Yom Kippour 5774

Chers amis,

Dans la liturgie de Kippour, pendant la prière de Moussaf, nous avons l’habitude de lire une grande partie de la Michna « Yoma », celle qui décrit le rituel effectué par le grand prêtre au Temple lors de cette journée particulière. La lecture de ce passage nous renvoie régulièrement à un culte de l’antiquité qui peut nous paraître confondant tant il est concret, codifié… et un peu barbare, avec la question des sacrifices, dont la place dans la liturgie est un sujet de discussion et de discorde dans le monde juif jusqu’à nos jours.

Cette année, c’est un des aspects de ce culte qui m’a attiré, que j’ai voulu approfondir et partager avec vous : le sacrifice des deux boucs, que le grand-prêtre effectue après les sacrifices quotidiens et celui d’un taureau. Deux boucs de même âge, de même taille et de même aspect doivent être choisis et apportés publiquement sur l’esplanade du Temple, où un tirage au sort est effectué. Un des boucs est désigné « la-hachem » pour Dieu, et l’autre « pour Azazel ». Le premier sera donc sacrifié par le grand-prêtre dans le Temple, comme tous les sacrifices de Kippour : après l’apposition de ses mains sur sa tête et la prononciation de la formule rituelle du Vidouï (la mise en mot de la reconnaissance des fautes, ou « confession ») il sera égorgé, une partie sera brûlée et son sang sera recueilli pour asperger le rideau du Saint des Saints, comme je l’avais expliqué une des années précédentes.

C’est ce qui va se passer avec le second bouc qui m’intéresse.

Tout d’abord, sa désignation vient d’un mot barbare, étranger puisque ce n’est pas de l’hébreu : עזזל. La plupart des commentateurs expliquent de la façon la plus logique qui soit que c’est le nom d’un lieu, à l’Est de Jérusalem, à la frontière du désert, là où il sera envoyé. Certains, parmi les mystiques, qu’on trouve surtout dans l’Espagne médiévale (notamment Avraham Ibn Ezra et Nahmanide) considèrent que עזזל est le nom d’un démon, d’une des forces du mal qui se trouvent dans le désert, ou encore d’un ange déchu à une époque ancienne. Pour cela, ils puisent dans la mythologie hébraïque orale développée parallèlement à la Torah et au Talmud, et recueillie partiellement dans des livres mystiques parmi lesquels le Zohar.

Ce qui est à retenir c’est que le couple d’animaux quasi-identiques se partage en deux. Un des deux servira d’offrande au Dieu unique, et l’autre d’offrande à d’autres entités, d’autres forces mystérieuses. Le premier sert à expier les fautes du Grand-prêtre, de sa famille et de sa « maison » au sens large, c’est-à-dire toute la caste des prêtres (on le sait par le texte du Vidouï). Le second sert à expier les fautes de tout le peuple.

Première remarque : il y a deux sortes de fautes. Les fautes des nobles, celles que l’on avoue publiquement. Les fautes du peuple, que l’on évacue discrètement.

Le parcours que va suivre le second bouc est particulièrement intéressant. Après qu’on lui ait attaché un fil rouge sur la tête (לשון של זהורית), il va être confié à un homme que la Torah nomme איש עיתי (l’homme du moment, de l’occasion), qui va, pendant que le rituel se poursuit au Temple, l’accompagner vers un endroit éloigné, à une douzaine ou une quinzaine de kilomètres de là.

Sur le personnage, on ne sait pas grand-chose. A priori, il n’est pas obligatoirement un prêtre, même si l’usage en a voulu ainsi à cause d’une superstition populaire qui disait que l’homme chargé de cette tâche devait mourir dans l’année (les prêtres n’ont pas voulu prêter le flanc à la critique qui les accusait de ne pas prendre de risque et de laisser le peuple faire les tâches ingrates).

Ce « couple » formé par l’homme et sa bête vont bénéficier d’un chemin tracé pour eux vers l’extérieur du Temple et de la ville, puis une fois sortis ils seront sur une route où sont placé une dizaine de cabanes (soukot), à égale distance les unes des autres. En arrivant devant chaque cabane, les occupants lui proposent à manger et à boire (même s’il refuse, car c’est kippour !), et l’accompagnent jusqu’à la station suivante, et ainsi de suite… jusqu’à la dernière station, où on ne l’accompagne pas mais on le suit du regard, comme s’il fallait qu’il soit seul avec la bête, dans un dernier tête à tête.

Puis les sources ne concordent pas ou plutôt semblent s’opposer. Dans le texte de la Torah, le chapitre du Lévitique que nous venons de lire, il semble qu’à l’origine le bouc était simplement relâché dans le désert, remis en liberté et rendu à l’état sauvage. Mais d’après les textes rabbiniques de la Michna et du Talmud, il était exécuté d’une manière assez brutale : après avoir coupé le fil rouge en deux, enroulé un bout sur une pierre et attaché l’autre aux cornes de l’animal, l’homme le poussait par l’arrière du haut d’une falaise, et toujours d’après la Michna, « la bête n’était pas arrivée à la moitié de la descente qu’elle était déjà en plusieurs morceaux ».

Enfin, l’homme rejoignait la dernière cabane et attendait là-bas que la nuit tombe et que Yom Kippour se termine pour se purifier et rejoindre le Temple et le grand-prêtre en lui annonçant une phrase rituelle : « עשינו שילוחך nous avons fait ce pour quoi tu nous as mandatés/mission accomplie ». Entre temps, l’exécution du bouc avait déjà été annoncée par différents moyens (par un jeu de communication par signaux, en attendant un certain temps, ou tout simplement en observant un fil rouge resté au Temple, qui devenait blanc en signe du pardon des fautes).

Ce rituel est suffisamment extra-ordinaire pour qu’on s’y attarde et qu’on réfléchisse à sa symbolique.
  1. Il y a comme je l’ai dit plus tôt, plusieurs types de fautes. Que Yom Kippour ne soit effectif que pour les fautes entre l’homme et Dieu, cela nous le savions déjà. Mais que les fautes des prêtres soient dans une autre catégorie que celles du peuple, cela peut à juste titre nous sembler immoral parce que contrevenant au principe ancien d’égalité des hommes devant la loi divine. Disons simplement qu’il y a des fautes qu’on avoue volontiers, que l’on assume plus ou moins bien… et puis les autres. Les pensées conscientes ou inconscientes, les envies, les lâchetés, toutes ces choses que nous commettons et dont nous avons honte parce qu’elles ne nous ressemblent pas, ou ne s’accordent pas avec l’image que nous avons de nous-mêmes. C’est ce type de faute qui est chargé sur ce second bouc.
  2. Il s’agit bel et bien d’un sacrifice, or c’est le seul qui se passe en dehors du Temple, en dehors de toutes les règles propres à tous les autres sacrifices (égorgement de l’animal pour éviter sa souffrance, consumation d’une partie, partage de la viande etc.). Tout se passe comme si le sacrifice n’était pas « orthodoxe » au sens de la loi sacerdotale. Comme si ce sacrifice n’était pas offert au Dieu unique, mais en compensation pour calmer et apaiser les autres forces agissant dans la nature. Certains commentateurs font remarquer que le mot « bouc » (שעיר) est parfois utilisé dans la Torah comme synonyme de « démon ». Le bouc renvoie au personnage d’Esaü, personnage sauvage poilu vivant dans le désert. Théologiquement, la question des fautes humaines constitue un problème classique. On entend parfois des gens dire : « si tout est écrit, si Dieu m’a créé et guide ma vie, alors tout ce que je fais, y compris la transgression des interdits, vient de lui, et je n’en suis pas responsable ». A notre époque, on écrit des traités de philosophie et de psychologie pour expliquer les notions de libre-arbitre et de dualité dans la conscience humaine. Dans l’antiquité, on utilisait des symboles forts que tous pouvaient comprendre : en envoyant une offrande aux forces du mal, on leur renvoyait ce qui venait d’elles, et que les hommes avaient commis par leur faute, du fait de l’existence en chacun de nous de cette part de nature sauvage que nous tentons jour après jour de dompter et de maîtriser sans jamais y parvenir totalement. J’ajoute que cette offrande n’est pas contradictoire avec le monothéisme biblique, qui admet l’existence d’autres forces conçues par le créateur et dispersées dans la création que les humains doivent apprivoiser tout en sachant qu’il existe une entité supérieure qui les domine toutes.
  3. Puisque toutes les fautes du peuple se trouvent en quelque sorte chargées symboliquement sur ce seul animal, il faut donc s’en débarrasser le plus loin et le plus rapidement possible. L’homme qui s’en charge fait office de facilitateur de tout ce dont le public veut se séparer, tout ce que l’on rejette, que l’on refoule, que l’on veut voir disparaitre, c’est-à-dire « dés-apparaitre » ou ne plus voir. C’est une sorte d’éboueur de la conscience public.
  4. Que les défenseurs de la cause animale me pardonnent, mais je ne m’intéresse que très peu au sort de l’animal, qui est certes tragique, mais qui me passionne beaucoup moins que celui des humains.


Car ici tout se joue entre trois personnes : Le grand-prêtre, le petit prêtre… et le peuple. Tandis que le grand-prêtre travaille devant le public qui observe avec attention comment il procède aux sacrifices purs et saints, au milieu de la magnificence et du décorum du Temple, avec des dizaines de prêtres pour l’aider et l’assister, le petit prêtre se débarrasse de tout ce que le peuple refuse de voir.

On regarde les prêtres expier leurs propres fautes, mais on détourne le regard pour ne pas voir partir celles du peuple.

Je suis fasciné par ce petit prêtre, personnage anonyme, qui en toute discrétion, se dévoue pour la tâche la plus ingrate de toutes.

Vous remarquerez que je n’ai pas employé l’expression « bouc émissaire » qui vient d’une mauvaise traduction de la septante, une traduction en grec ancien. Je préfère de loin parler du bouc et de son émissaire, lequel joue le même rôle que le prêtre chargé d’asperger une personne impure des cendres de la vache rousse. La personne aspergée devient pure, mais simultanément le prêtre se rend impur. Comme si quelqu’un devait se dévouer pour porter les fautes de l’autre et l’en débarrasser.

Ce phénomène est assez connu et utilisé dans le christianisme par exemple, où un seul personnage souffre et meure pour expier les fautes de toute l’humanité. Ici dans le judaïsme on est encore dans une version un peu plus « soft » : l’homme peut se purifier de son impureté et revenir parmi les vivants.

Je trouve particulièrement émouvant que la Michna mette en scène la rencontre du grand et du petit prêtre, à la fin de cette journée de Kippour si éprouvante pour chacun des deux. Je m’imagine que ces deux personnages ont quelque chose en commun : ce sont les deux seuls juifs qui se sentent encore plus lourds après kippour qu’avant.

Alors que l’ensemble du peuple se sent soulagé et allégé de leurs fautes individuelles, eux sont lourds de toutes les fautes collectives.

Alors que tous les considèrent utiles et indispensables pour le service divin, eux se sont sentis au service des hommes.

Alors que tous se séparent en se préparant pour une nouvelle année pleine d’espoir, eux se donnent rendez-vous pour l’année prochaine, « même endroit même jour » où ils recommenceront le même rituel.
Car s’il y a une chose que la tradition juive nous enseigne depuis que Yom Kippour existe, c’est que la sincérité de l’émotion ressentie à Kippour et le regret sincère, la Techouva, ne résistent pas à l’épreuve du temps, de la vie en société et de la nature humaine. Tant qu’il y aura des hommes, les sociétés auront besoin de jours d’examens de conscience, d’introspections individuelles et de catharsis collective. Et donc de personnel formé chargé de mettre en scène et de faciliter ces rites réguliers.

J’ai beau chercher dans les textes de la Torah orale comme écrite, je ne vois pas d’entreprise de culpabilisation de l’humain, en tant que fauteur compulsif irrattrapable, héritier du « péché originel ». Pour la tradition juive, les désobéissances, en tant qu’occasions de se rebeller, de se révolter, de remettre en cause et en question les interdits préexistants, est la condition même de la nature humaine, et ce depuis les premières pages de la Genèse.

Mais contrairement à certaines visions nihilistes ou pessimistes, les transgressions doivent être accompagnées d’une volonté profonde de s’améliorer, de tendre vers le haut, vers toujours plus d’élévation et de maîtrise de sa nature.

Le message du rituel antique : chaque année les fautes sont détruites, déchirées, déchiquetées, disparues sans laisser de traces. Une nouvelle année commence avec ses propres fautes, même si elles ne sont pas différentes des autres !

Je pense souvent à cette fonction de la prêtrise, qu’à la fin du second Temple on se battait pour obtenir pour assouvir son ambition et sa soif de gloire. A l’origine, dans sa symbolique elle nécessite un dévouement total pour le peuple… et une certaine mégalomanie pour se croire capable de porter et supporter toutes les fautes du peuple, en tant que Chaliah Tsibour, représentant de la communauté envers le créateur et le juge.

Néanmoins le phénomène de transfert a ses limites : je l’ai dit, dans le judaïsme personne ne souffre ou ne meure à cause des fautes d’un autre. Dans une acception populaire, l’expression « bouc émissaire » renvoie à une personne qui paye pour les fautes d’un groupe alors qu’elle n’est pas plus coupable que d’autres.

Tout ce long développement pour délivrer un message simple : il ne faut pas confondre le porteur du message avec le responsable des fautes. Une véritable introspection ne peut être efficace que si l’on prend le temps de se regarder en face sans complaisance ni faux-semblant, sans les dizaines d’excuses que l’on se trouve régulièrement pour se disculper et se déculpabiliser, en disant une fois pour toutes : ma vie est telle que je l’ai menée.

Je terminerai en faisant allusion au discours de Franck à l’occasion de Roch Hachana : à Maayane Or, nous recevons beaucoup de messages de soutien, et beaucoup de reproches aussi : sur la longueur des offices, sur les tarifs, sur les repas, sur la communication, sur le social etc.

J’admets volontiers que tous ces reproches sont justifiés, et je profite encore de ces quelques minutes avant la fin de kippour pour demander pardon à toutes les personnes que j’ai pu blesser par maladresse ou manque d’attention.

Mais mon devoir est aussi de dire que votre communauté est telle que vous la faites, et ses défauts ne pourront être corrigés qu’avec le soutien actif de tous ses membres.

Je souhaite donc à chacun d’avoir la force de réussir son Kippour : en regardant avec lucidité toutes les réalisations accomplies, réussies ou moins réussies, et en fixant dès maintenant des objectifs pour l’année prochaine, de préférence en mettant la barre très haut, de ces objectifs qu’on n’atteint jamais, mais qui permettent de s’élever.

Puisse cette année 5774 voir chacun de vous s’inscrire, s’engager, militer, faire des projets, et nous souhaitons de tout cœur à Maayane Or avoir l’occasion de vous compter parmi nous avant Yom Kippour prochain.

Gmar Hatima Tova


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