Behaalotekha 5773

Chers amis,

La Paracha de cette semaine est très riche et dense, tant en Halakhot (en lois), qu'en histoires. Au début : des lois concernant l'allumage de la Menorah dans le sanctuaire du désert, les Léviyim, à la fin des histoires malheureuses dans lesquelles le Peuple se révolte contre Moché et lui réclame de la viande, ils regrettent ouvertement d'être sortis d'Egypte et Moché se désespère. La paracha se termine par la faute de Myriam et Aaron qui ont médit de Moché à propos de sa femme, et Myriam est frappée de lèpre en punition, puis guérie au bout de 7 jours.

Au beau milieu du texte, sans lien apparent, deux versets :
במדבר פרק י פסוק לה

וַיְהִי בִּנְסֹעַ הָאָרֹן וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה קוּמָה יְקֹוָק וְיָפֻצוּ אֹיְבֶיךָ וְיָנֻסוּ מְשַׂנְאֶיךָ מִפָּנֶיךָ:

וּבְנֻחֹה יֹאמַר שׁוּבָה יְקֹוָק רִבְבוֹת אַלְפֵי יִשְׂרָאֵל: פ

« Or, lorsque l'arche partait, Moïse disait: "Lève-toi, Éternel! Afin que tes ennemis soient dissipés et que tes adversaires fuient de devant ta face!" 36 Et lorsqu'elle faisait halte, il disait: "Reviens siéger, Éternel, parmi les myriades des familles d'Israël!" »

Comme si on ouvrait une parenthèse pour nous livrer une précision, sauf que la précision n'a pas vraiment l'air à sa place. De plus, une autre curiosité : le passage est entouré de deux lettres à l'envers, deux noun. Un grand mystère.

Rachi, un des plus grands commentateurs, peut-être le plus connu, cite le Talmud : "ce passage n'est pas à sa place, il a été pris ailleurs. Et pourquoi l'a-t-on placé ici? Parce que le texte parle de plusieurs malheurs, comme la Torah n'aime pas énoncer une succession de catastrophes, il faut tempérer, écrire quelque chose de positif au milieu."

Problème : de quels malheurs parle-t-il ? Je ne vais pas vous relire tout le texte, mais les malheurs de cette paracha se trouvent à la fin, après ce verset, avant cela tout va bien… c'est là qu'interviennent les commentaires du commentaire : le malheur, c'est que dans la narration nous sommes juste après le don de la Torah au mont Sinaï, le premier Chavouot, et après cet événement extraordinaire il a fallu partir. Mais ça ce n'est pas un malheur ?! Non, le malheur, la faute, le péché, c'est que les Bné Israël en partant de la "montagne de Dieu" étaient contents. Ravis, fous de joie, soulagés. Comme des enfants qui sortent de l'école, et se disent "partons-vite, avant qu'il ne nous rajoute encore quelques mitsvot…"

Le Midrach est très riche pour traiter des questions d’éducation, mais ici n’est pas mon propos.

L’enseignement du Talmud disant que le verset n’est pas à sa place est étonnant : connaissant l’exigence de la tradition juive à la fidélité du texte de la Torah, on doit se demander avec suspicion qui est l’auteur de ce couper/coller et pourquoi ? Puis est-ce que le Sefer Torah est cachère du fait de ce changement, ou bien peut-on se permettre de modifier l’ordre des versets, des mots ou des lettres à notre convenance, pour écrire un nouveau texte ?

D’après la formulation du Talmud, il est clair que le verset a été intentionnellement placé à cet endroit par l’auteur, et Rav Ashi, un des sages des dernières générations, affirme que son emplacement logique, naturel aurait dû être dans « פרשת דגלים », le texte des drapeaux : dans la paracha Behaalotekha nous trouvons une description assez précise, impressionnante et émouvante de la façon dont les déplacements du peuple se faisaient dans le désert.
  1. L’impulsion est donnée par la colonne de feu (la nuit) ou de nuée (le jour) qui guide le peuple à la fois dans l’espace et dans le temps, puisqu'elle peut rester immobile aussi bien une nuit que quelques mois, et le campement doit s’organiser autour d’elle. (générateur d’un sentiment d’instabilité)
  2. Puis signal sonore : deux trompettes que Moché reçoit l’ordre de fabriquer indiqueront la levée du camp.
  3. Enfin défilé des tribus en ordre derrière leurs drapeaux (non pas en ordre de naissance, mais un ordre un peu particulier que la Torah choisit) ce qui est important à retenir est que les Léviim portent l’Arche Sainte au milieu du peuple.
C’est donc ici, à ce moment précis, que la Torah aurait dû mentionner ce rite, ces mots particuliers que Moché prononce pour accompagner l’Arche d’Alliance (qui contenait, je le rappelle, les 4 tables de la Loi, un récipient de la Manne, le bâton d’Aaron et certains disent le sefer Torah de Moché).

Or au lieu de cela, c’est le texte qui s’est déplacé à l’intérieur de la Torah. Comme si l’Arche de l’Alliance se permet de voyager à l’intérieur de la Torah, en montrant sa liberté de le faire.

Sans refaire une chronologie fastidieuse de l’histoire de l’Arche de l’Alliance dans le livre de Josué, celui de Samuel et à l’époque du second Temple, on peut simplement dire qu’elle servait de point de ralliement à la fois par temps de paix, où elle était entreposée soigneusement, que par temps de guerre, où elle participait aux batailles et faisait des miracles : elle ouvre les eaux du Jourdain, galvanise les troupes en se battant en première ligne et assure la victoire, une fois même se fait capturer par les philistins, ce qui leur cause de graves ennuis avant qu’ils ne préfèrent s’en débarrasser, est menée en grande pompe à Jérusalem par le roi David, est conservée dans le premier Temple avant de disparaître et de nourrir nombre de légendes et de fantasmes sur sa location précise.

Cette histoire, qui n’aurait qu’un intérêt limité si elle n’était que la relation d’évènements romanesques, une épopée, a en fait une portée théorique et théologique : elle décrit la manière dont le peuple d’Israël est passé de l’état d’idolâtre du tétragramme, de religieux antique (qui a besoin de promener avec lui physiquement son dieu pour se rassurer par sa présence), progressivement à l’état de monothéiste abstrait, qui a de moins en moins besoin de la présence rassurante d’un objet de « transfert » pour se rassurer sur Son existence et Sa présence.

Plus la foi se passe d’éléments tangibles et concrets, plus elle est pure, et paradoxalement solide :
משנה מסכת אבות פרק ה משנה טז
[טו] כל אהבה שהיא תלויה בדבר בטל דבר בטלה אהבה ושאינה תלויה בדבר אינה בטלה לעולם איזו היא אהבה התלויה בדבר זו אהבת אמנון ותמר ושאינה תלויה בדבר זו אהבת דוד ויהונתן:

Sans spéculer sur la question épineuse de la date de rédaction des textes de la Torah, on peut trouver ironique et plaisant le fait qu’à un moment donné de l’histoire le passage demandant à Dieu de se lever pour combattre ses ennemis ait été détaché, séparé du passage ou physiquement l’Arche d’Alliance se lève pour se mettre en marche.

A un moment de l’histoire, un des auteurs de la Torah (Dieu, Moché, ou un des scribes postérieurs) a jugé important de signifier dans le texte cette coupure entre la représentation et la transcendance. Une manière de trancher dans le débat très ancien : la destruction du Temple est-elle un évènement négatif ou positif ? => Puisque nous n’avons pas le choix, autant faire en sorte que cela devienne un évènement qui nous fasse franchir un pas de plus vers un niveau supérieur de fidélité au divin (Emouna) : l’abstraction, qui ne signifie pas seulement se passer d’objets, mais aussi et surtout se passer de Ses manifestations directes dans le présent, de Ses interventions surnaturelles dans le cours de l’histoire.

Depuis la destruction des Temples (le premier, qui contenait encore l’Arche, et le deuxième, qui en portait encore la trace) nous avons, en tant que collectif, fait un long chemin, un voyage bien plus long dans le temps que celui du désert, vers une conception de plus en plus proche de ce que l’on appelle pompeusement le monothéisme éthique absolu : un monothéisme épuré, suffisamment fort intellectuellement et riche émotionnellement pour faire face avec courage à l’exil. Pas l’exil du peuple juif, qui n’est qu’un moindre mal, mais l’exil de Dieu, de Sa parole et de Ses interventions dans l’histoire.

Néanmoins nous éprouvons la nécessité de maintenir parmi nous le témoignage de Sa présence historique, les traces de Son dialogue avec l’humain et de Son alliance avec le peuple juif, en faisant résider parmi nous la Torah, qui prend la place de l’Arche dans la synagogue (miqdach mé’at), et en prononçant les mêmes paroles que Moché lorsqu’elle se met en mouvement :
« Or, lorsque l'arche partait, Moïse disait: "Lève-toi, Éternel! Afin que tes ennemis soient dissipés et que tes adversaires fuient de devant ta face!" 36 Et lorsqu'elle faisait halte, il disait: "Reviens siéger, Éternel, parmi les myriades des familles d'Israël!" »


Chabbat chalom

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire