Vayigach 5772 (par Sergio Wax)

J’ai toujours pensé que la Torah pourrait être lue aussi sans chapitres, sans parachyot, sans aucune séparation interne. Le découpage que nous connaissons, très pratique par ailleurs, est bien plus récent que le texte lui-même (sans parler de la division en chapitres qui est d’origine chrétienne médiévale). Il laisse transparaître la vision idéologique et théologique qui le sous-tend, ou l’objectif didactique, mais le texte en soi en reste parfois un peu trop encadré. Je crois qu’une lecture ininterrompue (sinon par la fatigue) plus facilement montrerait la grande fresque, la toile de fond, mettrait en évidence certaines grandes lignes.

La tension entre d’un côté l’aspiration à l’unité et de l’autre la tendance à la division (et donc l’alternance entre séparations et réunions) me semble une de ces grandes lignes, qui depuis la séparation originaire du 4e verset de Berechit (vayavdel elohim ben ha’or uven hachoshekh) traverse la Torah et j’ose dire la Bible entière, avec toute sa charge dramatique. D’ailleurs, les deux noms divins les plus fréquents, Elohim (soit les manifestations divines dans les lois naturelles) et le Tétragramme (l’Etre absolu) nous renvoient à ces deux aspects, opposés et complémentaires. Aspects dont notre paracha, Vaygach, sur le plan humain, mais pas seulement, est un exemple des plus puissants.

“Vaygach elav Yehouda“, Et vint vers lui Juda… comme une menace, nous fait comprendre le Midrach, qui, contre toute vraisemblance, mais avec une précise vision éthique et politique, met en avant le courage, la détermination et surtout l’évolution personnelle de Juda. Sa prise de conscience du délit de la vente du frère qu’il veut réparer, sa défense du père et de l’autre demi-frère Benjamin, sa transformation radicale, en font le vrai chef de la fratrie et l’héritier de Jacob. Juda arrive à casser la résistance de Joseph, à s’imposer au Vice-roi d’Egypte. Et vint vers lui Juda… Le drame est à son comble. Finalement le miracle de la réconciliation, de la réunification, semble s’accomplir : Joseph pleure (lui seul, d’ailleurs), la famille se retrouve, dans une unité ô combien symbolique et transitoire.

MAIS… est-ce que cette unité fraternelle de Vaygach en est vraiment une ? La réponse est non, de toute évidence. Oui, l’Egypte accueille le patriarche fatigué et ses 11 fils; oui Joseph, retrouve ses frères et leur destine une terre au nord-est du pays, à Goshen où faire paître leur bétail ; mais la cassure familiale est profonde. Joseph continue dans son travail de spoliateur du peuple égyptien (il se garde bien, par ailleurs, de toucher aux privilèges du clergé…) et réside dans sa demeure qu’on imagine relativement confortable. La cohésion, l’unité familiale n’a pas duré longtemps. La séparation est tellement évidente que le texte n’a pas besoin de la décrire. Plus tard, après la mort de Jacob, les frères auront peur de la vengeance de Joseph. Pourquoi en avoir peur s’ils s’étaient pleinement réconciliés 17 ans auparavant ? De quelle unité familiale s’agit-il ?
Et pourtant, ce sera bien de cette unité fragile que naîtra un peuple de 12 tribus, différentes, chacune avec son rôle, qui à Canaan occuperont des territoires séparés et où la descendance de Joseph aura le même rôle des autres tribus… pour reprendre de l’importance beaucoup plus tard, au centre d’une séparation douloureuse : les deux royaumes, Samarie et Jérusalem.

Du plan familial au plan historique, l’alternance change de proportions mais le mécanisme reste. Traditionnellement les figures de Juda et de Joseph symbolisent respectivement le royaume de Juda et le royaume du Nord – ce dernier historiquement bien plus étendu et économiquement important que le petit et pauvre royaume de Juda. Mais quand ont-ils été vraiment unis ? Des savants affirment aujourd’hui que cette unité est un mythe et que le Nord et le Sud avaient formé probablement une fédération de tribus sous le même roi, fédération qui se serait scindée lors de l’ascension de Roboam au trône de Juda. Notre peuple a toujours souffert de cette division comme de toutes nos divisions successives, jusqu’à aujourd’hui. Et quand, en -722, Salmanasar, roi d’Assyrie détruit Samarie et dispersa dans son empire les 10 tribus du royaume du Nord, la foi dans la réunification, certainement alimentée par ceux qui, en fuite de Samarie avaient trouvé refuge à Jérusalem, devint un point central de notre tradition, la base d’un espoir messianique, que les judéens exilés à Babylone, 130 ans plus tard, n’ont fait qu’enrichir.

Dans les quatre parachyot du roman de Joseph, le Tétragramme apparaît très peu. Au pharaon et à ses frères, Joseph parle d’Elohim ; comme si les événements s’étaient déroulés selon les lois divines inhérentes à la Natures et à l’histoire, causes et conséquences ; c’est l’Elohim de Berechit, qui organise la nature par la séparation, la pluralité. Autrement dit, Joseph place son histoire dans le contexte d’une histoire collective vaguement déterministe, où toutefois chacun a ses responsabilités, lui et ses frères, responsabilités qu’il faut accepter ; il explique les rêves, parce qu’il lui arrive de les comprendre, sans effort, sans en avoir aucun mérite ; il vit dans la pluralité de la réalité quotidienne. L’Infini semble absent. Il en va de même pour la division des deux royaumes. Rivalités, arrogance, trahisons, recompositions illusoires. Pour que la réunion du peuple se réalise et les prophéties s’accomplissent, il faut aller au delà de l’histoire.

Les rabbins ont sûrement perçu cet aspect. Ils nous ont légué une haftarah célèbre. Ezéchiel était un prêtre descendant de Sadok. Il fut déporté par Nabuchodonosor en -598 avec le roi. Il écrivit pendant l’exil de Babylone, peu après la destruction du temple en 587. Dans notre haftarah, il reprend le contraste des figures de Joseph et Juda, symboles des Royaumes du Nord et de Juda et énonce la prophétie messianique de l’éternelle réconciliation, du royaume unifié, de l’unité du peuple. Mais cette fois-ci c’est le Tétragramme, l’Un par définition qui parle : Réponds leur : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici je vais prendre l’arbre de Joseph qui est dans la main d’Ephraïm et les tiges d’Israël, ses associés et je les lui adjoindrai avec l’arbre de Juda et j’en ferai un arbre unique et ils ne feront qu’un dans ma main. (Ez.XXXVII, 19). Et trois verset plus loin : Je ferai d’eux un seul peuple dans le pays, sur les montagnes d’Israël… (Ez. XXXVII, 22). C’est le Tétragramme qu’Ezéchiel évoque dans sa prophétie. Nous pouvons en déduire que l’Unité est divine, miraculeuse ; la multiplicité et la division sont naturelles, humaines, inscrites dans la nature.

Cette tension qui parcourt nos textes, nous habite encore et toujours. Dans notre particularisme quotidien souvent mal vécu, dans nos petites vies séparées, dans les accidents de nos parcours individuels, c’est la diversité que nous constatons, que nous apprenons à comprendre. La séparation est caractéristique de l’ordre naturel tel qu’Elohim l’a crée. Mais, deux fois par jour, dans le Chéma, nous proclamons l’Unité Absolue : Ehad.

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