Pinhas 5773

Chers amis,

Le personnage de Pinhas pose la question sensible et malheureusement contemporaine du fanatisme religieux. Voilà un personnage zélote qui décide de tuer de sa propre initiative (pas tout-à-fait, puisqu’auparavant Moché a déclenché une espèce de guerre civile sous forme de règlement de compte général) pour des motifs d’ordre religieux.

Il y a quelques semaines je me trouvais dans une conférence au Bnai Brith sur les juifs en terre d’Islam et le statut de Dhimmi. Comme souvent au Bnai Brith, la conférence était de bon niveau, et les questions et remarques venant du public stupides, ridicules et pleines d’ignorance. Je ne sais plus trop comment, la conversation a dérivé en un débat entre la conférencière et le public sur le fanatisme juif. J’ai pu entendre une personnalité communautaire juive niçoise rentrer dans un véritable délire apologétique, et prononcer ces mots : « Chez nous [contrairement aux musulmans], jamais un juif n’a tué d’autre juif pour des questions religieuses » Lorsque quelqu’un lui a répondu « mais enfin, il y a eu l’assassinat de Rabin ! », il répondit « oui mais c’est différent, c’était pour des motifs politiques ».

Je suis à chaque fois surpris par le niveau d’ignorance de ceux qui sont censés être nos dirigeants et nos représentants face aux institutions administratives et politiques, mais ce n’est pas le sujet.

Ce qui me préoccupe, et sans craindre d’employer un mot trop fort je dirais même ce qui m’obsède et est à la source de mon engagement militant et religieux, c’est la découverte qu’il existe un fanatisme juif, que celui-ci est puissant et bien établi, et que comme tous les fanatismes, il prospère sur le terrain de l’ignorance et de la bêtise. L’histoire de Pinhas est donc l’occasion de s’interroger et de développer sur cette question qui intrigue et fascine.

Pour replacer l’histoire dans son contexte, nous sommes juste après l’échec de Balak, le roi de Moav, qui avait tenté de nuire au peuple juif en le faisant maudire. Ce que le prophète Bilaam n’a pu réaliser, le combat que les armées de Moav et Midian réunies n’osent pas mener, leurs femmes vont le mener à bien. Elles vont séduire certains hommes du peuple hébreu, les faire –comme le dit pudiquement le texte- se livrer à la débauche, et se prosterner devant leurs dieux. S’ensuit une division, une guerre civile, des morts. Comme dans tout conflit, dans toute querelle de famille, il est difficile de cerner véritablement qui sont les agresseurs. Ceux qui ont commencé à pactiser avec l’ennemi et à adopter ses coutumes, trahissant en cela non seulement l’aspect identitaire religieux mais aussi et surtout la justification politique de leur existence et de leur projet d’installation en tant que voisins distincts des peuples alentour ? Ou bien ceux qui décident que la trahison est trop grave pour la régler par la négociation ou le compromis, et qu’il faut immédiatement tuer sans procès tous les traîtres avant que le mal ne se propage tant qu’il devienne irréparable.

L’histoire de ce conflit, avant même l’intervention de Pinhas, est particulièrement douloureuse pour tous les commentateurs de bon sens puisque Moché –et Dieu- se trouvent du côté des massacreurs, et qu’il faut donc justifier cette agression violente pour des motifs religieux.

On insiste donc sur l’importance de l’union, de combattre le yetser hara (penchant sexuel), sur la faute qui est particulièrement grave pour cette génération qui était proche de la révélation etc.

Car le problème n’est pas seulement de commenter le chabbat à la synagogue, il est aussi d’éviter que certains se prennent pour les nouveaux zélotes et commettent des massacres au nom de Dieu lors de telle ou telle occasion.

L’entreprise est particulièrement difficile puisque, comme chacun sait, la tradition rabbinique orale se développe autour de questions juridiques, de droit civil, pénal etc. Or, dans la loi Talmudique comme dans toutes les lois du monde, personne ne peut tuer sans procès, sauf en cas de légitime défense, ou pour défendre la vie de quelqu’un d’autre. Un hébreu s’avançant devant le sanctuaire accompagné d’une midianite, même pour faire des actes provocants que la morale et la religion réprouvent, ne rentre pas dans le cas de figure d’une exécution sans procès.

C’est ce qu’expriment certains commentaires, lorsqu’ils disent que sans l’intervention de Dieu qui le légitime a posteriori, Pinhas aurait dû être traduit en justice pour assassinat.

Mais comme souvent le midrach est préoccupé par deux choses : 1) donner un sens nouveau et plus profond à l’histoire, et 2) justifier l’action de Pinhas en termes juridiques.
משנה מסכת סנהדרין פרק ט
משנה ו
[ו] הגונב את הקסוה והמקלל בקוסם והבועל ארמית קנאין פוגעין בו כהן ששמש בטומאה אין אחיו הכהנים מביאין אותו לבית דין אלא פרחי כהונה מוציאין אותו חוץ לעזרה ומפציעין את מוחו בגזירין זר ששמש במקדש רבי עקיבא אומר בחנק וחכמים אומרים בידי שמים:
תלמוד בבלי מסכת סנהדרין דף פב עמוד א
איתמר נמי, אמר רבה בר בר חנה אמר רבי יוחנן: הבא לימלך - אין מורין לו. ולא עוד אלא, שאם פירש זמרי והרגו פנחס - נהרג עליו. נהפך זמרי והרגו לפנחס - אין נהרג עליו, שהרי רודף הוא. +במדבר כ"ה+ ויאמר משה אל שפטי ישראל וגו' הלך שבטו של שמעון אצל זמרי בן סלוא, אמרו לו: הן דנין דיני נפשות, ואתה יושב ושותק? מה עשה - עמד וקיבץ עשרים וארבעה אלף מישראל, והלך אצל כזבי, אמר לה: השמיעי לי! - אמרה לו: בת מלך אני, וכן צוה לי אבי: לא תשמעי אלא לגדול שבהם. אמר לה: אף הוא נשיא שבט הוא, ולא עוד אלא שהוא גדול ממנו, שהוא שני לבטן והוא שלישי לבטן. תפשה בבלוריתה, והביאה אצל משה. אמר לו: בן עמרם! זו אסורה או מותרת? ואם תאמר אסורה - בת יתרו מי התירה לך? נתעלמה ממנו הלכה, געו כולם בבכיה, והיינו דכתיב +במדבר כ"ה+ והמה בכים פתח אהל מועד. וכתיב, +במדבר כ"ה+ וירא פנחס בן אלעזר, מה ראה? - אמר רב: ראה מעשה, ונזכר הלכה. אמר לו: אחי אבי אבא, לא כך לימדתני ברדתך מהר סיני: הבועל את הנכרית קנאין פוגעין בו! - אמר לו: קריינא דאיגרתא איהו ליהוי פרוונקא. ושמואל אמר: ראה +משלי כ"א+ שאין חכמה ואין תבונה ואין עצה לנגד ה' - כל מקום שיש חילול השם - אין חולקין כבוד לרב. רבי יצחק אמר רבי אליעזר: ראה שבא מלאך והשחית בעם. +במדבר כ"ה+ ויקם מתוך העדה ויקח רמח בידו - מיכן שאין נכנסין בכלי זיין לבית המדרש.

  1. Pinhas agit dans un cadre légal, puisque la Michna autorise ce genre d’actions coup d’éclat pour décourager l’exogamie… mais surtout pour éviter qu’un juif ne se livre aux pratiques idolâtres païennes en entrainant d’autres juifs avec lui. Il s’agit probablement d’une justification בדיעבד, a posteriori de l’acte de Pinhas.
  2. Immédiatement après avoir posé le principe de base, les limitations arrivent :

  • S’il demande conseil : on ne lui dit pas de le faire
  • Si Zimri s’était séparé de la midianite et que Pinhas l’avait tué, c’est Pinhas qui aurait dû être condamné à mort.
  • Si Zimri s’était défendu et avait tué Pinhas, il n’aurait pas été inquiété par le tribunal qui aurait considéré qu’il était en état de légitime défense.

Le midrach dans le Talmud réécrit l’histoire et y apporte une profondeur que le texte original ne possède qu’en potentiel :
  • Zimri n’aurait pas agi en provocateur révolté et révoltant, mais en personnage responsable, chef de tribu, qui cherche à apaiser les esprits en prenant la défense des agressés contre les agresseurs.
  • Il interpelle Moché : celui qui prétend donner des leçons aux autres doit lui-même être sans reproche (version talmudique de la première pierre…).
  • Moché pleure : et s’il avait eu tort, ou mal compris l’ordre divin ? Tant de morts pour rien ?
  • Intervention de Pinhas : motivée par le désir de justice, et/ou pour faire arrêter le massacre dans le peuple.

Dans l’histoire talmudique, contrairement à l’histoire biblique, pas de distinction binaire entre bon et méchant. Au contraire, une attention toute particulière est portée à la difficulté de juger les gens sur leurs actes, alors que parfois les intentions sont pures.

Le Talmud, la tradition orale de lecture de la Torah est une richesse pour des textes comme celui-ci car il leur ajoute un niveau de subtilité qui interdit de prendre le texte à la lettre et de s’en servir pour justifier un acte violent quel qu’il soit.

D’un côté, la possibilité d’agir immédiatement et individuellement pour sauver une situation est préservée. De l’autre, il faut que celui qui prétende agir ait lu le Talmud et se demande s’il est bien dans la situation de Pinhas, et ait conscience de l’ambiguïté des avis en présence. Au moindre doute, il faut s’abstenir. Je pourrais développer plus, mais je crois que l’essentiel est retenu : un acte fanatique ne l’est que lorsque celui qui le commet est dans un raisonnement binaire, simple, partagé entre bien et mal, bon et mauvais. Quelqu’un qui évolue dans la subtilité et l’ambiguïté, dans la réflexion, dans l’intellect, ne sera pas considéré comme un fanatique, même s’il peut lui arriver de prendre ses responsabilités en agissant parfois violemment.

Si seulement tous les beaux parleurs qui prétendent défendre le droit réalisaient l’étendue de leur ignorance avant d’ouvrir la bouche, (car la tradition juive enseigne que parler, c’est aussi agir) le monde serait sûrement beaucoup moins violent qu’il ne l’est.

Chabbat chalom

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