Tazria 5774

La paracha Tazria intéresse particulièrement les médecins, principalement ceux de deux spécialités : les gynécologues obstétriciens pour le début, et les dermatologues pour la suite et la fin.

« Icha ki tazria veyalda » une femme qui tombe enceinte (littéralement « fécondée » ou « ensemencée », on sait à quel point l’hébreu biblique est une langue qui peut être crue…) et qui accouche, devra attendre pendant une période d’impureté liée aux écoulements sanguins. La période est plus ou moins longue suivant qu’elle donne naissance à un garçon ou à une fille, ensuite elle devra apporter un sacrifice au Temple, sacrifice d’un type particulier puisqu’il s’agit d’un « hattat », celui qu’on offre après avoir commis une faute. (On se pose la question : quelle faute a-t-elle commise, en quoi est-ce une faute de donner la vie… et évidemment comme à chaque fois on apporte différentes réponses).

Ensuite, sans transition on aborde le sujet de cette bizarre maladie de peau que la Torah nomme « tsaraat » et que nos traductions rendent improprement par le mot « lèpre ». On lit une longue description des symptômes et des mesures d’éloignement, de mise en quarantaine pour éviter la contagion. Ce manuel, mini-traité de médecine infectieuse, n’est pas à destination des médecins parmi la population (et il doit y en avoir, car il y en a toujours eu), mais à destination des prêtres. On a beaucoup écrit là-dessus, et généralement on en tire une preuve que la tsaraat n’est pas une maladie commune, mais n’est que la transcription dans le corps d’une dégénérescence spirituelle et d’une faute morale : la médisance et la calomnie.

Cette exégèse rabbinique rapproche un symptôme et une faute pour y tracer un lien de cause à conséquence, et ouvre par-là de nombreuses pistes de réflexions, bonnes et mauvaises. Bonnes, pour tout ce qui est de l’interprétation textuelle. Mauvaises, pour tout ce qui est de l’interprétation du réel. Les allusions affreuses sur la culpabilité des gens qui souffrent de maladie trouvent leur racine dans les textes bibliques, celui-là et beaucoup d’autres.

Mais sans rentrer dans ce débat je voudrais simplement savourer l’analogie des deux cas : comme une maladie de peau contagieuse qui se transmet par contact, la maladie de la bouche, celle qu’on fait avec la langue et les lèvres, se transmet aussi par contact. De la même façon que l’épiderme est démuni de protection puisque c’est la partie externe du corps, les oreilles ne sont pas protégées d’entendre des récits qui ne devraient pas pénétrer le cerveau. De même que la tsaraat se propage sur la peau en provoquant des démangeaisons qui handicapent le quotidien et laissent pas tranquilles, la médisance, infecte au moins trois personnes : celui qui prononce les mots, celui qui les entend et celui qui en est victime, et à qui une réputation « colle à la peau ».

Un des aspects qui m’intéressent dans cette paracha, avec sa longue description technique des choses qui rendent impures et d’autres qui rendent pures, c’est un détail qui ne paraît pas dans le texte, en tout cas pas dans celui-là, et qui est néanmoins tellement évident que si on n’y prêtait pas attention on jurerait l’avoir lu. Que ce soit après une naissance ou lorsque la maladie de peau est circonscrite et n’est plus contagieuse, tous les sacrifices et les rituels n’y feront rien s’y la personne ne va pas s’immerger dans une source d’eau vive. Il s’agit de la purification par l’eau, rite que nous appelons communément « mikvé ».

Pour nous, le mikvé est une espèce de grande baignoire (ou de petite piscine), réservé à l’usage féminin, ou pour les conversions.

Pour eux, il s’agissait de se tremper entièrement dans de l’eau, la plus pure possible, pour d’abord se laver, et ensuite avoir le sentiment d’y laisser toutes ses impuretés, comme un rituel de renaissance au milieu de la nature.

Pour nous, qui vivons dans un monde de l’hygiène, le mikvé n’a qu’une fonction spirituelle. Pour eux, il en a deux : propreté et spiritualité. Comme si, en touchant toute la surface de la peau, l’eau prenait et emportait avec elle la saleté physique et mentale.

Il faut préciser que, pour être cachère, l’immersion doit être totale (la totalité du corps, y compris la tête et les cheveux) et sans aucun élément qui fasse écran avec l’eau (Hatsitsa). L’eau donc, englobe la totalité du corps.

Théoriquement, on ne doit pas dire de bénédiction quand on est nu. Or, il faut dire une bénédiction avant de s’immerger dans le mikvé. On doit donc attendre d’être recouvert par l’eau jusqu’au cou avant de la prononcer. L’eau est considérée comme un vêtement.

Cette eau évoque inévitablement celle du liquide amniotique. Ainsi, chaque fois que l’on s’immerge dans de l’eau, dans une position fœtale, quelque chose de la naissance se rejoue, comme si cela permettait de remettre les compteurs à zéro en se retrouvant aussi propre et pur, innocent qu’un nouveau-né.

Cette eau représente aussi la nature, puisqu’elle doit être non-puisée : une source naturelle, qui jaillit de la terre ou un bassin qui recueille de l’eau de pluie, ou encore une piscine naturelle traversée par un cours d’eau.

Vu comme cela, le symbole renvoie au récit de la création, dans lequel les eaux prennent une place prépondérante, et même antérieure à la terre.

Je cite un texte de Rivon, qu’on distribue aux personnes qui se rendent à la conversion : « Symboliquement, le fait de s’immerger dans un bassin qui comporte un certain volume d’eau naturelle a pour but de renouer avec le temps des origines, celui de la création du monde. Le verset dit que « l’esprit de Dieu planait au-dessus de la surface des eaux. » C’est donc à partir d’un plan aquatique indifférencié que le monde a petit à petit pris la forme voulue selon le plan de Dieu. Et par suite, le récit de la Genèse rapporte que Dieu fit ruisseler les eaux pures dans le jardin d’Eden… Se plonger dans un Mikvé revient en somme à renouer avec cet état premier, revenir à la matrice de tous les possibles, à une sorte d’état virginal ou fœtal. »

Un peu plus loin il ajoute : « Sous l’eau, la respiration s’interrompt quelques instants. Comme si nous rendions notre souffle à Dieu avant de renaître à la vie. » => comme s’il y avait cette dimension de mort symbolique, dans cet état d’immersion dans un lieu où la survie humaine n’est pas possible, afin de mieux revivre, « ressusciter » en se relevant.

On peut s’interroger, d’un questionnement anthropologique, s’il y a d’autres cultures dans lesquelles il existe une purification par l’eau. Il n’est pas nécessaire d’aller bien loin pour savoir qu’on purifie essentiellement par le feu, objets et corps, et peu importe si l’être perd la vie, si cela lui permet de racheter ses fautes et d’acquérir le droit à la vie éternelle. On purifie aussi par le sang, la paracha en donne un aperçu. Que ce soit le sang des sacrifices d’animaux qui est versé, ou le sang d’humains qui ont commis des fautes telles qu’ils mettent en danger la cohésion sociale et qu’ils doivent être éliminés.
Je n’ai pas en tête d’autre culture qui pratique la purification/régénération par l’eau. Les exemples qui me viennent à l’esprit sont directement issus du judaïsme : le personnage qui apparait dans les Evangiles qui le nomment Jean est surnommé « le Baptiste », parce qu’en grec le mot « baptême » signifie tout simplement… plonger, immerger. L’interprétation exacte de son geste n’est pas très claire : pour certains il purifiait les âmes, pour d’autres les corps de ceux qui s’étaient repentis… en tout cas son influence s’est faite ressentir dans toute l’histoire du christianisme puisque « baptême » est aujourd’hui synonyme de « conversion ».

Le parallèle est intéressant en lui-même : dans le christianisme, c’est l’enfant qu’on immerge à la naissance, pas la mère. L’immersion sert à changer de statut : l’enfant devient chrétien. Aujourd’hui symbolique, cette immersion était auparavant totale et entière.

Dans la Torah, et dans le judaïsme encore à l’heure actuelle, c’est la femme qui doit se purifier, retrouver un état antérieur, quitter un instant son statut de mère de façon pratique (puisque quand elle s’immerge, c’est quelqu’un d’autre qui doit tenir et surveiller l’enfant), et de façon symbolique : en remettant son corps à la nature, dans la nature, elle redevient sujet et non plus esclave des désirs et des soins de son enfant. Elle redevient femme avant d’être mère, puisque non seulement elle se rend permise à son mari, mais elle l’oblige à reprendre les relations intimes.

Je terminerai par deux choses :
  1. Les rites anciens ne sont pas forcément absurdes et barbares. En les lisant bien, en les traduisant et les actualisant dans nos concepts et catégories d’aujourd’hui, ils peuvent être plus que beaux et profonds : utiles. Mais ils ne le seront que si on accepte de les pratiquer, autrement dit si on s’engage.
  2. Le mot "symbolique" est ici fondamental. Je suis frappé quand parfois on emploie ce mot pour justifier une pratique désinvolte, imprécise et bâclée. Je n’arrête pas de dire que c’est justement parce que c’est symbolique que les choses doivent être faites dans les règles, le plus scrupuleusement possible. Il en va ainsi du mikvé, pour lequel très souvent on entend une analyse à l’emporte-pièce : « c’était avant, quand ils n’avaient pas de baignoires ni de douches dans les maisons, maintenant que nous avons des salles de bains, tout cela n’est plus de notre temps ». Il faut voir ces fouilles archéologiques dans les pays où les juifs pratiquaient en cachette, où les femmes se rendaient aux bains publics avec toutes les autres pour donner le change et faire bonne impression, pendant que leurs maris creusaient en cachette des mikvé ingénieux dans les sous-sols de la maison…

Aujourd’hui le dilemme se joue entre deux visions de la loi juive : si le mikvé n’est que symbolique, alors on peut le construire comme n’importe quelle grosse piscine, en se passant des critères talmudiques, hérités d’une époque sans eau pure, filtrée.

En revanche si le mikvé est autrement symbolique, au point de faire le trait d’union entre notre époque et un temps révolu, entre notre espace urbain et la nature de la création, alors il doit être fait dans le respect de toutes les halakhot, les règles issues d’un temps ancien, où les hommes et les femmes n’étaient pas si différents de nous.

Chabbat chalom

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