Chemini 5774

Chers amis,

Dans la paracha Chemini, après la description des travaux artisanaux qu’il a fallu pour construire le « michkan », le sanctuaire du désert, nous arrivons à son inauguration.

Un moment particulièrement solennel et joyeux. Un moment où tout devrait aller bien. Et c’est à ce moment-là qu’eut lieu une catastrophe : la mort des deux fils d’Aaron, Nadav et Avihou.

Comme elles ne sont pas claires dans le texte, on tente de trouver des justifications à cette mort surprenante : (Selon une règle d’exégèse talmudique, le simple fait qu’il y ait plusieurs explications prouve qu’aucune d’entre elles, prise séparément, n’est satisfaisante).

  • Ils ont apporté une offrande non réclamée (un feu étranger)
  • Ils étaient ivres


  • Il fallait que quelqu’un meure lors de l’inauguration du Tabernacle, ce devait être Moché et Aaron mais Nadav et Avihou étaient plus grands qu’eux. Une hypothèse particulièrement problématique et dérangeante : « sacrifice humain ?! ».

Mais l’essentiel, la leçon principale est celle-ci : tant la littérature biblique que rabbinique se méfie du libre-cours donné aux sentiments, et prône la retenue, le contrôle, la maîtrise de soi.

Comme si la joie devait être rapprochée de la douleur. Ou la douleur contenue, atténuée par la joie (suivant de quel côté on voit les choses). C’est ce qui devait se passer lors de l’inauguration du sanctuaire.

Je viens de le dire, certains commentaires pointent le fait que le commandement de ne pas se présenter au temple après avoir bu du vin suive directement l’épisode pour y voir une allusion : ils sont morts parce qu’ils étaient ivres.

Notez bien : pas parce qu’ils avaient bu du vin ou un autre alcool, mais parce qu’ils étaient ivres.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire, ce qui fascine la pensée juive et qui s’exprime dans la Bible comme dans le Talmud, c’est la question des limites. Les limites de l’espace (on en a ici un très bon exemple avec la réflexion autour de l’architecture du sanctuaire), du temps (quand se termine le jour et commence la nuit, quand commence et se termine chabbat etc.) Ici, la question se pose au travers du rapport au sacré, dans l’enceinte du sanctuaire, face à la présence divine.

Mais elle se pose aussi quasiment à chacun des actes de la vie les plus anodins. Notamment environ trois fois par jour, à chacun des repas. Et ce n’est peut-être pas un hasard si la suite de la paracha évoque la nourriture, au travers de la cacherout.

Le rapport à la boisson, à cette drogue ancienne qu’on appelle l’alcool est aussi l’occasion de s’interroger, de « tester ses limites ».

Bien que le texte de la paracha évoque deux types de boissons (יין ושכר), c’est bien le vin qui est la boisson la plus courante dans l’Israël ancien, pour des raisons d’agriculture et de géographie, mais je ne peux pas rentrer dans les détails.

Contrairement à la culture française, le vin dans les sources juives classiques n’est pas à proprement parler l’occasion d’exprimer un art. Il y a du bon vin, et du moins bon. La fascination qu’il exerce n’est pas due à son goût, mais à ses propriétés, et notamment sa capacité à changer l’humeur d’une personne, à modifier sa personnalité au point de lui faire oublier qui elle est, ce qu’elle doit faire et ce qu’elle fait et, à un certain point, à provoquer l’addiction.

Ce qui est paradoxal avec le vin, c’est qu’il est nécessaire. Car une petite quantité suffit à faire tourner la tête, et parfois, on a bien besoin que la tête tourne. Il participe de la coupure avec la monotonie : chabbat s’ouvre et se ferme autour de deux cérémonies liées au vin, le kiddouch et la havdala. Deux moments, deux coupures. Pour la première, il faut quitter le monde des soucis, des angoisses du quotidien pour rentre dans un temps spirituel dans lequel les soucis n’auront pas prise. Il faut aussi tenter, le mieux possible, de se réjouir et d’avoir le cœur léger, même quand le contexte ne s’y prête pas. Pour la seconde, il faut se donner du courage avant de commencer une nouvelle semaine. Comme si l’alcool aidait à surmonter, à prendre les choses avec un peu de distance, de recul.

Le vin est nécessaire donc, et c’est même une obligation religieuse à l’occasion de certaines fêtes : on pourrait citer Pourim qui vient de passer, avec quelques précautions (on a l’habitude de citer à tort et à travers l’enseignement talmudique suivant lequel « il faut boire à Pourim jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer « bénis soit Mordekhai » et « maudit soit Haman » », ce qui tend à dire qu’à Pourim on autorise l’excès de vin et l’ivresse. A ce sujet je pourrais renvoyer à un article du rabbin/professeur David Golinkin, qui explique que cet enseignement est douteux puisqu’il provient d’un sage qui s’appelait Rava, qui en plus de son sacerdoce exerçait le métier de… négociant en vin. De plus, il semble qu’il était particulièrement porté sur la boisson. En tous les cas, à Pourim il est de bon ton de boire un coup, mais on n’est pas tenu de s’enivrer).

Mais je pense surtout à Pessah, avec ses 4 coupes de vin obligatoires. Deux avant le repas, et deux après. Je sais que nous ne sommes pas tous égaux devant l’alcool, mais le but est clair : tenter de parvenir à un état de joie mesurée et contrôlée. Une façon de symboliser cette libération nouvelle, qui rend ivre… de joie mais aussi d’inquiétude.

Néanmoins, le rapport des sages du Talmud à l’ivresse est particulièrement négatif, nous aurons l’occasion de le voir demain lors de l’étude de l’après-midi.

Citons quelques exemples : « L’ivresse entraine des relations sexuelles interdites » (Ketoubot) ou « rien ne cause autant de lamentation que l’excès de vin » (Sanhedrin).

Ils citent également des occurrences bibliques dans lesquelles des personnages s’enivrent et le regrettent amèrement : Noé évidemment, mais aussi Lot (l’expression israélienne « ivre comme Lot »). Les deux ont échappé à un grand danger, et ont été les témoins d’une catastrophe. Les deux souffrent d’une grande solitude, et comblent leur angoisse intérieure avec du vin. Si le vin, dans son usage rituel, permet de marquer des limites dans le temps (on l’a vu avec chabbat), il permet aussi à ces personnages de se confronter avec les limites d’un monde à l’autre, celui qui vient d’être définitivement détruit, et celui qui doit renaître…

Ils cherchent à s’enivrer, car ce qu’ils viennent de vivre est trop dur. Ils cherchent à oublier. Le lendemain, ils n’ont rien oublié de leurs malheurs, mais ce sont de nouveaux malheurs qui leur sont arrivés pendant leur ivresse dont ils ne se souviennent plus.

On pourrait évoquer aussi le roi Assuérus de la Méguilah, ou le grand échanson de Pharaon dans l’histoire de Joseph, tout cela pour dire une chose : dans la Torah et la tradition juive l’ivresse est condamnée car elle entraine l’irresponsabilité des actes et une chose qu’on redoute par-dessus tout : l’oubli.

Un peu de vin, c’est de la joie et une ivresse positive. Trop de vin, c’est l’oubli.

C’est tout le paradoxe car pour qu’une transmission puisse se faire, il ne faut surtout pas oublier. En revanche elle doit se faire dans la joie et la bonne humeur (un des sages du Talmud commençait toujours ses interventions par une bonne blague, pour détendre l’atmosphère, et pour que les élèves soient dans une posture favorables à l’écoute et à l’attention).

Il faut donc un peu de vin, mais pas trop. Suffisamment pour être joyeux, mais pas assez pour tout oublier. La recherche de la bonne mesure. L’éloignement de l’excès.

Quelle qu’en soit la raison, l’émotion incontrôlable, la perte de contact avec la réalité est vue négativement.

Pour en revenir à l’histoire de la paracha, personne ne peut dire si l’ivresse ressentie par Nadav et Avihou, les deux prêtres « sacrifiés », avait comme origine le vin, ou une autre substance, ou tout simplement une ferveur religieuse incontrôlable. Car ce qui leur est reproché, ce n’est pas d’avoir bu du vin, mais d’avoir été ivres.

Aujourd’hui je suis tombé sur un enseignement du « Natsiv » de Volozin, Rabbi Naftali Zvi Yehouda Berlin, un des plus grands sages du XX° siècle : « leur faute provenait de leur enthousiasme religieux trop important ».

Cet enseignement fait, je crois écho à un enseignement talmudique qui compare la Torah à un « סם חיים/סם מוות » un élixir de vie ou un poison mortel. Je suis fasciné par cette force prophétique de la part de sages anciens, capable de suffisamment de recul pour avertir leur public que la religion est un outil, un instrument qui doit être manipulé avec précaution. Comme le vin. Bien utilisée, elle peut aider chacun à s’élever et à surmonter différents obstacles de la vie. Mal utilisée, ou avec excès, elle risque d’être mortelle pour ceux qui la consomment comme pour leur entourage.

Chabbat chalom

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