tel point qu’Il limitera ses pouvoirs volontairement, pour S’empêcher de céder à la fureur par la suite.

Dans la paracha Berechit, l’humanité apprend qu’elle est mortelle, et quelques personnages meurent, çà et là, ponctuellement. Dans la paracha Noah, l’humanité fait l’expérience de la mort, massive, face-à-face, impitoyable et inévitable. Dans Berechit, la Techouva suffit pour permettre d’adoucir le châtiment. Dans Noah, la punition est irréversible et définitive, et n’a plus aucune valeur éducative.

Après Berechit, chaque être humain est une créature à l’image de Dieu. Après Noah, chaque être humain est un survivant, un chanceux qui a échappé par miracle à la destruction totale.

L’acte divin comporte encore une circonstance aggravante : il était prémédité. Et d’une façon que je trouve particulièrement cruelle. Noah reçoit l’ordre de construire une Téva. Il existe un mot en hébreu biblique pour le mot bateau (un seul car les hébreux n’étaient pas des marins mais des agriculteurs) : ONIYA. Le mot Téva n’a jamais voulu dire « bateau », encore moins « arche ». Le mot Téva renvoie à une boite, une caisse ou un coffre. Il ne faut donc pas s’imaginer l’arche de Noé comme les images d’Epinal, un bateau avec une quille et une coque qui l’empêche de se retourner et permet de naviguer. Cela devait plutôt ressembler à une caisse en bois rectangulaire, enduite de goudron, avec une ouverture sur le dessus. Sans fenêtres évidemment.

Un cercueil.

La réalité du texte, le « pchat », semble assez éloigné de l’image que nous avons communément du Noé confortablement installé au chaud et s’occupant avec amour de tous les animaux devenus doux et gentils. Tout d’abord, il devait y avoir dans ce coffre géant une obscurité et une promiscuité des plus insupportables. Ensuite le goudron rend le bois imperméable à l’eau, mais laisse passer les sons. On imagine à peine ce que les occupants ont dû entendre durant les premiers jours : des cris, des appels à l’aide, que le Midrach rend en imaginant qu’un certain nombre de personnes se sont accrochées à l’arche pour tenter de survivre. Puis le silence, et ce qu’il signifie. La solitude totale. Sans parler de l’incertitude quant à l’avenir. Dieu lui a promis de conclure avec lui une alliance, mais peut-on faire confiance à ce Dieu qui regrette ses actes, change d’avis et « efface » Sa création ?

Noah et sa famille se retrouvent prisonniers de cette boite, provisoirement en sécurité, en sursis, impuissants, n’ayant pas d’autre choix que d’attendre que Dieu finisse son œuvre funeste et se souvienne d’eux.

Comme une métaphore de la fragilité humaine devant l’intervention divine dans l’histoire et la nature.
Image qui sera utilisée un peu plus tard dans le texte par une femme aux prises avec une autre catastrophe, un danger mortel auquel bien peu échappent : contrainte de jeter son enfant à l’eau, elle obéit, mais pas tout-à-fait. Elle le jette à l’eau dans une petite boite (le mot est le même, « téva ») enduite de goudron pour qu’il flotte sur l’eau, et elle s’en remet à la volonté divine qui le guidera pour être le seul survivant de sa génération.

Du point de vue de l’initiateur, le Déluge est sans conteste un échec : tout s’est déroulé comme prévu bien sûr, sauf qu’à la fin l’être humain n’a pas changé, et ne devient ni meilleur ni pire : il fait ce qu’il peut. Le fait d’avoir sélectionné une personne et sa famille est inutile : la bonté et l’intégrité ne se transmettent pas par le patrimoine génétique.

Pour en revenir au récit du déluge et à l’influence qu’il a pu avoir sur toute une civilisation inspirée par la Bible, je dirais que cette influence est majeure par son message implicite : nous sommes tous les descendants de Noé. Nous sommes donc tous des survivants. Au propre comme au figuré. D’une façon ou d’une autre c’est une évidence que nous avons tendance à oublier dans notre univers hyper protégé, sécurisé et assuré contre presque « tous les risques ». Si nous sommes là aujourd’hui c’est que nos ancêtres ont d’une façon ou d’une autre eu les ressources -ou la chance- de survivre à tous les malheurs qui se sont abattus sur eux : guerres, famines, épidémies, persécutions, accidents et autres catastrophes.
Certains de ces dangers étaient d’origine naturelle (dans le langage de la Bible : d’origine divine), d’autres d’origine humaine.

La conscience d’être des survivants/des rescapés est un phénomène que l’on trouve en plus grande proportion dans certaines familles qui ont subi des épreuves ou des malheurs, et évidemment dans certaines communautés ou peuples qui ont particulièrement souffert.

Mais le génie du texte de la Torah est de présenter cette histoire comme universelle, de façon à ce que chacun puisse se représenter en puissance dans l’arche de Noé.

Les réactions face à la conscience de la fragilité humaine devant les enchaînements de l’histoire ou de la nature produit des réactions diverses et opposées. Certains, à notre époque, prenant conscience de la crise de civilisation dans laquelle nous a jeté l’existence de la Shoah –une catastrophe apocalyptique d’origine humaine- en viennent à professer un nihilisme pessimiste : le progrès technique n’entraine pas de progrès moral, donc le progrès n’existe pas, il n’y a aucun espoir d’amélioration de l’homme car même la société la plus raffinée et cultivée a pu produire la barbarie la plus abjecte.

D’autres en ont conclu que même les catastrophes d’origine humaine répondaient à des critères naturels de hiérarchisation et de sélection : ceux qui survivent sont les plus aptes, les plus habiles, les plus prévoyants, les plus malins… et tous les autres meurent. Puisque c’est l’ordre des choses depuis toujours, autant s’en accommoder et proposer un modèle de société basé sur la sélection des plus forts –le darwinisme social- dans lequel seuls survivront ceux qui parviennent à se distinguer de la masse, et pourront profiter des progrès de la science parce qu’ils pourront se les payer.

Ici, énoncer en conclusion la solution proposée par le judaïsme serait hasardeux et particulièrement long. Je préfère lire simplement la suite du texte biblique.

Après Noé, vient Abraham.

Après l’échec d’un partenariat dont les deux parties sont responsables, vient une nouvelle possibilité d’alliance basée sur une certaine confiance et la possibilité de bâtir une relation sur d’autres bases, en évitant certaines erreurs : pour Abraham, Dieu doit apprendre à ne pas être injuste (et donc épargner les justes de Sodome et Gomorrhe). Pour Dieu, Abraham doit apprendre à transmettre son héritage, par la circoncision et les autres commandements, à son fils et à ses descendants qui deviendront un peuple chargé de guider l’humanité dans la voie d’une alliance. 
Cette alliance permettra aux humains de comprendre et d’accepter leur place et leur rôle sur la terre, dans le but de se montrer dignes, de mériter la vie qui leur a été donnée et transmise. Donnée par Dieu, et transmise par les centaines de générations qui ont survécu pour nous.


Chabbat chalom

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