Balak 5773

Chers amis,

Nous connaissons tous, pour l’avoir lu à plusieurs reprises, l’histoire de la paracha Balak : le roi de Moav prend peur : la puissance et le nombre des Bené Israël dans le désert menace son pays, politiquement et militairement. Il faut agir sans attendre, garder l’initiative, attaquer pour mieux se défendre. N’ayant apparemment pas les moyens d’attaquer militairement, il va choisir une stratégie un peu bizarre et surprenante : il envoie chercher un « prophète », Bilaam, à qui il va confier la mission de maudire le peuple d’Israël, ces nomades sauvages nouveaux venus dans la région qui menacent l’équilibre géopolitique.

Sur le statut de Bilaam, nous avons déjà parlé les années précédentes : l’état de « prophète des nations » que lui donne le texte biblique gène les sages du Midrach et du Talmud, et ils ont du mal à cerner son caractère profond : est-il un personnage positif ou négatif ? Tsadik ou racha ? Mais à la relecture du texte il semble que cette question n’intéresse pas son employeur Balak, qui compte l’utiliser non pas comme un prophète (=> voyant l’avenir et le disant, cad le pré-disant), mais plutôt comme un « maudisseur » professionnel. Son don consiste à trouver sur commande chez un personnage ou un groupe un angle négatif, une faiblesse, une faille, un talon d’Achille (pour employer une expression issue d’une autre littérature). Une fois trouvé, il l’attaque avec une arme non-conventionnelle, qui vaut ce qu’elle vaut mais dont il est un expert : la bouche, la langue. Et quand je dis la langue je ne désigne pas seulement l’organe, mais aussi et surtout l’utilisation qu’on en fait : le langage, qui peut être utilisé dans toutes les directions : en bien et en mal (lachon hara/lachon hatov), à bon ou à mauvais escient, à propos ou hors de propos, pour des choses belles ou pour des futilités etc.

Le talent, le don de Bilaam consiste apparemment à savoir utiliser sa langue pour faire le plus de mal possible à un tiers, et il gagne sa vie en utilisant ce don et en le mettant au service du plus offrant. Selon les sages du talmud, il possède la science de détecter la seconde de la journée dans laquelle Dieu se met en colère, et il l’utilise comme une « fenêtre de tir » pour diriger la colère divine contre l’objet qu’il choisit.

Le texte de la paracha est construit en trois étapes :
  1. L’envoi des messagers chez Bilaam et la négociation sur la venue et le salaire
  2. La route, avec l’épisode de l’ange et de l’ânesse, texte qui cherche manifestement à ridiculiser le personnage de Bilaam.
  3. Enfin l’épisode de la malédiction qui se transforme en bénédiction, par trois fois, sur trois montagnes différentes, avec à chaque fois sacrifice de sept taureaux et sept béliers, et Balak et tout son entourage qui le regardent plein d’espoir en attendant avec impatience ce qui va sortir de sa bouche. Ici, c’est manifestement le personnage de Balak qui est ridiculisé, comme s’il apprenait à ses dépens qu’Israël bénéficiait d’une protection surnaturelle, un bouclier inviolable contre toutes les malédictions qui fonctionnent d’ordinaire contre tous les autres groupes humains.
Et c’est probablement la morale de l’histoire, le message que le texte veut faire passer à ses lecteurs : ישראל כל זמן שעושין רצונו של מקום tant que le peuple juif est fidèle à son alliance, Dieu se charge de les protéger contre toutes les agressions. Mais dès qu’il se détourne de l’alliance avec « Adonaï », les ennuis commencent. Autrement dit Dieu peut se charger de les protéger contre les agressions extérieures, mais pas contre l’ennemi de l’intérieur, la trahison de l’alliance et de la parole donnée/jurée au mont Sinaï. Dès que les juifs se comportent mal, ils sont frappés par des malheurs. Voire l’histoire de la fin avec Pinhas.

Sur les questions et problèmes que pose une telle théologie, nous aurons l’occasion de revenir lorsque nous étudierons le Deutéronome.

Ce soir, je voudrais parler de l’utilisation de la langue pour la critique. Car je suis en colère contre une émission de radio, diffusée sur Radio Chalom Nitsan le 9 juin dernier, intitulée « Baroukh Haba », dans laquelle le rabbin Franck Teboul est interviewé au sujet des courants du judaïsme non-orthodoxe.

Il commence par donner une petite dracha sur la paracha de Korah, celle d’il y a deux semaines, où il explique en quoi consiste la faute de la révolte de Korah et de ses acolytes en citant le midrach célèbre dont nous avons parlé plusieurs fois : « talit chékoula tkhélèt ». Korah aurait d’après le midrach, demandé à Moché si un Talit entièrement bleu nécessitait des Tsitsit, Moché aurait répondu oui, et Korah se serait énervé en lui disant « ces Halakhot ne viennent pas de Dieu mais c’est toi qui les invente » etc. Le Midrach est connu je ne reviens pas dessus. Le rabbin Teboul en tire la conclusion que la faute de Korah et de son assemblée est de refuser la loi orale, de ne pas croire qu’elle a été révélée à Moché sur le mont Sinaï, et de refuser de l’appliquer, c’est donc pour cela qu’ils ont mérité d’être « écartés » comme il dit pudiquement, c’est-à-dire punis en étant massacrés.

Ici je suis un peu gêné parce qu’il est assez difficile d’analyser la critique. Disons simplement qu’interrogé sur les autres courants du judaïsme, le rabbin Teboul opère un étonnant amalgame, un mélange aussi radical que grossier : tout au long de l’histoire, tous les courants qui ont nié la loi orale et se sont détachés du judaïsme officiel (=orthodoxe) ont fini par disparaître, soit en s’éteignant, soit en s’assimilant à une autre religion, soit en devenant une autre religion, distincte du judaïsme. Je dis que j’ai trouvé cela surprenant alors que cette analyse est plutôt répandue et populaire, pour ne pas dire éculée. Ce que je trouve étonnant c’est la façon dont le rabbin régional, quelqu’un qui a fait des études assez poussées, met dans le même sac un certain nombre de groupes qui n’ont rien à voir les uns avec les autres ni dans le temps ni dans l’idéologie : Esséniens, Karaïtes, Mendelssohn et finalement… libéraux et massortis. Tous sont coupables, à ses yeux, d’avoir abandonné/refusé l’autorité de la loi orale, et tous sont évidemment appelés à disparaître, contrairement au judaïsme « authentique », fidèle aux origines, qui lui, survivra à tout.

Comme toujours ce discours, court et imprécis, ces raccourcis confus mais percutants, sont difficiles à analyser tellement ils sont simplistes, candides, et totalement faux.

Comme vous le savez, je reviens d’une rencontre annuelle de rabbins massortis, où nous avons entre autres, étudié ensemble des textes du Talmud (la loi orale !) et des textes de correspondances publiées entre rabbins de la fin du XIX° et du début du XX°) sur les questions de l’accès à la modernité, et de l’importance de l’accès aux études académiques pour les juifs en général, et pour les rabbins en particulier. Car très tôt des esprits éclairés et curieux ont réalisé que tenter de comprendre l’histoire juive en se limitant aux sources talmudiques et rabbiniques serait se limiter à une vision partiale et partielle des divisions qui ont agité le peuple juif à travers l’histoire, qui se sont réglées parfois par des dissensions, des schismes, et d’autres fois par des évolutions/révolutions internes qui ont permis au judaïsme de se fortifier.

Pourquoi est-ce que je raconte cela ? Parce que quiconque a passé ne serait-ce que quelques semaines sur les bancs d’une fac d’histoire sait que tout ce que l’on croyait savoir sur les groupes juifs de l’époque du second Temple a été bouleversé depuis la découverte de la guéniza du Caire fin XIX° et des manuscrits de la mer morte en 1947. Quiconque a pris la peine de lire un ou deux articles détaillés de chercheurs sur la question sait que le groupe accusé par notre cher rabbin régional de nier la Torah orale ne s’appelle pas les Esséniens mais les Sadducéens, et que même eux possédaient une loi orale probablement légèrement différente de celle des Pharisiens, mais que la polémique portait plus sur l’aspect de la transmission du savoir : pour les Sadducéens l’enseignement devait être réservé à une élite aristocratique, la caste des prêtres, alors que pour les Pharisiens il devait être diffusé à l’ensemble du peuple sans distinction d’origine sociale. De plus, contrairement à ce que l’on croit vulgairement (parce que c’est ce qui est écrit dans les livres d’histoire juive pour collégiens) les Sadducéens n’ont probablement pas disparu avec la fin du second Temple, mais certains se sont intégrés dans le judaïsme pharisien, au point qu’on peut déceler leur voix dans plusieurs endroits du Talmud, notamment en ce qui concerne les lois du Temple.

Ce que j’ai dit sur les Sadducéens, je pourrais le dire sur chacun des groupes qui sont cités dans cette petite émission. Si j’en avais le temps, et la patience, je pourrais prouver que tout ce qu’a dit mon collègue est au mieux imprécis et vague, au pire totalement faux. Je pourrais, et c’est probablement ce que je ferai lors de ma prochaine chronique à la radio, prendre la parole pour défendre le mouvement auquel j’appartiens des fausses accusations dont il est l’objet, et affirmer haut et fort que pour chacune des décisions juridiques publiées nous nous basons sur la plus authentique tradition rabbinique depuis le Talmud jusqu’aux Poskim (décisionnaires) les plus récents.

Mais franchement, honnêtement, ce n’est pas cela qui me met en colère. Ce qui me peine profondément, c’est que celui qui deviendra probablement un jour le grand rabbin de Nice, et donc quelque part mon grand rabbin, se mette involontairement dans la position de Bilaam : celle de quelqu’un qui cherche les points faibles de son adversaire pour le critiquer, mais le fait de manière tellement maladroite qu’il se couvre lui-même de ridicule.

Cela, je ne m’en réjouis pas, loin s’en faut ! Cela me peine sincèrement, et à double titre : en tant que juif français, mon intérêt est que ceux qui sont appelés à me représenter dans les médias et face aux pouvoirs publics ne prennent pas la parole à tort et à travers sans savoir de quoi ils parlent, sans s’être renseignés un minimum sur ce qu’ils dénoncent et la teneur de leur désaccord. Et en tant que juif massorti, moi-même extrêmement critique sur certains aspects idéologiques du courant dans lequel je me suis engagé, j’aime, et je m’attends à être défié intellectuellement sur des questions de fonds qui méritent un débat d’idée de qualité. J’ai suivi une formation tellement poussée que je m’attends toujours à devoir opposer des arguments concrets et fouillés, et je suis… décontenancé quand je dois faire face à des idées reçues qui tiennent plus du ragot et de la calomnie que d’une documentation précise.

La leçon de Bilaam est toujours actuelle ! La critique n’est pas interdite, au contraire, elle totalement nécessaire au débat d’idée. Mais une critique infondée, imprécise, injuste se retourne contre son auteur et l’atteint lui-même au lieu de toucher son but initial. Malheureusement nous ne sommes plus à l’époque de l’errance dans le désert, en ceci que de nos jours les personnes ou les groupes peuvent être salis même par la calomnie sans fondement, et je ne connais pas de moyen infaillible de s’en prémunir, même en s’en remettant à la protection divine.

C’est en cela que le second message de la paracha est fondamental : tant que nous resterons unis par l’étude et la pratique, nous serons plus forts pour résister à la médisance malveillante, en ne donnant pas à nos adversaires des arguments contre nous.

Chabbat chalom


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