Bechalah 5773


Chers amis,

Il y a deux semaines j’ai fait quelque chose que je fais rarement (à tort) j’ai acheté un hebdomadaire de la presse juive francophone et je l’ai lu. Pour différentes raisons (le nombrilisme, la partialité, la mauvaise foi, la politisation univoque etc.) je lis très rarement la presse juive, n’écoute pas la radio communautaire (même celle sur laquelle j’interviens !) et ne visite pas les sites internet dédiés à l’information communautaire ou israélienne. Mais cette fois j’avais été attiré par le dossier spécial, consacré aux intellectuels juifs de France, ainsi que par l’envie de me tenir au courant de l’actualité de la communauté.

Arrivé à un certain point, j’ai été intrigué par le grand nombre de publicités d’une association caritative très connue qui réalise de belles actions auprès d’une population défavorisée. Ces publicités parlaient de « parachat haman ». Intrigué car malgré mes longues années d’études, je n’avais jamais entendu cette expression. Je ne vous cache pas que j’ai d’abord cru que c’était en lien avec Pourim : Haman. En creusant un peu j’ai vu que c’était en fait de la manne qu’il s’agissait, et ce qu’ils appellent « parachat Haman » se trouve vers la fin de la paracha de cette semaine, Bechalah. C’est tout simplement le passage dans lequel les Bené Israël reçoivent pour la première fois la manne dans le désert. Et alors ? Pourquoi en faire de la pub et un big deal, comme si c’était un grand évènement ?

Il se trouve qu’un passage du célèbre code du 16° siècle, le Choulhan Aroukh, dit, en citant le Talmud de Jérusalem :

שולחן ערוך אורח חיים סימן א

סעיף ה
טוב לומר (יג) <ד> פ' ז העקדה (בראשית כב, א - יט) ופ' המן ועשרת הדברות * ופ' ח עולה (ויקרא א, א - ז) ומנחה (ויקרא ב, א - יג) (יד) [י] ושלמים (ויקרא ג, א - יז) (טו) וחטאת (ויקרא ד, א) ואשם. הגה: <ה> ודוקא ביחיד מותר לומר עשרת הדברות בכל יום, אבל אסור לאומרם (טז) ט [יא] בצבור (תשובת הרשב"א סי' קפ"ד).
משנה ברורה סימן א ס"ק יג

ופרשת המן כדי שיאמין שכל מזונותיו באין בהשגחה פרטית וכדכתיב המרבה לא העדיף והממעיט לא החסיר להורות שאין ריבוי ההשתדלות מועיל מאומה ואיתא בירושלמי ברכות כל האומר פרשת המן מובטח לו שלא יתמעטו מזונותיו


Reprenant cela, un maitre hassidique du 18°, le rabbi de Rimanov (ville de Galicie, dans le Sud-Est de la Pologne), affirme que « le jour propice pour réclamer de la parnassa est le mardi de la paracha Bechalah » pourquoi le mardi ? Pour des raisons secrètes et cabbalistiques que lui seul connaissait. Donc ce que vous devez faire pour avoir une bonne parnassa pendant l’année, c’est lire avec ferveur la fin de la paracha Bechalah le mardi, deux fois en hébreu et une fois en araméen, comme le veut une halakha ancienne.

Puis assez vite on arrive au but avoué de la brochure : lire la paracha tout seul, chez soi à la maison, c’est bien. Mais demander à un tsaddik, un sage qui connaît de nombreux secrets de Kabbale et qui jouit d’un accès direct au créateur, c’est mieux. Demander à un tsaddik de le lire dans un « lieu saint », c’est encore mieux (cela met plus de chance de votre côté pour que la prière soit entendue).

Alors pour vous rendre service, cette association caritative vous propose d’organiser cela pour vous, avec plusieurs forfaits :
  • Sur 4 lieux saints d’Israël (le Kotel évidemment, puis les tombes de Rabbi Chimon bar Yohaï, Rabbi Meïr Baal Haness et Rabbi Yéhouda Bar Ilaï) = 26€
  • Sur la tombe même du Rabbi de Rimanov = 52€
  • Il y a encore des autres forfaits plus « personnalisés »

Mon premier réflexe est d’analyser le discours (défaut professionnel), mais je vais essayer de le faire sans mépris ni condescendance.

La brochure au centre du journal insiste sur le fait que ce n’est pas « un bon conseil » ou « une bonne chose à faire », mais une promesse. Autrement dit cela se réalisera de façon certaine, absolue et définitive. A ce stade de la lecture, je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que c’était bien dommage que cette segoula, ce truc infaillible n’ait pas été révélé plus tôt dans l’histoire, car on aurait pu empêcher quelques millions de morts de faim à cause des sécheresses, des disettes, des épidémies, des mauvaises récoltes… et évidemment à cause des guerres.

Je n’ai absolument aucun doute sur l’honnêteté et la probité des organisateurs, et je suis sûr que les sommes récoltés sont employées pour la Tsedaka. Mais en plus de la question théologique, se pose une question de logique : pourquoi demander aux riches de payer afin de devenir plus riches, alors qu’il suffirait de prier directement (gratuitement) pour les pauvres ?

Enfin, un étonnement : dans une seule et même édition, un dossier sur les intellectuels juifs de France, et… un message de foi du charbonnier, « emouna pchouta ».

Ce texte naïf serait anecdotique, serait lu comme l’expression d’une foi populaire un peu surannée s’il n’était pas « couvert » par des grandes personnalités érudites. Le problème c’est justement que des rabbins, des sages, des érudits, de grands maîtres acceptent de participer à cela, et contribuent à mettre en avant une conception archaïque et superstitieuse de la foi et de la pratique du judaïsme.

Quel intérêt ont-ils ?
  • Ils y croient vraiment, et dans ce cas c’est inquiétant : que vont-ils dire aux gens qui meurent de faim bien que leur nom ait été lu ?
  • Ils laissent utiliser leur image par naïveté et se font abuser.
  • Ils le font par intérêt. A priori, c’est inimaginable de la part de rabbins. Et pourtant ! Même de rabbins, on peut s’attendre à tout, car les études et les diplômes n’ont jamais préservé personne de comportements inadaptés.

Je fais référence particulièrement à la dernière campagne législative israélienne dans laquelle, comme toutes les autres campagnes malheureusement, apparaît au grand jour ce que nous, dans notre mentalité de juifs français, parvenons à peine à réaliser. Même les partis politiques religieux, avec à leur tête des rabbins (=> des gens qui ont pris sur eux d’éduquer, guider le peuple juif et de lui servir de référent dans la pratique des mitsvot et l’étude de la sagesse transmise par nos ancêtres), même des rabbins peuvent se livrer à ce que la politique a de plus bas, dégoûtant et obscène. Violences verbales, anathèmes, dénonciations calomnieuses, publicités caricaturales, spots TV indécents… et je ne parle que de ce qui se voit et qui était étalé sur la place publique, pas des financements de campagne, des détournements de fonds publics etc.

Attention ! Je ne suis pas en train de dire que tous les rabbins sont corrompus ! Je dis simplement que le comportement de quelques-uns rejaillit sur la majorité, et qu’à cause de cela, irrémédiablement, le soupçon plane chaque fois qu’un rabbin accède à un poste public, qui plus est lié à de l’argent.

Pour en revenir à mon journal, j’en étais à ce point de mes réflexions lorsque de manière presque automatique, comme un réflexe, j’allais jeter la brochure à la poubelle pour continuer à lire mon journal.
Mais je me suis souvenu qu’on était chabbat. Même si on a évidemment le droit de jeter un journal à la poubelle à chabbat, il y a une règle, une halakha, un interdit qui fait partie des 39 travaux originels dont tous les autres interdits dérivent : Borer. « haborer psolet mitokh okhel » : chabbat, lorsque nous avons devant nous une assiette avec des produits comestibles et d’autres qui le sont moins, ou pas à notre goût, il est interdit de jeter ce qui ne nous convient pas, car ce serait « trier ». Il faut s’astreindre à manger ce que vous voulez/pouvez, et laisser le reste dans l’assiette.

Pourquoi est-ce que j’ai pensé à cela alors que cela n’a apparemment aucun rapport ? Peut-être parce que tout ce qui a trait à Chabbat renvoie à un futur fantasmé, idéalisé : ‘olam haba. Dans cet avenir, et chabbat nous en donne un « avant-goût », on se gardera de jeter négligemment tout ce qui ne nous convient pas dans l’instant. On se contentera de prendre ce qui nous convient, sans rejeter, éloigner, mépriser. En laissant une possibilité de retour. De techouva. Et quand je parle de Techouva, je ne parle pas nécessairement de repentir. Je ne suis pas en train de dire qu’un jour les auteurs de cette brochure comprendront leur erreur et admettront qu’ils ont eu tort. Je parle de mon retour. La possibilité que j’ai de regarder les choses une deuxième fois, d’y revenir, d’y réfléchir, et de les considérer à nouveau.

Car peut-être que la lecture du passage de la manne dans la paracha de cette semaine peut nous rendre riche : en nous aidant à réaliser, dans les moments d’angoisse, de panique, de désespoir, que la solution est peut-être devant nous, au pied de la tente, qu’elle était « envoyée » sans que nous l’ayons vue, faute d’avoir regardé.

Dans la paracha Bechalah, le début est tellement spectaculaire qu’il éclipse la fin. La sortie d’Egypte, la traversée de la mer à pieds secs, la mort de l’armée égyptienne, fait de l’ombre aux débuts difficiles de l’errance dans le désert. Et pourtant les miracles relatés (autour des sources d’eau et de la nourriture) ne sont pas moins étonnants et remarquables. Mais pour marquer les esprits, ils ont un handicap : leur permanence, leur durée. C’est une règle que tous les spécialistes en communication connaissent : plus un évènement est unique, exclusif, inédit, plus il est populaire. S’il se répète, il risque de « lasser le public », et on en parlera moins. La manne qui tombe dans le désert est un « scoop » incroyable… la première semaine, le premier chabbat. Après, on s’habitue.

Et pourtant, lorsque les rabbins du Talmud veulent expliquer à quel point Dieu fait de gros efforts pour arranger et organiser les étapes les plus anodines de la vie d’un homme, comme son travail (parnassa) ou son mariage, ils emploient l’expression « kaché (lo) kekri’at yam souf » => aussi dur que la déchirure de la mer.
Ce qu’ils essaient de nous transmettre est tout simplement ce que tous les organisateurs d’évènements ou tous les responsables de communauté savent : plus les choses paraissent lisses, naturelles, évidentes, plus l’effort fournit en amont est grand. Plus l’ingratitude des intéressés est facile (les bené Israël qui se plaignent dans le désert). Mais comme pour le désert, ce qui compte n’est pas la popularité de Moché et Aaron, ou de Dieu lui-même. L’important c’est le sentiment de travailler pour l’avenir, et d’être les bâtisseurs d’un projet qui traversera l’Histoire.

Chabbat chalom

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