Tetsavé

Chers amis,

Petit à petit, nous approchons de Pourim, et certains d’entre nous, parmi les plus jeunes, sont déjà en train de choisir leurs déguisements. On demande souvent à cette occasion, d’où vient cette tradition, quelle est la signification de cette coutume de se déguiser à Pourim, car elle n’est mentionnée nulle part dans la Méguillah ni dans aucun texte de Halakha sur Pourim : en général les gens sont surpris d’apprendre qu’il s’agit d’une tradition issue du 15° siècle en Italie, probablement à Venise où les gens se déguisaient pour le carnaval, tradition qui, bien que récente, a été adoptée dans quasiment tout le monde juif parce qu’elle correspond particulièrement bien à l’esprit de Pourim : le niveau des apparences est à dissocier du niveau de la réalité et de ses enjeux.

Le fait que la date du carnaval dans quasiment toutes les cultures corresponde à la fin de l’hiver et aux prémices du printemps n’est pas innocente : sous le climat rugueux de l’hiver la nature a continué à survivre et finit par triompher et éclater au grand jour.

A Pourim, dans la Méguillah, l’intrigue se déroule sur au moins deux niveaux, celui du dévoilé, de l’apparence, du public, et celui du caché, des forces qui travaillent en profondeur dans le secret mais qui finissent par triompher.

Il ne faut pas creuser bien longtemps pour comprendre la modernité et l’actualité de cette différenciation entre public et privé, entre apparence et réalité.

Dans une civilisation dont l’information est monopolisée par l’image, par la communication visuelle, nous avons beaucoup de mal à admettre, à reconnaître l’existence et la légitimité d’une actualité cachée, au second plan qui est aussi importante, sinon plus, que celle que nous observons. En témoigne notre fascination pour toutes les histoires de réseaux politiques, les scoops confidentiels issus de dossiers secrets-défense, des fuites de wikileaks etc.
Mais depuis quelques années nous nous sommes aussi découverts des tendances exhibitionnistes avec la possibilité offerte à tous de publier des contenus intimes au plus grand nombre, des photos, des réflexions qui auparavant étaient confinées à un cercle uniquement privé, mais tout cela n’est déjà plus nouveau.

Si l’on revient à Pourim, ce qu’il y a de fascinant avec le déguisement, en voyant des enfants jouer, c’est le processus d’identification avec le personnage : après avoir enfilé le costume, je suis une princesse et je fais ce que dois faire une princesse. Mais même les enfants ne sont pas dupes ! Justement le but de Pourim est de prouver qu’il arrive que les deux niveaux soient indépendants l’un de l’autre voire que l’un triomphe de l’autre. Si je n’ai pas la conscience que l’image que je renvoie peut et même doit être différenciée de mon fort intérieur, alors je m’expose à nombre de troubles mentaux.

Le sens profond de la fête de Pourim est de s’interroger sur la fonction de l’apparence, et de son rapport à ce qu’il y a sous le déguisement, pas le déguisement de Pourim, mais le déguisement des 364 autres jours de l’année, pendant lesquels je suis déguisé en moi-même, je me conforme inconsciemment dans mon comportement à l’idée que les autres se font de moi-même, ou bien l’idée que je me fais de ce que les autres attendent de moi, et mon extérieur influe sur mon intérieur de façon permanente, insidieuse et parfois violente. Une des fonctions du carnaval, et donc de Pourim, est de permettre aux pulsions intérieures une soupape de sécurité qui lui permet de ne pas imploser. C’est le cas à tous les niveaux : au niveau collectif, lorsque l’autorité d’un dirigeant se fait trop pesante il laisse le peuple exprimer son désir de liberté dans des limites d’espace et de temps définies par lui-même. C’est le cas aussi au niveau individuel et personnel, puisque dans la tradition juive Pourim est aussi un moment d’introspection (Pourim = Yom Ki-Pourim), l’occasion de se demander qui je suis vraiment, par exemple lorsque je suis tout nu, et l’année dernière nous avions étudié à l’occasion de Pourim la sexualité du personnage qui nous paraissait le plus « blanc », « saint », « pur », la reine Esther, pour nous rendre compte qu’elle était loin de cette image d’ange asexuée qu’elle renvoie dans notre inconscient collectif…

Toute cette longue introduction pour commencer à parler de la paracha de cette semaine : pour remplir la fonction de grand-prêtre, il ne suffit pas d’avoir été désigné par Dieu ou d’être de la famille de Aaron, il ne suffit pas non plus de remplir sa mission le plus exactement possible, il faut en plus être déguisé en grand-prêtre.

Quelle est la fonction de ce costume ? Probablement la même que le déguisement de Pourim, ou que tout autre déguisement :
- faire entrer la personne qui le porte dans un état de conscience de son devoir, de concentration, de méditation, de responsabilité.
- Impressionner les témoins de la scène qui –l’esprit humain est ainsi fait- ont besoin d’une certaine dose de décorum, d’esthétique, pour que l’esprit entre en contact avec le sacré.
- Peut-être aussi s’agit-il, à l’aide de ce costume de faire une différenciation marquée et appuyée entre le prêtre « en fonction » et le personnage privé, on dirait aujourd’hui « civil », qui, lorsqu’il n’est pas en fonction a le droit à sa vie privée et à sa part d’ombre.
- Peut-être enfin, et c’est le lien le plus flagrant avec Esther, et c’est aussi la fonction de ce costume de prêtrise qu’acceptent la plupart des commentaires tant traditionnels que contemporains (biblistes, historiens et archéologues), s’agit-il d’une de ces fameuses « contre-influences » que l’on rencontre très souvent dans la Torah : les prêtres juifs seraient obligatoirement hommes et habillés (avec plusieurs couches) par opposition avec les prêtresses cananéennes qui pratiquaient leur culte dévêtues, et se livraient à des orgies pour les besoins du culte de la fertilité. Ainsi, le prêtre juif devaient, lors du culte, symboliser sa séparation totale d’avec tous les instincts sexuels, non pas parce que le sexe est considéré comme mal ou mauvais, mais parce qu’il est considéré comme faisant partie du domaine privé, et n’a pas à être exposé en public, et parce que la conjugaison sexe + culte appartient à la culture cananéenne. Contrairement à d’autres cultures, et il faut insister là-dessus, la sexualité n’est pas interdite aux prêtres, elle est au contraire confinée à la sphère privée, car en créant un cérémonial et un vêtement « public », on crée automatiquement un espace « non-public » dès que le vêtement est retiré.

Cette réflexion sur la différenciation entre public et privé, entre image extérieure et intimité, doit certes servir à chacun d’entre nous individuellement, pour notre propre ego, mais aussi et surtout doit nous guider dans notre attitude par rapport à autrui : plus elle est facilitée, plus notre tendance au voyeurisme s’exacerbe, et rien ne nous passionne autant que les ragots et les rumeurs sur la vie privée de telle ou telle personne. Si notre pratique du judaïsme a un sens, si elle ne consiste pas seulement en une pratique de rites anciens qui nous servent de « cosmétiques » ou d’image extérieure, mais bien d’influence au plus profond de l’être au travers de la discipline et de la maîtrise de soi, alors la lecture d’un texte antique et un peu fastidieux comme les détails de l’habit du grand-prêtre doivent nous servir de piqûre de rappel et nous guider chaque fois que nos sens, la vue, l’ouïe ou la parole sont tentés de céder à des pulsions animales, pour nous aider à choisir librement de tourner la tête et de regarder ailleurs.

Chabbat chalom.

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