Chabbat Hagadol 5773

Chers amis,

Nous sommes arrivés au Chabbat Hagadol, le chabbat qui précède Pessah.

D’où vient ce nom « hagadol », et depuis quand est-ce qu’on nomme ce chabbat de cette façon ? Comme pour toutes les traditions anciennes dont l’origine s’est perdue avec le temps, il y a plusieurs explications…

  • Mahloqet entre pharisiens et sadducéens adversaires de la loi orale : le chabbat à partir duquel il faut commencer à compter le Omer n’est pas le premier chabbat de Pessah (chabbat Béréchit) mais le premier jour de Yom Tov, c’est pourquoi le chabbat d’avant Yom Tov serait appelé « chabbat hagadol » ( !?)
  • La haftara se termine par un verset populaire décrivant la venue du prophète Elie, dans lequel il y a le mot « gadol » :

מלאכי פרק ג
(כג) הנה אנכי שלח לכם את אליה הנביא לפני בוא יום יקוק הגדול והנורא:
« Or, je vous enverrai Elie, le prophète, avant qu'arrive le jour de l'Eternel, jour grand et redoutable! »
  • Troisième explication : un midrach assez connu relate que l’année de la sortie d’Egypte, dans l’Exode, Roch Hodech Nissan était un jeudi, donc le 10 Nissan était un chabbat, et c’est ce même jour que les hébreux reçurent une des premières mitsvot : choisir un agneau qui sera abattu dans la nuit du 14, pour mettre de son sang sur les portes etc. Or, bien que le mouton/le bélier soit un animal sacré en Egypte, les égyptiens n’ont pas empêché les hébreux de les sacrifier, et cela en soi fut considéré comme un miracle, un des premiers signes « ot ».


  • Dans les communautés d’Europe orientale, ce chabbat était un des rares chabbatot dans lesquels le rabbin faisait une dracha ( !). = chabbat du Gadol de la communauté. Ce qui inévitablement réveille une question : que faisait-il le reste du temps ? Apparemment, de ce que j’ai pu en lire et en deviner entre les lignes, à l’origine on a confié au plus érudit de la communauté la dracha d’avant Pessah pour expliquer une dernière fois toutes les halakhot de Pessah, dans les détails, afin que tous sachent exactement comment s’y prendre pour nettoyer leurs ustensiles, leurs fours, quoi et comment éliminer etc. Dans un second temps, les rabbins hassidiques s’élèvent contre leurs homologues lituaniens pour délivrer des drachot homilétiques sur le sens de la fête, la signification profonde que doit avoir la sortie d’Egypte pour chacun, des thèmes à développer lors de la lecture de la Haggada etc.

Je crois avoir eu l’occasion de le dire, le Hassidisme des origines était un mouvement intellectuel volontairement subversif et contestataire qui cherchait ni plus ni moins qu’à remettre en cause la place de la Halakha dans la société juive de l’époque. Les Hassidim trouvaient (à tort ou à raison) que le judaïsme tendait à s’assécher autour d’une pratique exigeante sans émotion ni ferveur. Ils trouvaient aussi que les explications symboliques étaient réservées à une élite intellectuelle formée dans les yéchivot issues de la tradition du Gaon de Vilna, tandis que les couches populaires étaient laissées dans l’ignorance : « pratique comme ceci et comme cela, et ne cherche pas à comprendre, car de toute façon tu n’as pas le niveau ». Ils cherchèrent donc à « casser » ce schéma, à insuffler un nouveau souffle dans la société juive de l’époque en délivrant un message qui résonne familièrement à nos oreilles : « mieux vaut pratiquer un peu avec une intention pure, une ferveur juste et sincère que faire tout dans les moindres détails mais mécaniquement et sans réflexion ni sentiment » ou encore « le Hamets qu’il faut éliminer c’est le Hamets du cœur (חמץ שבלב) ».
De nos jours et dans nos milieux cela peut paraitre une évidence. Dans d’autres temps, avec d’autres mœurs, ce discours a provoqué anathèmes et exclusions, pour ne pas dire excommunications.

La façon dont je présente le mouvement Hassidique à ses origines ne m’est pas personnelle, elle représente l’état actuel de la recherche en histoire juive qui tend à voir ce mouvement comme un des mouvements réformateurs qu’a connu le judaïsme, et en cela il n’est ni le premier ni le dernier.

Mais voilà : les sociétés changent, évoluent, se modifient profondément et durablement, et les textes demeurent. Par une certaine ironie de l’histoire, ce qui était révolutionnaire hier devient parfois le discours dominant et conformiste d’aujourd’hui.

Je me demande parfois quel effet cela ferait dans ma communauté si je disais subitement : « cessez de lire et de réfléchir, et passez le peu de temps qui vous reste avant Pessah à récurer vos casseroles à fond, à ébouillanter vos couverts brûler vos plaques au chalumeau… ». Je ne dis pas cela par goût de la provocation, je le dis simplement parce que je crois profondément que le rôle d’un rabbin, ce qui fait qu’on l’appelle Gadol, c’est son aptitude à surprendre, à déstabiliser, à bousculer, à dire le contraire du discours convenu qu’on attend de lui.

Pour en revenir à la grande polémique entre Hassidim et leurs opposants, les mitnagdim, on a l’habitude de dire que sans les Hassidisme le judaïsme d’Europe centrale se serait desséché, déconnecté des réalités de la base populaire. Mais sans la réaction contre-hassidique, le judaïsme serait devenu une espèce de spiritualité dans laquelle la place prépondérante aurait été donnée aux expériences extatiques et mystiques. Le judaïsme est donc ce qu’il est aujourd’hui grâce à l’existence des deux courants, et à leur opposition.

Ce n’est pas une nouveauté ni un scoop, je fais partie de ceux qui pensent que le mouvement massorti n’aura un rôle à jouer dans la société juive que s’il parvient à réussir une certaine synthèse entre ces deux visions de l’expérience religieuse : la rigueur de la loi alliée à la force d’un message à la portée de tous, à la fois actuel et moderne.

Savoir sur quel point appuyer, insister alternativement, décider si pour garder le cap fixé il faut virer à bâbord ou à tribord, c’est la tâche du capitaine du navire, le Gadol. C’est ce chabbat que le Gadol a la responsabilité de dire à chacun et à au collectif « stop » ou « encore », « changez de cap » ou « continuez sur cette voie ». Seuls les naïfs et les inconscients croiront que le Gadol sait exactement tout sur tout, qu’il sait très bien ce qu’il doit faire, qu’il n’a jamais de doute ni d’angoisse, de moments de découragements autant que de moments de joie.

Le Gadol qui a à cœur que son message soit perçu le mieux possible par le plus grand nombre est parfois maladroit, car il navigue à vue, et prend en compte des considérations que d’autres ne voient pas, en plus des bouleversements de sa vie personnelle, puisqu’il a aussi une vie personnelle.

Si, contrairement à l’année dernière je demande d’insister particulièrement sur le nettoyage de Pessah cette année, c’est parce que j’ai l’impression, subjective, donc forcément sujette à caution, que pour certains la cacherout de Pessah et même la cacherout en particulier reste un objectif tellement difficile à atteindre qu’il en est décourageant avant même d’essayer. En demandant autour de moi qui serait prêt à inviter un étudiant rabbin de Jérusalem qui passera la semaine prochaine à Nice, j’ai entendu plusieurs fois « mais chez moi ce n’est pas assez cacher ». Surestimation de la difficulté de la tâche qui permet de donner une bonne excuse pour rester dans une situation confortable. Or la haggada de Pessah ne dit-elle pas que chacun entre, s’assoit et mange ? Y a-t-il des considérations de cacherout ? Ou bien attend-on du rabbin de faire preuve de souplesse pour se faire inviter ?

Double message : en montrant que cette année vous avez suffisamment nettoyé, vous montrerez que vous avez réussi à enlever le Hamets de votre cœur, celui qui vous empêche d’avancer, d’approfondir et de vous améliorer.


Chabbat chalom

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