Lekh Lekha 5774

La semaine qui s’achève fut riche en événements, pour le peuple juif en général et pour notre communauté en particulier.

Je ne peux pas faire l’impasse sur un événement qui nous touche tous directement ou indirectement : lundi dernier décédait un des plus grands juristes juifs de notre époque, l’ancien grand rabbin séfarade d’Israël Ovadia Yossef.

N’étant pas connecté cette semaine je n’ai pas bien suivi les réactions à son décès, j’imagine que vous avez suivi cela avec intérêt, si ce n’est pour l’homme, au moins pour le phénomène populaire autour de sa personne.

La dernière chose que je voudrais est que vous considériez cet événement comme touchant uniquement le public orthodoxe et ne nous concernant pas. Car l’action du rabbin Ovadia Yossef ne se résume pas à son engagement politique ou à ses déclarations dans les médias, toutes deux catastrophiques. Il est aussi le rédacteur d’une œuvre monumentale, une somme de questions/réponses écrites avec une érudition spectaculaire, et qui s’est imposée autant dans le monde séfarade que dans le monde ashkénaze.

Mais s’il n’y a avait eu que cela, Ovadia Yossef n’aurait été qu’un grand sage parmi les autres. Comme la quasi-totalité de ceux qui l’ont précédé dans le « panthéon » des maîtres du peuple juif, sa célébrité n’est pas due qu’à son génie ni à sa force de travail. Elle est due aussi et surtout à son esprit subversif et révolutionnaire. Je sais que c’est difficile à réaliser de notre point de vue, car il nous semble représenter ce que l’orthodoxie a de plus conventionnelle, rigide et immuable.

Et pourtant le jeune Ovadia Yossef s’est fait connaître dès l’âge de 17 ans comme un contestataire et un réformateur : sans rentrer dans des détails techniques, disons que la loi juive, la Halakha, s’enrichit à chaque génération de décisions et décisionnaires qui la font s’adapter, mais aussi pencher d’un côté ou d’un autre vers plus de rigidité ou plus de souplesse.

Ceux qui ont suivi les cours de judaïsme au commencement ou qui ont étudié dans les encyclopédies savent qu’un des plus grands codes de Halakha se nomme le Choulhan Aroukh et qu’il date du XVIème siècle, rédigé par un séfarade (Rabbi Yossef Karo) et un ashkénaze (Rabbi Moché Isserless). Ce que peu de gens savent, c’est que très rapidement ce texte est apparu à certains comme trop « léger » et légaliste, puisque basé uniquement sur le Talmud et les juristes postérieurs. (Vous allez me dire sur quoi d’autre ?) Eh bien certains pensaient qu’il fallait incorporer dans la loi quotidienne des enseignements de la Kabbale et de la mystique, ce qui en soi n’est pas interdit ni illégitime, le problème venant lorsqu’un enseignement en contredit un autre. Faut-il s’appuyer sur la tradition légaliste, ou sur l’enseignement ésotérique ? La majorité des sages séfarades postérieurs au Choulhan Aroukh et qui précédèrent Ovadia Yossef ont choisi de pencher vers la mystique. Très tôt et très jeune, il a su exprimer son désaccord.

Pourquoi ? Premièrement pour des raisons internes à la Halakha, deuxièmement et c’est ce qui m’intéresse, parce qu’il considérait qu’au XXème siècle le monde juif était face à des bouleversements qui nécessitaient une adaptation de la halakha, qui puisse s’adresser à l’ensemble du monde juif pratiquant et surtout aux séfarades dont le mode de vie était regardé avec condescendance et ignorance par l’élite ashkénaze. Il choisit donc ni plus ni moins que de s’opposer à tous les sages qui le précèdent, de refuser l’influence de la mystique dans la Halakha, non pas en tant que telle mais parce qu’elle tend à diviser plus qu’à rassembler. Or le monde dit « séfarade » est éclaté et n’a aucune unité. Il ambitionne de le rassembler, et choisit de le faire autour de l’œuvre la plus ancienne qui peut servir de dénominateur commun : le Choulhan Aroukh.

J’espère que vous m’avez suivi, et que ce n’est pas trop technique. Là où je veux en venir, c’est qu’au début de sa carrière il s’est mis à dos toute sa « famille ». Les sages de son milieu étaient furieux : « comment oses-tu t’opposer au Ben Ich Haï !? » (Rabbi Yossef Haïm de Bagdad, 19° siècle). Qui es-tu pour le faire ? Où va-t-on si n’importe qui commence à réformer la Halakha ?

Néanmoins il a tenu bon, je ne peux pas vous raconter sa vie en détail ni comment il s’est débrouillé pour conquérir le grand-rabbinat d’Israël, poste depuis lequel il a pu imposer ses idées.

Contrairement à une certaine hagiographie officielle, qui veut que les plus grands sages soient des prodiges protégés et encouragés dès leur plus jeune âge, les biographies honnêtes et rigoureuses insistent sur sa solitude et son isolement des débuts. Solitude et isolement qui sont le propre de tous les grands esprits, les prophètes, les visionnaires, les génies.

Nous en avons un exemple dans la paracha de cette semaine, Lekh Lekha, puisque le héros en est le personnage d’Avraham, rêveur solitaire, détenteur d’une vérité intransigeante et qui est prêt à payer le prix fort, à se mettre en danger pour ne pas transiger avec cette vérité.

Avraham se nomme lui-même ‘Ivri. Peut-être parce que son ancêtre s’appelait ‘Ever, peut-être parce qu’il venait d’ailleurs, de l’autre rive puisque en hébreu le verbe 'Avar signifie passer. Les interprétations les plus communes insistent sur le fait qu’Avraham faisait passer, était un passeur, pour toutes les âmes qu’il réussissait à convaincre d’abandonner l’idolâtrie et de reconnaitre le monothéisme.

Je préfère une autre interprétation du terme ‘Avar : « ‘avéra » est un péché, une faute, une transgression. Avraham le transgresseur. Transgresseur de quoi ? De toutes les certitudes qui le précèdent et au milieu desquelles il est né et a grandi. Ce qui est particulier avec Avraham, en tout cas au départ, c’est qu’il sait ce qu’il ne veut pas, mais pas encore ce vers quoi il marche. Lekh Lekha. Une promesse de long voyage dont il ne verra pas la fin. Mais tout vaut mieux que retourner là d’où il vient. Comme s’il refusait que la vie se résume à un cycle continu de saisons, de rythme, de vie et de mort, sans but, sans une direction, un sens. Rester dans une ville, fut-elle la plus grande et la plus belle de l’époque, c’est rester dans un cercle, avec la confortable impression d’être pris en charge du début à la fin, de connaître exactement sa place, son rôle et sa finalité. Partir, c’est briser le cercle. C’est transgresser. Et c’est cette transgression qui est l’acte fondateur du monothéisme décrit dans la Torah. (Maïmonide dira bien plus tard : « Toute personne qui refuse l’idolâtrie est appelée « juif » »)

Avraham est considéré par la Torah comme le père fondateur du peuple juif. Ce qui est partiellement vrai, et aussi partiellement faux, puisque d’autres peuples monothéistes se reconnaissent en lui.

Manitou aimait beaucoup commenter la paracha Lekh Lekha, et avait l’habitude de présenter Avraham comme un sioniste avant l’heure, lui qui avait quitté sa terre natale et toutes ses attaches pour suivre son idéal et placer sa confiance dans la promesse divine. Il en avait même développé une idéologie : celle du retour à l’hébreu (‘Ivri). Pour lui, les juifs (terme lié à l’exil) devaient se reconvertir et apprendre à devenir des hébreux (des israéliens).

J’avais un collègue étudiant rabbin au séminaire : Juan, jeune colombien il avait été élevé dans un monastère et souhaitait devenir prêtre, avant de découvrir que sa famille était d’origine marrane. Il était venu au Judaïsme, s’était converti et aujourd’hui il est rabbin et s’occupe des juifs marranes des pays d’Amérique latine. Un jour alors que nous parlions d’Avraham en classe il nous raconta son histoire et expliqua à quel point il était fier de ses origines, puisqu’il était un des rares parmi les étudiants rabbins, qui pouvait s’enorgueillir d’être un descendant direct d’Avraham avinou, le père des convertis.

C’était dit sous forme humoristique, mais cela voulait dire deux choses plus profondes et sérieuses :
  • Etre converti au judaïsme n’est non seulement pas une honte, mais c’est au contraire un sujet de fierté, puisque c’est la preuve qu’on a fait le même parcours spirituel qu’Avraham avinou, ce qui n’est pas le cas des descendants « biologiques ».
  • Se convertir au judaïsme ce n’est pas intégrer ou s’intégrer dans un milieu confortable, empli de certitudes, dans lequel chacun connait sa place et les récompenses de ses actions. Entrer dans le judaïsme s’est mettre ses pas dans ceux d’Avraham, dans une errance, un doute, une quête perpétuelle qui est le contraire de la quiétude : une in-quiétude qui est la seule attitude possible face au monothéisme absolu et exigeant que nous transmet la Torah.

Ainsi mon camarade, élève brillant, qui avait fait le choix non seulement de devenir juif, mais en plus de devenir juif massorti, alors qu’il avait toutes les possibilités d’intégrer le monde orthodoxe, tant par son érudition que par sa pratique quotidienne.

Mardi dernier, à la fin des entretiens pour le Bet Din qui ont tous été réussis avec brio, le rabbin Chaim Weiner disait souvent une phrase rituelle : « nous sommes heureux et fiers de faire partie du Bet Din chargé de vous accueillir dans le peuple juif ». Mais cette fierté n’est pas à comprendre au sens paternaliste « nous sommes fiers de vous ». En fait nous sommes surtout fiers de nous, qui réussissons à attirer des gens malgré le fait que contrairement à d’autres nous ne promettons ni salut, ni récompense, ni réponses toutes faites, ni assurance d’être dans le camp des justes, ceux qui iront droit au paradis après la fin des temps.

Le hasard qui a fait que le Bet Din se réunisse précisément à la paracha Lekh Lekha est une occasion de prendre en compte cette symbolique. Certains d’entre ceux qui viennent d’achever leur processus de conversion se satisferont d’être juifs et c’est déjà pas mal. Mais d’autres choisiront peut-être de devenir des hébreux : toujours en mouvements, éternels insatisfaits, cherchant perpétuellement à améliorer les choses, à faire bouger les lignes, à transgresser les certitudes pour tenter d’arriver au plus près de l’idée qu’Avraham se fait de Dieu, et que Dieu se fait de l’Homme.


Chabbat chalom

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