Lekh Lekha 5772

Chers amis,
La semaine dernière nous avons eu droit, grâce à Romain, à une comparaison très intéressante et riche entre deux héros de l'antiquité qui ont survécu à un déluge : le héro Sumérien/Assyrien Gilgamesh, et le héro biblique, Noah. Cette semaine nous sommes dans la paracha Lekh-lekha, qui nous introduit un nouveau personnage, Avraham. Contrairement à une idée répandue, ce n'est pas la première fois que nous entendons parler d'Avraham : le personnage est déjà introduit à la fin de la paracha précédente, dans laquelle on apprend que ce n'est pas lui qui fut à l'origine du départ de Mésopotamie mais son père, Térah. Terah étant mort lors d'une étape, en chemin, dans une ville dont le nom évoque justement la "route" (Haran en akkadien signifie le chemin, la route), son fils Avraham prend la tête de la famille et s'engage à poursuivre ce voyage, après avoir entendu une voix qui l'encourageait en lui donnant un but : "Lekh Lekha" : Va t'en toi-même, va faire ton propre voyage, distinct de celui de ton père. Va-t'en pour toi, et fais-moi confiance pour te guider ("vers le pays que je te montrerai").
Pour certains biblistes contemporains qui s'occupent d'analyse littéraire, l'apparition du personnage d'Avraham dans la Tora marque la naissance du héro biblique. Non pas un héro au sens littéraire, car il y a déjà eu des personnages, des caractères (Adam, Caïn, Noah…), mais avec Avraham, c'est la première fois que nous avons un héro au sens qu'a pu prendre ce mot dans la littérature grecque : la littérature rabbinique ne s'y est pas trompée puisque depuis le midrach (dans lequel on nous décrit les dix épreuves d'Abraham) jusqu'au Zohar les rabbins ont compris tous les avantages qu'ils pouvaient tirer de la comparaison entre le premier héro biblique et son cousin éloigné, d'une autre partie de la méditerranée, le héro grec, le héro homérique.

Avraham, personnage venu du fin fond de l'orient, Our Kasdim (Chaldée), dont on ne sait rien si ce n'est qu'il a choisi volontairement de devenir nomade et d'errer à la recherche… au départ à la recherche de rien du tout. On devine à la lecture du texte biblique qui est très sec et énigmatique, que la vie dans sa cité d'origine lui était devenu insupportable (à lui et à sa famille), et que l'état de nomade convenait peut-être mieux, comme le disait l'écrivain Thomas Mann, à son état personnel de recherche, d'inquiétude. Comparons-le à un autre personnage, l'Ulysse d'Homère. Lui aussi décide à un moment donné de quitter sa terre et son peuple pour un long voyage. Lui part des confins de l'occident pour se diriger vers l'orient. Je ne vais pas vous faire un cours de littérature classique, j'en serais bien incapable, mais je crois profondément, à l'instar d'un de mes maîtres, que les comparaisons, lorsqu'elles font ressortir les différences, permettent de répondre à bien des questions d'identité, surtout pour des juifs de l'exil comme nous, partagés entre deux cultures.

Ulysse donc, décide de partir de chez lui, non pas à la suite d'un appel, non pas pour une quête spirituelle, mais pour participer à une guerre, la guerre de Troie, qu'il sait devoir être longue et difficile, mais dans laquelle il espère trouver gloire et honneurs. Il part avec ses compagnons d'armes, entre homme, et laisse sa femme et toute sa famille à la maison. Après avoir été l'artisan de la conquête de Troie non pas grâce à sa valeur militaire ou à son courage mais plutôt grâce à sa malice, son astuce, à son retour il est condamné par les dieux à subir une longue errance, avec de multiples péripéties, des "épreuves" dans lesquelles il sera bientôt seul car tous ses compagnons vont mourir, et il devra utiliser toutes ses ressources pour atteindre son but ultime qui est … de rentrer chez lui, sur la terre de ses ancêtres, là où il est roi, pour rejoindre sa femme et son fils, son peuple, et goûter enfin à la retraite à laquelle il avait droit.

Avraham, je le redis, et nous le lirons demain au tout début de la paracha, prend la décision de partir, avec tout les dangers que cela implique, à la suite d'un appel spirituel, une recherche, une quête, qui n'a rien à voir avec la quête de gloire militaire. Il ne part pas avec une armée, mais avec toute sa famille, ce qui montre qu'il n'avait aucune intention de revenir "chez lui", sur la terre où il est né. C'est un départ définitif, une coupure totale avec le passé. Ses aventures, les épreuves qu'il subit ne sont pas du domaine du fantastique, de l'extraordinaire, de la science fiction : pas de sirène ni de cyclope, il subit simplement ce que tout nomade doit s'attendre à subir, en position de faiblesse quand il passe dans des territoires appartenant à des peuples déjà sédentarisés. Les épreuves d'Abraham ne sont pas l'expression de la vengeance d'un ou de plusieurs dieux, mais il traverse les épreuves grâce au rapport privilégié qu'il entretient avec Dieu, en puisant au fond de lui-même la foi et la force de trouver des solutions pratiques.

Enfin, Ulysse en partant avait déjà un jeune fils, un descendant, un successeur, qu'il laissait à l'abri à la maison, Télémaque, qui pourrait prendre sa suite si jamais il ne revenait pas. Avraham part en espérant guérir de sa stérilité, et que Dieu, en récompense de sa fidélité, lui accordera le bonheur d'avoir un fils, une descendance qui pourra prendre la relève… et à son tour continuer de voyager dans un but incertain, mais avec Foi, c'est-à-dire avec une certaine confiance dans l'avenir.

On pourrait développer les différences à l'infini, mais je crois que sur le principe tout est là : pour le héro grec, l'histoire est une parenthèse, une épopée, un voyage initiatique, avec un point de départ et un point de retour qui doit être le même que le point de départ, et pour que l'histoire soit parfaite, pour qu'il y ait un "happy end", il doit retrouver tous ceux qu'il avait quitté vivant et en bonne santé, afin que la boucle soit bouclée.
Ce qui différencie fondamentalement le héro de la Torah, c'est la conscience qu'il n'est pas le point de départ de l'histoire, pas plus que le point d'arrivée. Son propre parcours s'inscrit dans le récit des généalogies humaines, et se termine non pas par son retour au point zéro, mais par l'assurance qu'il a formé un successeur, qu'il a pu transmettre à quelqu'un son rapport avec le divin, qui est plus une recherche que "la foi" du vocabulaire chrétien.

Le héro grec est un carriériste, obsédé par le fait d'avoir à accomplir une œuvre, des hauts faits desquels ses descendants pourront se réclamer et glorifier, perpétuer le souvenir et la gloire. C'est sa façon d'atteindre l'immortalité et de ne pas tomber dans l'oubli.
Pour le héro biblique, toutes les épreuves ne sont que des péripéties qui doivent le préparer à la plus grande et la plus noble mission, le but ultime de toute sa vie : avoir un enfant, et lui transmettre son identité. Et si Avraham et les patriarches ne sont pas tombés dans l'oubli et sont devenus des héros immortels desquels tellement de gens se réclament, ce n'est pas le but recherché mais la conséquence de la réussite de leurs actions éducatives.

Chabbat Chalom.

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